Publié le 6 juillet, 2023 | par @avscci
0Numéro 704 – Donne moi tes yeux de Sacha Guitry
Dossier Donne moi tes yeux de Sacha Guitry
Truffaut et Guitry
Admiration et fidélité
Comme pour Hitchcock, Renoir, Gance, Ophuls, Rossellini, Truffaut célèbre Guitry contre un certain nombre de ses contemporains. Il affirme, à son sujet, la supériorité de l’inspiration sur la technique, de la fantaisie sur le professionnalisme et explique pourquoi Guitry est cinéaste en « bâclant » un film en quelques jours quand ces messieurs de la « Qualité française » fabriquent pendant des semaines des machines bien huilées en oubliant toute poésie. Il raisonne sans fanatisme : ses célébrations de Hitchcock, de Gance ou de Chaplin sont évidemment argumentées différemment.
PAR RENÉ MARX
Son amour de Guitry date au moins de ses treize ans. Il le raconte dans sa préface d’octobre 1977 à Le cinéma et moi, recueil de textes inédits ou pas, écrits par Guitry à partir de 1912, recueil publié par Claude Gauteur et André Bernard chez Ramsay. Dans cette préface d’une dizaine de pages, il explique pourquoi les films de Guitry ne sont pas plus du théâtre filmé que ceux de Marcel Pagnol, il s’attaque aux « cuistres solennels » qui sous-estiment le grand Sacha. Et surtout il se souvient qu’en 1945, après une énième tempête domestique, il donna rendez-vous à l’ami Robert Lachenay au cinéma Champollion, près du boulevard Saint-Michel, où il s’était réfugié en attendant de trouver un lieu pour passer la nuit. On y donnait plusieurs fois par jour Le Roman d’un tricheur et Truffaut se souvient qu’il pouvait sans peine voir le film trois ou quatre fois de suite, avec enchantement. Il explique ensuite que l’effet Guitry était le même pour lui que l’effet Chaplin. Cela, écrit-il, « n’étonnera que ceux qui ont oublié que Le Roman d’un tricheur est une histoire de survie, un éloge de l’individualisme et de la débrouillardise, comme bien des films de Chaplin ». Bien connaître Truffaut c’est aussi comprendre comment ces quelques lignes sont un autoportrait, une description des qualités qu’il cultiva toute sa vie. Pour résister aux mensonges familiaux, aux difficultés de l’adolescence, pour combattre en écrivant dans les années 1950 pour la cause qu’il croyait juste, pour produire ensuite ses films avec indépendance et acharnement.
« Une méchanceté du meilleur goût »
Dans une lettre de 1957, Jacques Audiberti félicite François Truffaut pour son courage « à propos du magnifique Guitry ». Parce qu’il lui accorde « d’autorité, les circonstances favorablement atténuantes à ceux qui ont un style, proposent un repère, déterminent un lieu de l’esprit, quelles que peuvent être leurs défaillances mineures, celles-ci manifestant la part, humaine et faillible dans une œuvre d’essence exceptionnelle, et plus ou moins inspirée. » En effet, le journaliste Truffaut défend l’œuvre du cinéaste Guitry dès ses chroniques publiées dans Arts-Spectacles. En février 1956 (il a tout juste 24 ans) il fait l’éloge de Si Paris nous était conté : « beaucoup de talent, évidemment, mais décuplé sur le tard par une méchanceté du meilleur goût. » Un an plus tard, il célèbre Assassins et Voleurs et Les trois font la paire. À la mort de Guitry, en juillet 1957, il écrit : « il brodait sur des thèmes qui lui était personnels : les bienfaits de l’inconstance amoureuse, l’utilité sociale des asociaux : voleurs, assassins, gigolos et rombières, toujours le paradoxe de la vie et c’est bien parce que la vie est paradoxale que Sacha Guitry fut un cinéaste réaliste. »
Truffaut n’a jamais rencontré Guitry et il explique, malheureux, dans cet article de juillet 1957 qu’il a refusé un entretien deux ans auparavant parce qu’il fallait soumettre les questions à l’avance. « J’étais idiot ce jour-là ».
L’éloge de Guitry par Truffaut concerne aussi son théâtre, dont il écrit en 1978, à l’occasion d’une mise en scène de Mon père avait raison au Théâtre Hébertot à Paris : « Les héroïnes de Sacha Guitry mentent comme elles respirent, mais elles respirent l’amour. Les hommes qui les courtisent aspirent constamment à l’amour définitif avant de s’installer gaiement dans le provisoire. »
La défense de Sacha
En 1982, il fait le compte-rendu du livre d’Henri Jadoux sur Guitry, livre qui confirme sa conviction que Guitry ne fut jamais un collaborateur, malgré les accusations de 1945. On lit dans ces lignes que Truffaut pense à Guitry comme à un homme qui « était coupé de la réalité environnante ». Ce qui le met en cause et le dédouane à la fois, Truffaut écrit : « Pour Sacha, l’homme est une créature qui se rend tous les soirs au théâtre, comme les premiers hommes se rendaient à la pêche ou à la chasse. »
Comme souvent avec Truffaut, son exercice d’admiration à l’endroit de Guitry est un exercice enthousiaste mais lucide, amoureux mais analytique, constant mais subtil. Du garçon de 13 ans qui attend son copain à l’abri de la salle du Quartier latin au cinéaste célèbre de 50 ans qui défend toujours « son » Sacha dans la revue confidentielle qu’est le Bulletin des amis de Sacha Guitry, il s’agit bien de l’histoire d’une fidélité.
René Marx
Sources :
François Truffaut, Le plaisir des yeux, Flammarion, 1987
Sacha Guitry, Le cinéma et moi, préface de François Truffaut, Ramsay Poche Cinéma, 1990
François Truffaut, Chroniques d’Arts-Spectacles, 1954-1958, Gallimard, 2019
François Truffaut, Correspondance avec des écrivains, 1948-1984, Gallimard, 2022