Tardes de soledad d’Albert Serra
Ces « après-midi de solitude », qui se déroulent dans les arènes de Séville, de Madrid et d’autres villes espagnoles, sont vécues par le jeune torero d’origine péruvienne Andrés Roca Rey, son entourage et les taureaux qui mourront après vingt ou trente minutes de combat tragique. Serra a suivi pendant deux ans cette étoile de la corrida, enregistrant 600 heures d’images au plus près de l’affrontement, limitant la présence d’un public invisible à ses manifestations sonores. Roca Rey est impassible, narcissique, acharné, extrêmement courageux. On le voit aussi dans ses chambres d’hôtel, avec l’assistant qui lui passe son « costume de scène », le fameux habit de lumière qui colle au corps fortement sexualisé du torero. Dans la voiture qui le conduit aux arènes, Serra a fixé une caméra face au torero, filmé ainsi en longs plans fixes, concentré, laconique, entouré par des assistants qui le louent comme un roi anachronique. Le film est sanglant, âpre, ne cache rien de la brutalité de l’exercice. On n’a probablement jamais vu le taureau mourir d’aussi près. Serra ne prend pas parti, il montre la constance du torero, sa capacité à supporter les blessures les plus graves sans cesser de revenir au combat. Il montre aussi sans filtre les fantasmes de l’art de la corrida, qui prêtent aux condamnés des qualités et des défauts imaginaires, le courage, la méchanceté, la lâcheté, la fourberie, alors qu’il ne s’agit que de malheureux ruminants courant à la mort sans y rien comprendre. Dans une courte séquence, le « puntillero » enfonce son poignard dans le crâne du taureau après l’estocade pour l’achever. Le torero et ses aides portant des micros-cravates, on l’entend clairement dire à l’animal, dont il estime qu’il s’est « mal comporté », qu’il peut aller retrouver sa « puta madre ». Le travail du documentaire est alors à son paroxysme. Serra ne « prend pas parti ». Il donne à voir et à entendre et cela suffit à la force exceptionnelle de son film.
René Marx
Film documentaire espagnol d’Albert Serra (2024), avec Andrés Roca Rey. 2h05s