Publié le 26 mars, 2021 | par @avscci
0Portrait – John Le Carré – À propos de la transposition de ses œuvres au cinéma et à la télévision
L’héritage de Smiley
John Le Carré, qui nous a récemment quittés, n’a jamais touché une caméra, mais il reste pourtant (aussi) un homme de cinéma. Il publie son premier roman (d’espionnage, bien entendu) en 1961, devient une star dans les librairies en 1963, avec L’Espion qui venait du froid, et connaît son premier succès sur les écrans en 1965, l’adaptation de ce roman s’avérant être une réussite incontestée. L’écrivain est donc (presque) immédiatement accompagné par le 7e Art. Un coup de cœur mutuel que les années n’ont pas démenti.
Une quinzaine de longs métrages, plusieurs sériés télévisées de prestige, le bilan est remarquable en termes de longévité mais aussi en termes de qualité. Les succès des adaptations des romans de Le Carré furent ainsi souvent tout aussi publics que critiques, et l’écrivain lui-même fit plusieurs fois remarquer qu’il était satisfait de la qualité des œuvres tirées de ses livres. Que s’est-il donc passé pour que ce dernier soit aussi heureux avec les images ? Quels éléments ont rendu ces romans si séduisants et, souvent, si parfaits pour les écrans, jusqu’à voir certains d’entre eux adaptés plusieurs fois, à des décennies d’écart, et avec un accueil toujours favorable ?
Avènement d’un anti-007
Deux ans seulement après sa publication, L’Espion qui venait du froid est donc porté à l’écran, réalisé par Martin Ritt, avec Richard Burton et Oskar Werner dans les rôles principaux. C’est un succès populaire, un triomphe critique, récompensé par une pluie de BAFTA et de nominations aux Oscars, et demeure l’un des films préférés de l’auteur. Fidèle au livre, le long métrage est une version particulièrement sombre d’un monde de l’espionnage cynique et nourri par le machiavélisme, voire la trahison. Son noir et blanc contrasté le renvoie davantage au Troisième Homme de Carol Reed qu’aux James Bond, dont le règne mondial a démarré quelques années plus tôt. Et là réside peut-être le secret : les livres de Le Carré, et les films qui en sont tirés, apparaissent comme un contrechamp absolu, à la fois réaliste et moralement complexe, du manichéisme glamour de James Bond et ses multiples clones. D’ailleurs, un anti-James Bond, au sens premier, apparaît précisément dans l’œuvre de Le Carré, et dès cette première version cinématographique. Alors que le personnage principal de L’Espion qui venait du froid est, certes, un agent déprimé, alcoolique et rongé par la violence de l’espionnage, il possède néanmoins un charisme et une flamboyance n’ayant rien à envier à Sean Connery, bien évidemment dus à son interprète, Richard Burton. Mais, dans les méandres de l’intrigue, apparaît aussi un homme discret et efficace, à l’apparence d’une médiocrité assumée : grosses lunettes et allure de banquier entre deux âges. Il est incarné par le grand acteur anglais Rupert Davies, [ci-contre] porte le nom (à l’ironie assumée) de George Smiley, et va être le vrai héros récurrent de l’univers de Le Carré, présent jusqu’à L’Héritage des espions en 2017. Fonctionnaire anonyme mais compétent et manipulateur du MI6, Smiley est le parfait opposé d’un 007, et est à ce titre un héros idéal pour la vision de l’auteur. De manière significative, le célèbre auteur de comic books Alan Moore imaginera Smiley (dans sa série La Ligue des Gentlemen extraordinaires) comme assistant, dans sa jeunesse, du Harry Lime du Troisième Homme ! Un lien pertinent et, de plus, chronologiquement tout à fait envisageable. Smiley ne doit attendre que deux petites années pour atteindre au cinéma la place qui lui est due, celle de tête d’affiche. En 1967, l’Américain Sidney Lumet tourne à Londres le plus anglais de ses films, M.15 demande protection, adaptation de L’Appel du mort (1961), premier roman de John Le Carré. Pour d’obscures raisons juridiques, Smiley s’appelle Dobbs, mais le personnage est immédiatement reconnaissable. Incarné par une légende du cinéma anglais, James Mason, le héros est capté dans sa fragilité privée, domestique, contrastant avec la dureté et l’assurance de sa vie professionnelle. La comparaison entre le personnage bureaucrate que campe Mason et son rival, un flamboyant et charismatique transfuge (qui fut son partenaire et complice pendant la guerre), renforce sa dimension anti-Bond. L’ambiguïté morale des actions, le mélange entre le cynisme dur et la grisaille de ces tristes héros, complète le tableau de ce Lumet méconnu, et de la place que commencent à prendre les écrits de Le Carré dans le paysage du cinéma. Celle de récits de « l’après », d’un retour au réel et la complexité après l’époque violente mais idéologiquement plus simple, héroïque, que fut la Seconde Guerre mondiale, illustrée par le rapport de complicité et d’amitié liant, à la base, les deux ennemis du long métrage, Dobbs/Smiley et celui qui fut son allié durant le combat contre les nazis.
L’œuvre d’un déclin
Cette idée centrale, celle d’une forme de chute, de décrépitude, par rapport à l’univers soudé, héroïque et victorieux de la Seconde Guerre mondiale, essaime une bonne partie des aventures de Smiley. Si le personnage est supprimé de l’adaptation du Miroir aux espions, réalisé en 1970 par Frank Pierson, et qui revisite le mélange entre la romance et le cynisme sans pitié du monde de l’espionnage dans le cadre de l’Allemagne de l’Est, il va faire un retour remarqué à la fin de la décennie. Une série télé va, en adaptant La Taupe (Tinker Tailor Soldier Spy) se construire presque entièrement autour de cette dégénérescence. Ce faisant, Smiley, incarné par une des plus grandes légendes du théâtre et du cinéma anglais, sir Alec Guinness, apparaît comme un parfait miroir des seventies anglaises, une période troublée, contrepoint des « swinging sixties ». C’est l’ère de la chute économique, des grèves à répétition, des humiliations nationales symbolisées par la visite du FMI en 1976. Le pays paie le prix du Blitz et des illusions des années 1960, se réveille pour se découvrir en puissance de deuxième rang. C’est ce contexte qu’illustre parfaitement l’enquête du Smiley interprété par Guinness, à travers un MI6 dévasté, vague ombre de sa puissance durant la bataille d’Angleterre. Il n’est désormais plus seulement l’anti-Bond, il incarne surtout la terrible lucidité d’une Angleterre déprimée. Le succès critique et commercial de la série, salué par Le Carré en personne, va fixer pendant des années, dans l’imaginaire national, le monde du romancier et ses anti-héros épuisés. Lorsque Tomas Alfredson revisitera, plus de trois décennies plus tard, ce même roman pour le porter (pour la première fois) sur le grand écran, il n’hésitera pas un instant, et ne songera aucunement à une quelconque réactualisation. La Taupe se déroule donc à la même époque que le livre et la série, dans les années 1970, et évoquera ce même sentiment de fatigue et de déchéance. Les romans de Le Carré appartiennent à leur temps, et ne supportent pas le changement ou l’approximation. Le film La Petite Fille au tambour est ainsi tourné en 1984, un an seulement après la parution du livre adapté. Et lorsque, là aussi trente ans plus tard, le cinéaste Park Chan-wook livrera une autre adaptation pour la télévision, celle-ci prendra place en 1979, à peu près à l’époque de l’écriture du roman. Le metteur en scène coréen souligne ainsi, comme Alfredson avant lui, cette façon qu’ont les récits de Le Carré d’être des radiographies précises des tourments politiques, sociologiques, des années de l’écriture. Cette histoire prenant place au cœur du Mossad (La Petite Fille au tambour), typique des tensions du Moyen-Orient après Munich, ne pouvait être dite dans un autre lieu ou un autre pays. Le Carré accompagne et observe son environnement, prenant en compte chaque changement majeur du siècle, et ancrant ainsi nécessairement toutes les adaptations de ses livres solidement dans une époque précise, qui ne peut être changée tout simplement parce qu’elle est souvent le véritable sujet, à peine sous-jacent, de l’œuvre.
Derrière la fin des idéologies
C’est bien pour cela que le Carré a traversé toutes les époques et s’est, contre toute attente, parfaitement adapté à la fin de la guerre froide. Deux adaptations de ses livres vont en témoigner, toutes deux liées par une étrange et ironique donnée : James Bond est à chaque fois au casting. Dès 1990, et à peine un an après la publication du roman, La Maison Russie voit en effet, et enfin, Sean Connery en personne intégrer l’univers du romancier. Mais, avec un décalage intéressant, il le fait au cœur du récit post-perestroïka de l’auteur, celui où il s’interroge sur la fin potentielle de l’URSS, et les conséquences de cet effondrement. À travers le récit d’un éditeur devenu espion et d’un ouvrage révélant le grand mensonge de la guerre froide (l’incapacité de l’URSS à se maintenir dans la course aux armements), le film fait le constat d’un conflit vidé de sens, davantage tenu par des considérations commerciales (les vendeurs d’armes) que par une Russie épuisée. Connery, loin de Bond, y joue un espion peu convaincu, qui choisit l’amour plutôt que le devoir et la patrie, très loin donc de son célèbre rôle. Près de dix ans plus tard, Bond est de retour de manière encore plus référencée. Pierce Brosnan, alors encore le 007 titulaire, apparaît en effet dans Le Tailleur de Panama, de John Boorman, dans un rôle d’agent secret anglais. Mais le ton est ici proche de la satire, comme dans le livre paru cinq ans auparavant. Loin de tout héroïsme, le long métrage conte une révolution d’opérette dans un pays d’Amérique latine, basée sur les racontars d’un tailleur dépassé par ses mensonges, et mené par des agents anglais et américains complètement pris au piège de complots et de manœuvres déconnectées de la réalité. La tragédie de L’Espion qui venait du froid est remplacée par une bouffonnerie parfois mortelle, où l’espion incarné par Brosnan finit par réaliser l’absurdité globale, pour s’enfuir avec le magot chargé de financer la révolution. La fin des idéologies est totale, et James Bond en personne s’est retrouvé dans les deux œuvres, pour en témoigner.
Cette course à l’argent pur qui émerge après la chute de l’un des deux blocs est parfaitement traduite dans deux autres adaptations, l’une en série, l’autre au cinéma. En 2005, cinq ans après la publication du livre, The Constant Gardener (réalisé par Fernando Meirelles) s’attaque avec férocité à une cible nouvelle chez Le Carré : les lobbys pharmaceutiques et leurs manipulations mercantiles aux conséquences dramatiques. La force du récit, dans les pages et sur l’écran, est d’éviter la thèse en se concentrant sur la description d’un amour aussi improbable que profond, entre deux personnes que tout oppose, et auxquelles Ralph Fiennes et Rachel Weisz prêtent leur alchimie, récompensée d’un Oscar pour Weisz. Pour une fois, il faudra par contre attendre longtemps, plus de vingt ans, pour que la grande œuvre post-guerre froide de Le Carré soit finalement adaptée. The Night Manager aura eu besoin du format de la série de prestige, typique des années 2010, pour s’imposer. Sombre histoire de trafic d’armes dans un monde fragmenté où les vilains dépassent de très loin tout ce que Kara (le rival de Smiley) aurait pu imaginer, le récit oppose Tom Hiddleston et Hugh Laurie, et permet encore une fois à une romance imprévue d’échapper au constat purement destructeur que dresse Le Carré d’un monde sans repères, tout aussi violent et cynique qu’auparavant, mais dénué de la sincérité, voire de l’estime, qui caractérisaient les ennemis des deux blocs.
Bien entendu, l’après 11-Septembre n’est pas non plus absent. Une approche également au cœur d’Un traître idéal, adaptation réalisée par Susanna White, en 2016, du livre publié six ans plus tôt, et où le MI6 ne se retrouve plus face au KGB mais dans l’univers, encore plus déplaisant, de la mafia russe. Bien entendu, l’après 11-Septembre n’est pas non plus absent. Sept ans après sa publication, Un homme très recherché est porté à l’écran, en 2014. Réalisé par Anton Corbijn, sublimé par la dernière prestation, avant sa disparition, de Philip Seymour Hoffman, le long métrage dépeint un monde transi par la peur du terrorisme, mais également paralysé par la manipulation, la recherche de gains plus politiques que vraiment effectifs, et une culture du résultat détruisant tout effort sérieux de traiter un problème potentiellement complexe, dangereux. L’efficacité sans cœur, machiavélique, des espions de la guerre froide est donc remplacée, dans cette autre guerre d’espions, par des agents certes cyniques, mais aussi assez peu compétents.
Dans l’un de ses derniers romans, L’Héritage des espions, Le Carré revisitait, presque soixante ans après les faits, les faits et personnages de L’Espion qui venait du froid, les conséquences de ces événements à travers les décennies, le poids du temps, du recul, apporté aux décisions et actions moralement complexes, alors prises. Le climax du récit voyait revenir, retiré du monde, George Smiley en personne, désormais à la retraite et seul face à ses agissements. Aucun film n’a pour le moment été tiré de cet ouvrage, mais il pourrait constituer la plus parfaite des conclusions, bouclant, à la fois, la boucle du livre et du film qui ont lancé la carrière de l’écrivain, ainsi que le destin de celui qui fut son improbable héros. Un retour aux sources possible précisément parce que Le Carré a parfaitement su refléter les changements et tourments du monde. Derrière l’espionnage, ses écrits, et leurs adaptations, le plus souvent réussies, posaient des questions aussi anciennes que la tragédie : le destin, les choix, le poids des trahisons, le bien commun face à la souffrance individuelle. Des interrogations qui n’ont jamais vieilli, et l’univers de Le Carré suivra sans doute le même chemin.
Pierre-Simon Gutman