The Brutalist de Brady Corbet
Certains films représentent des mondes en soi. C’est le cas de The Brutalist, Prix de la mise en scène à la Mostra de Venise, que son réalisateur Brady Corbet a porté pendant des années et n’est parvenu à mener à bien que dans un no man’s land étroit entre un cinéma indépendant désormais récupéré par les Majors à travers leurs filiales dédiées et le tout-venant d’un système hollywoodien qui se déploie sous forme de genres soigneusement balisés pour ne pas dire standardisés. Rien de tout cela dans ce film fleuve qui s’attache aux rapports compliqués d’un architecte juif d’origine hongroise rescapé des camps avec un magnat en proie à la folie des grandeurs. Soucieux de marquer de son empreinte le lieu qu’il domine de sa morgue, ce notable qui règne sur une véritable cour va confier à son protégé la construction d’un programme immobilier futuriste censé refléter sa toute-puissance mégalomane en offrant un legs spectaculaire à ses concitoyens. Tandis qu’une foule d’ouvriers lutte contre les éléments pour mener à leur terme ces travaux titanesques, le bâtisseur cramponné à ses rêves met tout en œuvre pour que le rejoignent son épouse et sa nièce handicapée. À leur contact, il prendra conscience de l’ambiguïté de sa situation précaire d’éternel débiteur de son commanditaire. Chassez le naturel… il revient au galop !
Bâtir pour survivre
En choisissant pour héros un bâtisseur adepte du style brutaliste, Brady Corbet et sa coscénariste et épouse Mona Fastvold se sont placés délibérément dans les pas de deux géants du cinéma : King Vidor qui a mis en scène un architecte campé par Gary Cooper dans Le Rebelle (*), en 1949, c’est-à-dire à l’époque même où se déroule The Brutalist, mais aussi Orson Welles dont il revendique l’influence par sa détermination à traiter un sujet d’une folle ambition qui oppose au pouvoir de l’argent la puissance de la liberté. Une réflexion qui culmine avec le codicille du film et lui donne une autre dimension pour le moins inattendue en universalisant son propos et en montrant comment l’esclave insoumis est parvenu à détourner la commande de ce potentat mégalomaniaque mais inculte. Corbet plaide en faveur d’un monde utopique où l’art s’avèrerait plus fort que la manne financière en la retournant à son profit et à son insu. Un discours aussi rarissime que polysémique dans le contexte d’un cinéma américain mis en coupe réglée dans un objectif de pur profit où affleurent parfois des exceptions vertueuses qui s’apparentent à de purs accidents industriels et n’obtiennent de véritable reconnaissance que si elles engrangent des profits pécuniaires.
L’être et le néant
Acteur de modeste renom vu dans des films d’auteur comme Melancholia de Lars von Trier, Sils Maria d’Olivier Assayas ou Eden de Mia Hansen-Løve, passé lui-même à la réalisation avec L’Enfance d’un chef (2015) et Vox Lux (2018), jamais distribués en France, Brady Corbet a consacré sept ans de sa vie à venir à bout de son rêve. À l’image du bâtisseur qu’il met en scène, il a réussi à défier le système hollywoodien sur son propre terrain en se donnant les moyens de ses ambitions et sans rien céder de son intégrité artistique. The Brutalist est une saga romanesque ambitieuse qui court sur un demi-siècle, use de quatre langues, mais revendique haut et fort son indépendance par sa façon de naviguer parmi les dessous les moins reluisants du fameux rêve américain à travers l’abus de faiblesse perpétré par un notable enivré de sa propre puissance (le prodigieux Guy Pearce) auquel le puritanisme ambiant interdit de céder à ses pulsions les plus innommables. Un être profondément abject qui croit que tout s’achète et tout se vend, face à un immigrant de fraîche date qu’il traite à la fois comme son esclave et son jouet, sous couvert d’être à la fois son mécène et son bienfaiteur afin de satisfaire les caprices que lui dicte sa vanité. Une emprise baignée d’un antisémitisme viscéral qui atteindra le comble de sa bestialité au détour d’un recoin des carrières de marbre monumentales de Carrare. Comme si la médiocrité avait besoin de la caution d’une telle splendeur pour parvenir à s’exprimer.
L’envers de la gloire
Corbet n’a pas peur de s’appuyer sur la force des symboles pour étayer son propos. Il revendique son lyrisme et assume les grands sentiments qu’il dirige comme un chef d’orchestre de la démesure. Il revendique pour cela sa filiation avec le Theodore Dreiser d’Une tragédie américaine (1925), le George Stevens de Géant (1956) ou le Paul Thomas Anderson de There Will Be Blood (2007) tiré d’un roman d’Upton Sinclair, par son approche élégiaque d’une Amérique en proie à l’arrogance de ses capitaines d’industrie. Avec pour obscurcir ce tableau le spectre obsédant de la Shoah qui a incité le pragmatisme des États-Unis à accueillir à la fois des réfugiés juifs triés sur le volet et à exfiltrer des dignitaires nazis dont l’inventeur des V1 et des V2 qui leur a permis d’envoyer les premiers hommes sur la Lune dans le cadre du programme Mercury lancé par la Nasa. Dès lors, The Brutalist dépasse la seule évocation d’un destin individuel pour devenir un tableau de mœurs d’une rare cruauté.
Jean-Philippe Guerand
Film américain de Brady Corbet (2024), avec Adrien Brody, Guy Pearce, Felicity Jones, Joe Alwyn, Raffey Cassidy. 3h34.