Publié le 27 novembre, 2024 | par @avscci
0Numéro 718 – Avant de t’aimer
En français, on dit « enfant de la balle ». L’expression italienne est plus jolie : « figlio d’arte ». Ida Lupino était bien une « fille d’art ». George William Luppino (avec deux p !), chanteur et marionnettiste, dont le père Giorgio avait quitté l’Italie au début du XVIIème siècle pour l’Angleterre, fut le premier d’une dynastie de comédiens, de danseurs, de clowns, d’acrobates. Au début du XIXème siècle, George Hook, danseur et Arlequin qui travaillait avec les Lupino, rajouta leur patronyme à son nom. Il eut seize enfants dont au moins dix devinrent danseurs, mimes, acteurs de théâtre. Le petit-fils de George Hook, Stanley Lupino [ci-dessous avec Ida], est le père d’Ida. La mère de celle-ci, Connie Emerald, fut une danseuse de claquettes réputée. Un cousin de Stanley, l’acteur et réalisateur Lupino Lane, apparaît notamment dans le premier film parlant d’Ernst Lubitsch, Parade d’amour. Née à Londres en 1918, montée très tôt sur scène, Ida quitte l’Europe pour Hollywood à 15 ans, à l’été 1933, après plusieurs rôles dans des films britanniques. Connaissant à cette époque parfaitement tous les premiers rôles féminins des pièces de Shakespeare, elle commence à la Paramount une carrière de comédienne américaine, comédienne hors-normes, carrière que raconte Antoine Sire dans ce numéro. En 1949, après avoir démontré pendant quinze ans son esprit d’indépendance, sa résistance énergique aux diktats de Messieurs les producteurs, elle monte avec son mari, le romancier Collier Young, ex-assistant de Harry Cohn à la Columbia, une « petite » maison de production qui s’appelle d’abord Emerald Productions, en hommage à sa mère.
Rapidement Emerald Films deviendra The Filmakers. Les six films que Lupino réalisa entre 1949 et 1953, elle en fut donc également la productrice. Elle écrit d’abord avec Paul Jarrico, bientôt blacklisté pour son engagement à gauche, le scénario d’un film intitulé Unwed Mother, c’est-à-dire Mère célibataire. Dans un article du San Diego Tribune du 9 février 1949, le journaliste Bob Thomas annonce le projet (« un film dramatique à petit budget ») et rapporte une rencontre récente entre Lupino et Roberto Rossellini à Los Angeles. Le cinéaste italien lui aurait dit : « Dans les films hollywoodiens, le héros devient fou, ou boit trop, ou veut tuer sa femme. Quand allez-vous réaliser des films sur des gens ordinaires, dans des situations ordinaires ? » Lupino, qui n’a que trente ans d’âge et plus de quinze ans d’expérience, Lupino « l’Italienne », « l’Anglaise », la femme de gauche têtue, cultivée, indépendante, ne pouvait que partager cette préoccupation rossellinienne. Ce même 9 février 1949, elle envoie un télégramme au redoutable Joseph Ignatius Breen, le censeur en chef chargé de l’application du code Hays. Habilement, elle fait l’éloge de « l’aide constructive des administrateurs du Code ». Puisqu’on l’a accusée récemment dans la presse d’un projet marqué par la « vulgarité, la dépravation et le vice », elle remercie les gens du Code de l’avoir aidée à orienter son projet vers la « vérité » et le « bon goût » ! Elle a même accepté de changer son titre, apparemment sulfureux, qui devient Not Wanted. Mais Unwed Mother figurera en grosses lettres sur les réclames pour le film.
Explosive (et rusée) Lupino
Le 18 février 1949, Lupino s’entretient à la radio avec Eleanor and Anna Roosevelt. Elle indique : « Plusieurs studios ont refusé ce scénario parce qu’ils en avaient peur. Néanmoins, avec l’aide merveilleusement constructive de Monsieur Joseph Breen et de son bureau – ce sont bien plus que des censeurs, du reste – nous allons porter à l’écran un film qui montrera au public le cœur brisé d’une mère célibataire. Nous avons voulu être aussi authentiques que possible. Et donc pour que l’atmosphère soit réelle, j’ai contacté des hôpitaux et des centres d’accueil pour mères célibataires à Los Angeles et dans l’Est. Il était merveilleux et réconfortant de voir comment les jeunes filles sont prises en charge par ces splendides organisations humanitaires. On ne pourrait rêver mieux pour elles. Quand elles arrivent là, elles sont prises en charge et reçoivent à la fois de la sympathie et des soins. En ce qui nous concerne, nous pensons qu’il n’existe pas d’enfant illégitime… Nous espérons simplement, grâce à ce film, pouvoir apporter au public une compréhension bienveillante de ce que signifie réellement ne pas être désiré. »
En flattant les censeurs à l’esprit borné qui pourraient la menacer, elle ouvre la voie à la réalisation magistrale de six films magnifiques, défis permanents aux limites du Code, jeux extrêmement adroits pour aller le plus loin possible dans la critique morale, sexuelle, sociale, de l’Amérique de ce mitan du siècle. Cette tension entre un projet profondément politique et la bien-pensance répressive est le carburant explosif qui fait tourner l’explosive (et rusée) Lupino. C’est sur ce projet (et ces petits budgets) que s’arc-boute une esthétique extrêmement personnelle, faite de rapidité narrative, de concision, de raffinement visuel, de poésie et de compassion. Compassion pour la fragilité de l’être humain, fondée sur un féminisme déterminé, militant, qui montre des femmes victimes devenant héroïques (ou parfois complices impitoyables de la répression sociale) et des hommes pris dans les contradictions de postures virilistes qui les affaiblissent ou les disqualifient. Mais Lupino n’est pas l’ennemie des hommes. Elle les filme souvent aussi comme des recours généreux, des appuis indispensables pour des femmes aspirant à une possible liberté. L’héroïsme des « gens ordinaires » dont lui parlait Rossellini est son sujet. Elle le décrivait ainsi : « Là où il y a du courage humain, il y a du drame. Quand les gens ordinaires combattent pour la vie, pour l’amour, là est le véritable héroïsme. C’est ce que j’ai essayé de capter dans chacun de mes films. »
Tels les auteurs néoréalistes italiens ou ceux de la future Nouvelle Vague, elle recrute des inconnus pour ce premier film. Comme eux elle va tourner en moins d’un mois, avec un petit budget, souvent en extérieur, certains figurants jouant éventuellement leur propre rôle. Sally Forrest joue le rôle principal d’Avant de t’aimer. Cette danseuse de 21 ans ressemble étonnamment à la jeune Ida Lupino. Elle sera aussi la protagoniste de Faire face et de Jeu, set et match. Actrice magnifique, capable de jouer dans un même film, dans un même mouvement, la gamine naïve, la femme en détresse, la combattante déterminée, l’amoureuse aveugle, l’amie clairvoyante, la douleur et la lutte, Sally Forrest aura une carrière limitée aux années cinquante, au-delà de ses trois films avec Lupino. Un peu de cinéma (dont un rôle secondaire dans La Cinquième Victime de Fritz Lang), un peu de télévision et de scène. Hedda Hopper la décrivait comme « l’exemple même d’un talent sous-estimé par Hollywood ». À ses côtés, le jeune pianiste amer, frustré, traité dans le scénario beaucoup plus comme la victime d’un ordre social et moral destructeur que comme un manipulateur machiste, est interprété par Leo Penn, venu de l’Actor’s Studio (son jeu dans le film vient clairement de la « Méthode »). Il refusa le chantage des inquisiteurs maccarthystes et sa carrière d’acteur en fut brisée. Réalisateur de télévision pendant une trentaine d’années, il est le père du musicien Michael Penn et des acteurs Chris et Sean Penn. L’ami-amoureux de la protagoniste, celui qui l’aime avec délicatesse, respect, cette figure d’homme généreux et scrupuleux qui revient sous différents visages dans l’œuvre cinématographique de Lupino, c’est Keefe Brasselle. Malgré ses deux interprétations bouleversantes dans les deux premiers films de Lupino, Brasselle mena lui aussi une carrière tout à fait obscure au cinéma et à la télévision.
Premiers plans
Avant de t’aimer, co-écrit et co-produit par Ida Lupino. devait être réalisé par Elmer Clifton, sexagénaire, vétéran d’Hollywood, ancien collaborateur de Griffith. Victime d’une crise cardiaque au tout début du tournage, il devait mourir quelques semaines après la sortie du film. Dans l’urgence, Ida Lupino prit le relais et devint, par accident apparemment, la seule femme réalisatrice d’Hollywood après Dorothy Arzner, dont la carrière de cinéaste s’était achevée en 1943. Par respect sans doute pour Elmer Clifton, Lupino ne signa pas ce premier film dont elle est entièrement responsable. Personne à Hollywood n’ignorait qu’elle était l’autrice du film et elle devint immédiatement membre de la Directors Guild, seule femme membre admise depuis Arzner. Il fallut attendre 1971 pour l’arrivée de la troisième, Elaine May, réalisatrice cette année-là d’Un nouveau départ. Unanimement salué par la profession, Avant de t’aimer reçut un excellent accueil des spectateurs américains, un vrai succès, malgré son sujet scabreux au regard des normes de l’époque. Ou sans doute plutôt parce que cette façon inhabituelle de traiter de questions brûlantes, sensibles, rencontra un public agréablement surpris par une forme inédite de cinéma. Le film rapporta plus d’un million de dollars, plus de dix fois ce qu’il avait coûté.
Nous avons parlé plus haut d’« accident » au sujet des débuts de réalisatrice de Lupino. Les accidents n’existent pas. Depuis des années, dans un monde où c’était impensable, la jeune actrice préparait son accès à la réalisation. Elle a raconté elle-même dans un article de mai-juin 1967 de Action, la revue de la Directors Guild, que son indiscipline avait souvent abouti à sa suspension par des producteurs mécontents : « pendant à peu près un an et demi, au milieu des années 40, je n’ai eu aucun rôle. Si on refusait un rôle, on était suspendue. […] je gagnais ma vie comme actrice à la radio. Il fallait que j’occupe mon temps. […] J’ai beaucoup appris du regretté George Barnes, un merveilleux directeur de la photographie. » Raoul Walsh la taquinait sur son insistance à s’imposer dans la salle de montage du vieux briscard qui l’avait filmée dans Artistes et Modèles, Une femme dangereuse, La Grande Évasion, The Man I Love. Cette insistance à fréquenter de près les monteurs, les chefs-opérateurs, les réalisateurs, c’était évidemment l’envie de devenir autrice elle-même, malgré l’absurdité apparente d’une telle ambition. Archie Stout, son chef-opérateur pour Faire face, Outrage et Jeu, set et match lui déclara un jour qu’un certain John Ford – pour qui il éclaira neuf films – aurait pu recevoir d’elle des « leçons de cadrage ». La précision du travail de l’image chez Lupino, cette précision sans faille, éclate dès la première séquence admirable d’Avant de t’aimer, cette lente montée face caméra d’une Sally Forrest égarée le long d’une rue de Los Angeles, très certainement dans le quartier de Bunker Hill. Le code Hays interdisant expressément les représentations d’accouchement (« Scenes of actual childbirth –in fact or in silhouette »), Lupino résout magistralement le « don’t » du « Production Code » en filmant la scène du point de vue de la jeune femme, dans un flou accentué par son angoisse et son impossibilité d’assumer l’événement. L’apothéose formelle, chargée d’une émotion extraordinaire, est dans la conclusion du film, la poursuite désespérée entre les deux éclopés, Sally et Drew. Impossible d’ailleurs à cet instant de ne pas penser au pont couvert de Jules et Jim. Même si les tonalités des deux séquences sont différentes, les cadres se ressemblent étrangement.
Truffaut admirait Ida Lupino et il n’est pas impossible que le cinéaste français se soit souvenu (même inconsciemment) de cette séquence finale. Est-il même possible que Lupino se soit souvenue de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov ?
Réalisme et poésie
Les personnages de tous les films de Lupino sont d’extraction modeste. Métiers plutôt humbles, intérieurs ordinaires, vies marquées par les soucis matériels, le travail, l’argent, les démarches administratives, les problèmes de logement, les soucis de santé, physique et mentale, les divertissements populaires, le quotidien familial. Quand on se déplace, c’est dans les autobus de la Greyhound, dans des trajets de nuit où les voisins endormis vous tombent dessus sans le vouloir : c’est ce que note Michael Henry Wilson au cours du beau chapitre qu’il consacre à Lupino dans son ouvrage fondamental sur le cinéma américain À la porte du paradis (Armand Colin, 2014). Le glamour est bien loin : Wilson remarque que dans Bigamie, on aperçoit les villas des stars à Beverley Hills depuis un autocar pour touristes. Notons que le guide montre même la villa d’Edmund Gwenn, qui joue un rôle important dans… Bigamie ! Rossellini donc, toujours. Wilson compare à juste titre la montée de Sally Forrest dans Bunker Hill aux « passions » d’Ingrid Bergman dans deux films réalisés immédiatement après Avant de t’aimer, Stromboli et Europe 51. Réalisme, personnages humbles, questions concrètes, spiritualité et morale reposant sur un regard direct sur la société réelle. C’est ce réalisme qui a séduit le public dès le premier film. Réalisme et sens poétique qui permettent d’assimiler l’œuvre de la cinéaste à celle de certains de ses contemporains, Robert Aldrich, Nicholas Ray ou Samuel Fuller. À égalité avec eux pour le talent, l’exigence esthétique, la force de conviction.
Rivette écrit en 1963 dans Les Cahiers du Cinéma, de Lupino : « Elle échoue complètement à raconter quelque histoire que ce soit : ses ruses sont si naïves, ses effets si démesurés, qu’ils touchent à contretemps. Son fort : le portrait, en quelques gestes, d’un personnage féminin, désarmé ou désarmant, toujours victime, au bout du compte, des circonstances qu’il a créées. Les infortunes de la vertu ? Mais plutôt ses ambiguïtés. » Opinion désolante… Mais compréhensible : une femme ne peut qu’être naïve, à contretemps, ambiguë… Et être bien sûr « victime des circonstances qu’elle a créées »… D’autres heureusement ont vu les choses autrement et Scorsese écrit en 1996 dans Les Cahiers du Cinéma : « L’absolue clarté avec laquelle elle abordait ses sujets étaient sans précédent dans le cinéma américain de cette époque. Il y a un sentiment de douleur, de panique et de cruauté qui colore chaque plan de ses films. » Quand Pierre Rissient parle en 2014 dans Le Monde de « sa franchise et sa limpidité de style pratiquement mizoguchienne, cette spontanéité dans le geste de mise en scène qui signale les grands cinéastes ».
Le succès du premier film lui permet de tourner sans attendre Faire face. Le drame qui touche son héroïne est cette fois la polio. En mai 1934, la région de Los Angeles avait subi une épidémie et Ida Lupino (qui avait seize ans) attrapa une forme relativement bénigne de cette maladie. Elle guérit en quelque semaines. Il se trouve qu’elle dut tourner Faire face en fauteuil roulant, à la suite d’un accident. Hasard troublant qui mettait la réalisatrice dans les conditions même de son personnage (et de la jeune fille de seize ans qu’elle avait été). La polio frappe donc une danseuse en devenir, ambitieuse, ardente. À nouveau c’est Sally Forrest qui est la protagoniste. Comme dans Avant de t’aimer, la première réaction devant la tragédie qui la touche est de l’assumer toute seule, repoussant l’aide sincère de son fiancé. Le garçon bienveillant et honnête, c’est encore Keefe Brasselle. Et comme dans Avant de t’aimer, Rita Lupino, la sœur cadette d’Ida, est présente au générique comme elle le sera pour Outrage. Si la jeune fille frappée par la maladie s’enferme d’abord dans sa douleur, c’est là aussi une institution qui permettra au personnage de surmonter l’épreuve. C’est sans doute l’esprit rooseveltien qui agit ici. La société démocratique, soutenue par des structures de solidarité, une organisation sociale basée sur l’assistance rationnelle aux difficultés des citoyens, la force de la communauté face aux désordres prévisibles et imprévisibles, tout cela permet de surmonter les crises, que ce soit le krach des années 1930, l’isolement d’une mère célibataire, la maladie redoutable qu’on peut guérir si on s’en donne collectivement les moyens. À condition bien sûr que chaque citoyen y engage son énergie et, dans le cas des films de Lupino, évidemment chaque citoyenne. Faire face fut tourné en grande partie au Kabat-Kaiser Institute de Santa Monica, en Californie, là où Lupino avait suivi sa propre rééducation. Mais le réalisme et même l’aspect documentaire du film n’enlèvent rien à ses qualités dramaturgiques. Même si les soignants et les malades jouent souvent leur propre rôle, l’émotion est présente, le romanesque jamais abandonné. Le bal des fauteuils roulants, incroyablement audacieux, est une réussite totale. Qui pouvait oser une scène pareille, sinon une très grande créatrice, capable de surmonter toutes les peurs, toutes les inhibitions ? Une créatrice habitée par la nécessité de son geste artistique. Le public ne suivit pas Lupino cette fois-là, même quand elle eut changé son premier titre, Never Fear en un plus accrocheur The Young Lovers. Mais Howard Hughes, patron de la RKO, proposa à The Filmakers de distribuer leurs trois prochains films, promettant une participation de 250 000 $ pour chacun d’entre eux, tout en leur laissant une liberté totale de production. Les trois films suivants permirent à Lupino de retrouver les faveurs du public.
Dramaturgies
La protagoniste d’Outrage, est interprétée cette fois par Mala Powers. C’est encore une jeune fille « ordinaire », comme le disait Rossellini, qui vit chez ses parents, occupe un emploi modeste de comptable, est prête à épouser un brave garçon. Victime d’un viol, elle se comporte comme les héroïnes précédentes, rompt avec son entourage, quitte la ville où les ragots et la malveillance rendent son malheur encore plus insupportable, se replie sur elle-même. L’institution qui lui permettra de survivre et de retrouver un chemin possible de vie est cette fois une communauté religieuse et son pasteur. Des agriculteurs qui l’emploient comme comptable dans une orangeraie seront pour elle un autre recours. Pour la troisième fois, au cœur de la souffrance, une jeune femme croise la bienveillance et, surtout grâce à ce que Lupino appelle « héroïsme », affirme sa dignité, sa liberté de vivre en dépit de la douleur. Comme dans Avant de t’aimer, la protagoniste malheureuse se rend coupable d’un délit qui peut l’emmener en prison, et comme dans Avant de t’aimer, la victime de ce délit consent à retirer sa plainte. L’indulgence, le pardon, l’empathie sont des valeurs qui traversent toute l’œuvre de Lupino. Elles sont liées à ce sens de la communauté, de la solidarité, que nous appelions « rooseveltien » un peu plus haut. La censure de Hays veille : le mot viol n’est jamais prononcé dans le film. Il s’agit d’une vague « attack ». L’agression n’est bien sûr pas directement filmée, malgré une cruelle course-poursuite nocturne, avec des mouvements de grue, des ombres de très grand cinéma noir : un spectateur distrait pourrait cependant presque ne pas comprendre ce qui est en jeu. Les contraintes du code permettent en fait à la cinéaste de développer une dramaturgie d’une rare subtilité, la censure Hays recoupant la censure sociale dont les jeunes filles sont victimes dans Avant de t’aimer et Outrage. Résilience et puissance des personnages, résilience et puissance de la réalisatrice.
Sally Forrest, empruntée à la MGM, revient dans le quatrième film, Jeu, set et match, accompagnée cette fois par une star, Claire Trevor, la pécheresse au grand cœur de La Chevauchée fantastique. Une mère abusive téléguide la carrière de championne de tennis de sa jeune fille qui finira par lui tenir tête. On peut penser au sujet analogue de La Manière forte (1943) de Vincent Sherman où une femme aigrie et retorse, jouée par Ida Lupino, manipulait la carrière d’actrice de sa jeune sœur. Le scénario de Jeu, set et match est signé par une femme, Martha Wilkerson, les deux rôles principaux sont tenus par des femmes, la réalisatrice est une femme. C’est un film bref comme les deux précédents (78 minutes), incisif, précis, cruel. Un père malade et dépassé, un nouveau fiancé honnête et secourable, une mère aveuglée par l’égoïsme, les éléments psychologiques, le conflit familial, la pression sociale, donnent beaucoup d’efficacité au film, jamais mièvre. Sally Forrest à Forest Hills… Entre sa mère et son entraîneur, plusieurs scènes la montrent physiquement prise au piège, comme une délinquante serrée entre deux policiers. Dans une scène d’ivresse (une situation que Lupino connaissait bien, à ses propres dépens), Forrest a la force d’une Vivien Leigh. On peut parier sans risque qu’Almodóvar a aimé ce film, comme on n’est pas surpris de voir des contemporains comme Ryûsuke Hamaguchi ou Kleber Mendonça Filho ranger Lupino parmi leurs cinéastes de chevet. La critique de l’époque comprend mal Jeu, set et match, voit un mélodrame là où Lupino est réaliste, documentaire même en traitant le monde du sport de haut niveau, et décidée à poursuivre son discours moral et social.
Des hommes
La cinéaste change apparemment de ton pour Le Voyage de la peur, au casting uniquement masculin. Tourné avec un budget très restreint dans le désert californien, c’est le récit de convention du serial killer (inspiré d’un criminel authentique, William Cook) prenant en otage des quidams innocents. Tous les codes du film noir, du film de terreur même, sont appliqués par une Lupino très professionnelle, très efficace pour se glisser dans le film de genre. Le chef opérateur est Nicholas Musuraca, qui a travaillé à la RKO pour Robert Siodmak et Jacques Tourneur (La Féline) ainsi que pour Fritz Lang (Le démon s’éveille la nuit). Caméra très mobile, éclairages complexes du désert selon le moment en cours, gros plans effrayants : le récit est enlevé, 71 minutes. La brièveté des films de Lupino, peut-être due à la façon dont elle les produisait, peut-être pour se conformer à un public qui souhaite la concision, cette brièveté donc paraît aussi un atout stylistique. La concentration du propos fait penser aux six Leçons américaines préparées par Italo Calvino en 1985, qui y recommandait aux écrivains légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité, cohérence. Mais au cœur du film de genre, la cinéaste maintient sa morale, sa philosophie. Face à la violence, à la peur, la solidarité est la solution, l’humanité et le souci de l’autre sauvent de l’horreur du réel. Les gens ordinaires, toujours, sont à l’écran. Les deux copains un peu ballots interprétés par Edmond O’Brien et Frank Lovejoy sont des personnages imparfaits, qui ne pensent qu’à passer un week-end tranquille au Mexique, loin d’épouses probablement encombrantes. Face à eux, l’auto-stoppeur diabolique que joue William Talman, le tueur qui ne dort pas parce qu’un de ses yeux est paralysé et ne se ferme jamais, représente le destin fatal qui écrasait déjà les quatre jeunes filles des films précédents.
Pour conclure ce cycle de six films, Edmond O’Brien est le personnage principal de Bigamie. Il est flanqué de deux stars, Joan Fontaine (son épouse de San Francisco) et… Ida Lupino (son épouse de Los Angeles), pour une unique fois des deux côtés de la caméra. La bigamie est un crime au regard de la loi, mais ici le criminel a ses raisons, comme dirait Renoir. Le récit est mené d’une multiplicité de points de vue. Le responsable d’une agence d’adoption qui enquête sur le couple de San Francisco, le criminel lui-même, ses épouses… Un scénario mille-feuilles parce que Lupino est une moraliste ; elle pense qu’il est impossible de juger un être humain sans les mille feuilles d’un dossier écrit collectivement, les mille feuilles semées d’indices, de faits, d’opinions divergentes ou pas, de témoignages. Comment, en une heure vingt, arriver à une telle subtilité dans la narration, dans le jugement, à un entrelacs aussi habile de données morales, factuelles, objectives, subjectives ? Il y faut une réalisatrice exceptionnelle mais aussi des partenaires qui jouent dans la vie privée de cette réalisatrice un rôle particulier. Le scénariste, Collier Young, venait de se séparer de Lupino pour épouser Joan Fontaine. Quand Lupino et Young se séparèrent, Young et Fontaine étaient déjà amants, tandis que Lupino attendait un enfant de son futur troisième mari, le comédien Howard Duff. Et si le protagoniste épouse le personnage joué par Lupino, c’est parce qu’elle est enceinte de lui. Unwed mother… À partir d’un tel imbroglio sentimental, d’un conflit moral si complexe (ce qu’on appelle en anglais le double bind), Lupino crée un film extraordinaire. Un film, comme les cinq précédents, inconcevable dans le cinéma américain du début des années 1950. Et qu’elle tourne en dépit de cette impossibilité supposée de le tourner. La grande artiste étant, on le sait, celle qui agit malgré les contraintes, avec les contraintes, grâce aux contraintes. Imposant son propre récit, coûte que coûte, récit qu’elle produit, à tous les sens du mot produire. Pour l’anecdote (mais rien n’est innocent), la mère de Joan Fontaine (et donc aussi d’Olivia de Havilland), Lilian Fontaine, joue un petit rôle dans Bigamie. Sait-on que si elle se sépara du père de ses filles en 1919, c’est parce que l’obsession maladive de Walter de Havilland pour le jeu de go avait rendu leur vie commune insupportable ?
Film extraordinaire mais échec commercial. RKO ayant renoncé à le distribuer, The Filmakers n’ayant pas la capacité logistique d’en assurer une diffusion suffisante, l’échec commercial mena à la fin de la maison de production qu’avaient fondée Young et Lupino. À partir de cet échec, Lupino va se tourner vers la télévision où sa rapidité d’exécution et sa maîtrise des budgets restreints sont les bienvenues. Il semble qu’elle ait ici ou là tourné certaines séquences de films tournés par d’autres. Peut-être certaines séquences de La Maison dans l’ombre (1951), un des chefs-d’œuvre de Nicholas Ray (mais elle s’en défendait). Elle aurait apparemment dirigé plusieurs scènes de Jennifer de Joel Newton (1953). Elle signera encore au cinéma en 1966 Le Dortoir des anges, où Rosalind Russell, la merveilleuse protagoniste en 1940 de La Dame du vendredi de Howard Hawks, est une religieuse à la tête d’un lycée de jeunes filles. Une de ses pensionnaires, rebelle, sème la zizanie dans ce bel ordre établi. Il est permis de ne plus voir beaucoup de traces du génie de Lupino dans cette œuvre tardive, comédie assez conventionnelle, d’une sagesse à laquelle elle ne nous avait pas habitués. L’essentiel de cette période, ce sont donc environ 35 productions pour le petit écran entre 1956 et 1968, des épisodes de Bonanza, du Virginien, du Fugitif, des Incorruptibles, d’Alfred Hitchcock présente. Difficile d’en rendre compte ici, les téléfilms américains de cette époque n’étant pas toujours accessibles depuis la France aujourd’hui. Mais on peut citer Michael Henry Wilson, toujours fiable, qui nous dit dans À la porte du paradis qu’elle maintient fermement son style et ses thématiques dans son travail télévisuel et conclut : « Son univers est rigoureusement circonscrit. Centré sur l’individu ordinaire qui tâtonne dans sa cellule. On n’y trouvera pas de fenêtres grandes ouvertes sur le cosmos comme chez Walsh. Ni d’interstices où l’on puisse entrevoir, comme chez Tourneur, d’autres dimensions. […] Mais on y affronte avec dignité et courage le morne présent, l’incertaine réalité des désemparés. De ceux qui souffrent parce que le corps n’est pas de pierre et le cœur n’est pas de marbre. »
René Marx