Publié le 29 mars, 2016 | par @avscci
0Portrait Ettore Scola : « En riant, en plaisantant »
Luigi Comencini en 2007, Dino Risi en 2008, Mario Monicelli en 2010 : Ettore Scola, qui était né près de Naples en 1931, le plus jeune des quatre héros de la commedia all’italiana, leur d’Artagnan, vient donc d’être happé à son tour par le temps qui passe, le 16 janvier 2016, à Rome. Marcello Mastroianni, Alberto Sordi, Ugo Tognazzi, Vittorio Gassman, Nino Manfredi, Laura Antonelli ont disparu. Comme les scénaristes, Maccari, Age et Scarpelli, Amidei. Seules demeurent Sophia Loren, Monica Vitti, Claudia Cardinale. L’œuvre de Scola étant marquée par la désillusion, l’amertume, la fuite des heures, on ne peut qu’être troublé, au moment de sa mort, par ce point final à l’une des plus belles aventures collectives de l’histoire du cinéma. Il faut pourtant secouer vite la poussière des regrets. Elle dissimulerait la richesse et la complexité de soixante-dix années d’une exceptionnelle créativité.
Précocité
C’est en effet un lycéen de quinze ans qui se présente en 1946 à la rédaction du Marc’Aurelio, journal satirique qu’il a ressuscité en 2013 dans son dernier film Qu’il est étrange de s’appeler Federico. Le jeune Ettore y apportait ses dessins (Scola a été toute sa vie un dessinateur extraordinaire, comme Fellini, qui l’avait précédé au Marc’Aurelio de plusieurs années) et ses histoires courtes. Très vite Vittorio Metz et Marcello Marchesi le recrutent à la fois pour le journal et pour collaborer aux innombrables scénarios qu’ils rédigent à l’époque. Scola écrit ainsi, en signant ou pas, pour Totò, Mario Mattoli, Luigi Zampa et de nombreux autres, jusqu’au début des années soixante où il est le coscénariste de trois chefs-d’œuvre de Risi, Le Fanfaron, La Marche sur Rome et Les Monstres. Il devient lui-même réalisateur en 1964, pour Parlons femmes, un film à sketches amusant, assez conventionnel, une sorte de festival Gassman, mais où l’on décèle déjà ce qui a été très peu dit au sujet de Scola : son souci de la forme. Ses mouvements de caméra sont très complexes, le plan-séquence est déjà là. Il est curieux qu’on n’ait jamais vraiment noté combien Scola, Monicelli, Risi et Comencini ont été soucieux de l’aspect visuel de leurs films, au contraire sans doute des faiseurs des années cinquante qui arrivaient souvent à des sommets de comique, mais tournaient à toute allure et sans soin, se fiant uniquement à la force de leurs gags et au talent de leurs acteurs.
Les années glorieuses
Suivront une petite trentaine de films, dont les trois plus célèbres resteront pour toujours dans la mémoire des spectateurs, Nous nous sommes tant aimés (1), en 1974, Une journée particulière en 1976 et Affreux, sales et méchants en 1977. Le premier résume avec un souffle extraordinaire l’un des thèmes principaux de son œuvre. Pris dans l’Histoire, les hommes et les femmes qui ont connu le Fascisme et la Résistance, ont-ils obtenu la démocratie réelle, la justice, le respect de la morale publique ? Ont-ils été fidèles à leurs morts, peuvent-ils regarder en face et sans honte les jeunes gens qu’ils ont été ? Quarante années plus tard, malheureusement, aucune question posée par ce film n’est dépassée. L’histoire de l’Italie, telle que racontée par Scola, croise l’histoire du cinéma, très présent dans ce film de 1974. On y voit Fellini et Mastroianni revivre le tournage mythique de La Dolce Vita à la fontaine de Trevi, De Sica et Antonioni croisent l’imaginaire des personnages. Car le cinéma italien, on le sait, est lié plus qu’aucun autre au récit national, culturel, social et faire l’histoire des Italiens du XXème siècle est impossible sans lui. Une journée particulière, à une époque et dans un pays où machisme et homophobie se retrouvent jusque sur les écrans, est une claque morale digne de Tchekhov. La reprise chez nous cette année, sur scène, dans la traduction française d’Huguette Hatem, du texte de Scola et Maccari, confirme sa radicalité et son actualité, à la fois du point de vue politico-historique et narratif. Huguette Hatem témoigne dans ces pages de son mélancolique voyage de janvier dernier. Quant à Affreux, sales et méchants, c’est encore de radicalité qu’il faut parler. Le film devait être préfacé par Pasolini lui-même, au moment où il fut assassiné. Les attaques subies par Scola à l’époque auraient été plus timides si un tel défenseur avait été encore présent. Ces trois films sont les plus célèbres, et il faut leur ajouter Les Nouveaux Monstres, film à sketches de 1977, l’un des derniers sursauts de génie de la commedia all’italiana, signé par Scola, Risi et Monicelli, qui ont toujours fait semblant d’ignorer qui avait fait quoi dans le film.
De grands films méconnus
Mais, au fond, Scola est un cinéaste méconnu. De nombreux David de Donatello, de nombreux César, mais ni Palme, ni Lion, ni Ours d’Or, ni Oscar : il y a comme une sous-estimation de son œuvre, une sous-estimation qui l’a poursuivi. À partir des années quatre-vingts, à part pour Le Bal, un film dont encore une fois l’audace formelle étonne toujours trente-trois ans plus tard, Scola est moins suivi par la critique et le public, et cette négligence les fait passer à côté de films extrêmement importants. La Terrasse, en 1980, n’a pas moins de force que Nous nous sommes tant aimés, auquel on peut la comparer. Passion d’amour, en 1981, a la même radicalité narrative qu’Une journée particulière. La Nuit de Varennes (1982) est une méditation drôle et profonde sur les Lumières et la Révolution. Le Voyage du Capitaine Fracasse, plastiquement somptueux, adaptation magique digne de Gautier, est un chef-d’œuvre : on a un peu l’impression que personne ne s’en est rendu compte en 1990, et qu’on l’a, depuis, oublié. Après 1990, le rayonnement international de Scola s’estompe et on s’aperçut bien peu, en 2001 par exemple, des qualités aujourd’hui intactes de Concurrence déloyale.
Les années difficiles
Scola, après 2003 et Gente di Roma, un film tout aussi ignoré, se retire des écrans et, avec amertume, jette sur l’Italie berlusconisée un regard dont on peut comprendre la tristesse. Il faudra l’ombre bienveillante de Fellini et la pression tendre de ses filles Silvia et Paola pour le décider à tourner son dernier film, dans le studio 5 de Cinecittà, qui vit passer le maître de Rimini. Un film pudique, inventif, délicat et là encore d’une richesse formelle telle qu’il faudra se décider à rendre justice à Scola, dont on a trop cru qu’il n’était qu’un homme de thèses. Qu’il est étrange de s’appeler Federico est un titre tiré d’un poème de Lorca : l’immense culture de Scola, sa connaissance de la littérature (pensons à Gautier, à Casanova, au Roman d’un jeune homme pauvre tourné en 1995 et inspiré par Octave Feuillet), son raffinement et sa délicatesse effrayés par la vulgarité de son temps, cette amertume dont il ne se cachait pas, mais aussi son amour infini pour le cinéma, se retrouvent dans son ultime apparition à l’écran : ses deux filles ont tourné en 2015 avec sa complicité un peu forcée, mais au fond pleine de bonheur, un film intitulé Ridendo e Scherzando (En riant, en plaisantant) un film où il se livre enfin et qu’on espère voir sortir en France dans les prochains mois.
René Marx
L’Avant-Scène Cinéma a publié cinq découpages de films de Ettore Scola : Une journée particulière (n°230), La Terrasse (n°262), Macaroni (n°349), Splendor (n°386) et Nous nous sommes tant aimés (n°556).
Un témoignage de Huguette Hatem
Villa Borghese. Près de la Via Veneto, une entrée mène Via Marcello Mastroianni où se trouve la Casa del cinema. 21 janvier 2016.
Dans l’amphithéâtre, sur l’écran se succèdent des extraits de films d’Ettore Scola, tandis que sous l’écran dans un cercueil rectangulaire repose leur génial auteur, l’ami. Il semble plus présent que jamais tant il est dans le cœur de tous ceux qui se succèdent auprès de lui pour lui dire combien ils sont tristes de sa disparition et combien ils lui sont reconnaissants d’avoir porté sur la société un regard si aigu, si grave, ironique et tendre à la fois. Toute la famille d’Ettore est là, sa femme Gigliola, leurs filles Paola et Silvia, et leurs grands enfants accueillent les visiteurs, amis, ou inconnus avec chaleur et bienveillance, sans afficher leur propre chagrin. La solennité est bien sûr présente ; parce qu’il est là dans sa dernière apparition mais aussi par l’immense composition florale aussi haute que l’écran, hommage de la Présidence de la République, de la Mairie de Rome.
Dans le silence, les visiteurs traversent l’amphithéâtre, regardent les images des films. Les visiteurs revoient les séquences des chefs-d’œuvre qu’ils ont tant admiré : La Terrasse. Nous nous sommes tant aimés, Une journée particulière. Certains entrent par la gauche, traversent le petit amphithéâtre, s’inclinent devant Ettore Scola et sortent vers les jardins, d’autres s’assoient dans la salle pour assister à la projection. La pièce est dans la pénombre… le défilé dure depuis la veille, deux jours déjà. Voici un comédien. Je songe que j’ai vu pour la dernière fois Ettore à la sortie du théâtre Argentina, deux mois auparavant où avait lieu un émouvant hommage à Luca De Filippo, le fils d’Eduardo. Ettore Scola, accompagné de sa femme Gigliola, sortait très triste de cette cérémonie, très ému, mais il semblait encore physiquement en forme, il avait toujours sa belle prestance. Je le savais pourtant très souffrant. J’ai pensé alors : « Pourvu que mon prochain voyage à Rome ne soit pas pour lui rendre à lui aussi un dernier hommage ». Immédiatement j’ai détesté et chassé cette pensée négative et qui me faisait mal. Et malheureusement j’étais à nouveau à Rome pour cette triste journée. Gigliola, sa femme, si chaleureuse, est attentive à tous. Je me souviens alors qu’Ettore lui avait témoigné publiquement, quelques semaines auparavant, sa tendre reconnaissance devant les journalistes lors de la projection du beau documentaire de leurs filles Paola et Silvia Ridendo e scherzando consacré au travail de leur père. C’était à la fête du cinéma. Heureusement il y a eu ces jours de bonheur et ce nécessaire témoignage d’amour et de respect filial qui répond étrangement au récent documentaire de Scola sur son ami Fellini Qu’il est étrange de s’appeler Federico. Ettore, toujours en maestro, assistait lors de la fête du cinéma, en octobre, à ce bel hommage qui lui était rendu, heureux du succès de ses filles et se prêtant aux interviewes. Les visiteurs continuent à entrer à gauche de l’écran et passent devant Ettore Scola, déposent des fleurs, s’arrêtent quelque temps, échangent quelques paroles avec la famille. Gigliola est là tout menue, comme dans un mauvais rêve qui ne lui appartient pas.
Quelques personnes arrivent. Je reconnais un comédien. Puis se présente un drôle de visiteur : il semble sorti d’un film néoréaliste, celle des années cinquante : petit, maigre, décidé, sans âge, en simple veston. Il s‘approche du catafalque, (ce mot que l’on voudrait n’avoir jamais à employer). Perché sur son épaule, immobile, et c’est surprenant, se tient un très grand chat roux, tranquille. Ce dernier tourne la tête et nous regarde de ses grands yeux verts. Il ne fait qu’un avec son maître qui n’a nul besoin de le tenir. Silvia Scola va vers lui pour accueillir le nouveau venu, caresse un instant l’animal. « Tu le connais » ? j’ose lui dire, surprise. Non, elle ne connaît pas cet admirateur-là, mais elle s’approche et caresse délicatement l’animal pour remercier l’étrange visiteur. Qui est-il ? Un comédien ? Un employé, un ancien gardien de Cinecittà ? Un voisin qu’Ettore complimentait sur son chat ? Un figurant dans un de ses films, ainsi que le chat ? Un simple admirateur ? Image insolite en ce lieu. Le maître et le chat sont si solidaires que l’on ne peut penser que le petit homme est venu se donner en spectacle ; il vient pour apporter à une personnalité aimée ce que lui-même aime le mieux : son chat en guise de beauté et d’offrande.
Plus tard dans le jardin de la Casa des témoignages émouvants se succèdent. Je reconnais Giuseppe Tornatore, Jean Gili, Stefania Sandrelli. Les amis sont sagement assis ; le temps est printanier pour ce jour de janvier, ils écoutent en silence. Puis ils prennent congé les uns des autres. Lentement, à regret ; on voudrait retenir cette journée pour qu’elle ne passe pas. Cet élan commun de tristesse pour le grand homme disparu nous rapproche. Le temps s’en va… Je dois rejoindre mon avion laissé il y a quelques heures et regagner la France pour reprendre le lendemain au théâtre le rôle de l’inconsciente et curieuse concierge d’Une journée particulière. J’ai le sentiment d’être utile en racontant cette émouvante et terrible histoire qui condamne le fascisme, le machisme et plaide pour la liberté des individus. Avant la représentation, j’annonce que nous la dédions à notre auteur. Au nom d’Ettore Scola le public applaudit très longtemps et tandis que je regarde les spectateurs qui me font face, j’ai devant les yeux les jardins de la Villa Borghese, dans le jour qui décline, et le long rectangle de bois porté par quatre hommes quittant lentement le jardin de la Casa del cinema avec cet homme qui nous a tant apporté.
Huguette Hatem