Publié le 29 juin, 2022 | par @avscci
0Numéro 694 – Diamants sur canapé de Blake Edwards
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Dossier Diamants sur canapé de Blake Edwards
Entre New York et Hollywood :
Truman Capote et le cinéma
En 1958, Truman Capote a 34 ans. Depuis quinze ans il publie, depuis dix ans il est célèbre. New-Yorkais en vue, fréquentant le monde intellectuel, les mondains, particulièrement les mondaines : ses amitiés féminines seront essentielles toute sa vie. Si sa vie sentimentale se construit avec les hommes qu’il aime, sa vie amicale est peuplée de femmes brillantes, belles, souvent très riches. En 1958, donc, il publie Petit Déjeuner chez Tiffany. C’est ce qu’on appelle une novella en anglais, c’est-à-dire un roman court. Son narrateur, qui situe son histoire vers 1943, est apparemment l’auteur lui-même. Il n’a pas de prénom, même si Holly l’appelle Fred. Mais c’est un jeune écrivain en devenir et il donne la date de son anniversaire : le 30 septembre. Signe d’identité comme un autre. Quant à sa fantasque voisine de l’East Side, elle s’appelle Holiday Golightly (« Vacances va légèrement » en VF). On découvrira qu’elle est née Lulamae Barnes.
PAR RENÉ MARX
Qui est cette jeune fille de dix-neuf ans ? Est-ce la mère de Truman Capote, née Lillie Mae Faulk en 1905 est qui s’est suicidée quatre ans avant la publication de Petit déjeuner chez Tiffany ? Est-ce, comme l’a souvent dit l’écrivain, une des jeunes femmes qu’il a réellement connues dans les années de guerre à New York et dont il ne voulait pas qu’elles disparaissent dans l’oubli ? Est-ce Truman Capote lui-même, anxieux toujours à la recherche de la légèreté (« Vacances va légèrement ») ? Est-ce sa grande amie Marilyn Monroe, petite orpheline de la Grande Dépression, entourée d’hommes qui l’exploitent et l’emmènent vers Hollywood ? Hollywood fera la gloire et le désespoir de Marilyn. Holly n’aura fait qu’effleurer Hollywood, s’en extrayant dès l’abord sous le joli prétexte qu’elle préfère une visite à New York (où « elle n’est jamais allée ») à un bout d’essai incertain dans un quelconque studio. Holly sera en tout cas un très grand personnage de la littérature. Quand Capote pense à l’adaptation de sa novella à l’écran, il n’envisage aucun autre choix que Marilyn. Et c’est Audrey qui l’emporte, c’est Audrey qui sera Holly pour l’éternité, quand Marilyn mourra moins d’un an après la sortie du film. Marilyn et son flacon vide de Nembutal, et Holly dont son agent, O.J. Berman, fait le portrait suivant au narrateur : « … le genre de filles dont on apprend qu’elles ont fini au fond d’un flacon de Seconal. Je l’ai constaté plus de fois que vous n’avez d’orteils. Et ces filles n’étaient même pas cinglées. Elle, elle l’est. »
Prudences hollywoodiennes
Si Audrey n’est pas Marilyn, elle est exactement le personnage si attirant du texte de Capote. Ce qui change dans le passage au film, c’est ce qu’Hollywood n’accepte pas encore en 1961 et que la littérature permet sans difficulté. Holly, dans la novella, est clairement une prostituée. Dans le film elle disparaît avant de coucher, en ayant prélevé cinquante dollars pour la « powder room ». Dans le livre, l’homosexualité est évoquée plusieurs fois. Le narrateur concède lui-même au détour d’un phrase qu’il est peut-être un peu « lesbienne ». Holly affirme au narrateur : « On devrait pouvoir épouser des hommes ou des femmes ou… écoute, si tu venais me trouver pour me dire que tu voulais me mettre à la colle avec un cheval de course, je respecterai tes sentiments. Non, sans blague, l’amour devrait être permis ! Je suis pour à fond. » Dans le livre, Holly est enceinte de José et perd le bébé à cause des coups assénés par une policière au moment de son arrestation. Le changement le plus important c’est que le livre exclut la romance. La fin avec le baiser sous la pluie est une invention cinématographique, qu’on accepte avec d’autant plus de méfiance que les relations de Paul et Holly sont (sauf une possible passade) chastes et amicales jusqu’à ce retournement final. Dans le livre, Holly prend son avion pour le Brésil, disparaît de la circulation et revient des années plus tard sous la forme étrange d’une statuette africaine dont tout laisse croire qu’elle fut le modèle. Dans le livre, Monsieur Yunioshi ne fait que passer furtivement. La voisine folle, agressive, qui appelle la police et dénonce Holly, est une chanteuse lyrique qui a disparu du film, Madame Spanella. Enfin, dans le livre on apprend le nom complet de Mag Wildwood, qui a épousé Rusty Trawler : Miss Margaret Thatcher Fitzbue Wildwood. Je jure que je n’invente rien. Margaret Thatcher !
Deux histoires jumelles ?
Au fond, au cinéma, le film qui ressemble le plus à Diamants sur canapé, c’est Cabaret de Bob Fosse. Les livres originaux sont écrits par deux écrivains homosexuels, Truman Capote en 1958 et Christopher Isherwood en 1937, qui racontent leur amitié fascinée pour une jeune femme brillante, vivante, cachant sa mélancolie et ses souffrances passées et présentes sous des trésors de séduction et de fantaisie. Holly et Sally perdent l’enfant dont elles ont cru qu’il les sauverait. Et dans Cabaret, dix ans après Diamants sur canapé, le cinéma américain a le courage de refuser le happy end. Le petit signe de la main de Liza Minnelli pour prendre congé avec tristesse et grâce de Michael York, aurait pu être celui d’Audrey Hepburn si la fin du livre de Capote avait été respectée. Holly et Sally se ressemblent étonnamment. Capote connaissait Isherwood, et l’admirait.
Fidélité
Au fond, les différences entre le texte de Capote et le film d’Edwards ne changent pas grand-chose. Le baiser sous la pluie, à la fin du film, nous disions qu’aucun spectateur attentif ne peut y croire vraiment. C’est un fake, probablement assumé. Ce qui est fidèle à Capote, et peut-être à Holly Golightly elle-même, c’est l’extrême fantaisie, la grâce insigne d’un film qui recouvre toute mélancolie par le génie comique d’un cinéaste qui n’hésite devant aucune rupture de ton, aucune absurdité (le chapeau qui flambe pendant la « party », l’excès même du personnage de Yunioshi). Que l’écrivain ait aimé le film ou pas, le style frénétique et subtil d’Edwards, le talent exceptionnel d’Audrey Hepburn ne le trahissent en rien, même si la tonalité générale est différente. Même si Capote est disert quand il s’agit de décrire, de peindre un visage ou un lieu, l’élégance de son écriture, fabriquée avec un anglais précis, simple, va directement au fait sans jamais aucune lourdeur. « Va légèrement. » Est-ce un hasard si Capote écrit, au moment de relater la première vraie rencontre avec Holly : « J’étais allé au cinéma et, rentré chez moi, je m’étais couché avec un verre de bourbon et le dernier Simenon ». Simenon, modèle de style, précision du trait, réalisme et amertume. Les différences comptent peu au bout du compte, voilà un rare exemple de livre parfait adapté sous la forme d’un film parfait.
En compagnie de Jennifer Jones
La relation qu’entretient Capote avec le cinéma est précoce. À vingt-neuf ans, il écrit les dialogues anglais d’un film curieusement hybride, puisqu’il s’agit de l’œuvre de Vittorio de Sica tournée la nuit dans la gare de Rome avec Montgomery Clift et Jennifer Jones, produite par David O. Selznick lui-même, Station Termini. La même année, c’est un film assez tordu de John Huston dont il écrit le « scénario » : après African Queen et Moulin Rouge et avant Moby Dick, Plus fort que le diable est un film de vacances. Huston venait à Ravello et sur la côte amalfitaine pour profiter des beautés du sud de l’Italie, et tournait un film sans queue ni tête en compagnie d’agréables camarades. Loin des contraintes et des lourdeurs hollywoodiennes, demandant à Truman Capote de livrer les pages de son scénario la veille pour le lendemain, passant une bonne partie de son temps à se torcher avec son complice Bogart, il a construit ce pudding assez appétissant sans penser probablement à la postérité et aux nuées du grand art. La distribution est curieuse, Bogart est un escroc distant, complice ou ennemi, on ne sait pas très bien, d’une clique de personnages de bande dessinée dont les merveilleux Peter Lorre et Robert Morley, le Petit et le Gros, visqueux à souhait. Gina Lollobrigida joue l’épouse idiote de Bogart, un rôle dont on voit mal à quoi il sert (à contempler Gina Lollobrigida, peut-être). Jennifer Jones est blonde et minaudière, justement à peine échappée du tournage de Station Termini, mariée à un sinistre et amusant Edward Underdown. Adapté du roman d’un écrivain communiste anglais dont Bogart avait acheté les droits, le film est plus proche de Tintin en Italie que de Reflets dans un œil d’or. Et qui doubla Bogart quand il se blessa pendant le tournage ? Peter Sellers ! Oui, Peter Sellers ! Clin d’œil prémonitoire à Blake Edwards ? Mais en est-on bien sûr ? Un film sur des escrocs tourné comme des escrocs par Huston et Bogart ? En tout cas, pour le spectateur, une expérience curieuse. Et pas désagréable.
Les années 1950 passent et Capote exécute divers travaux pour la télévision, avant, l’année de la sortie de Diamants sur Canapé, de co-écrire, d’après Le Tour d’écrou de Henry James, le scénario des Innocents, film britannique de Jack Clayton, flamboyante histoire de fantômes que François Truffaut adorait. Les Innocents sortit sur les écrans un mois après Diamants sur canapé, film sur lequel Capote n’intervint pas autrement qu’auteur de l’œuvre originale.
Un roman vrai
Si l’on peut passer sur de furtives activités télévisuelles, dont diverses adaptations de ses textes auxquelles il ne participa pas, impossible d’oublier en 1967 l’extraordinaire De sang-froid de Richard Brooks (découpage et dossier dans le numéro 543 de L’Avant-Scène Cinéma). Capote est passé sur le tournage, mais il n’y a pas été associé, pas plus qu’à l’écriture du scénario. Cependant il commenta par la suite : « Ce n’est pas exactement mon livre mais c’est un sacré film. » C’était à l’époque où Edwards tournait Diamants sur canapé que Capote inventa un genre littéraire nouveau, un « roman vrai », en enquêtant longuement sur le massacre de la famille Clutter dans l’État du Kansas par deux hommes qu’il rencontra souvent dans leur prison et qu’il accompagna au point d’être présent à leurs derniers moments. Le 19 avril 1965, il écrivait à son grand ami le photographe Cecil Beaton : « Perry et Dick ont été pendus mardi dernier. J’étais là parce qu’ils me l’avaient demandé. Ce fut une épreuve atroce. Dont je ne me remettrai jamais complètement. Je vous en parlerai un jour, si vous pouvez le supporter. » Au début de son texte Fantômes au soleil : le tournage du film De sang-froid, Capote écrit : « Un après-midi très chaud, en mars dernier, à l’ouest du Kansas, Richard Brooks s’est tourné vers moi, entre deux prises du film qu’il dirigeait, et sur un ton de reproche, me demanda : “Qu’est-ce qui vous fait rire ?” “Oh, rien”, répondis-je. La vérité était que je me souvenais d’une question ancienne de Perry Smith, l’un des deux meurtriers dont le procès était reconstitué pendant ce tournage. Il avait été arrêté quelques jours auparavant et avait posé cette question : “Y a-t-il des représentants du cinéma ici ?” Je me demandais ce qu’il aurait pensé de la scène que je voyais : les gigantesques arcs installés dans la salle de procès où lui-même et Richard Hickock avaient été jugés (…), les générateurs ronronnant, les caméras vrombissantes, les techniciens chuchotant qui dansaient entre les épais rouleaux de câble électrique. » Richard Brooks ne fait pas intervenir dans son film un « Truman Capote » enquêtant sur le crime. Dans deux films, Capote devint personnage de cinéma : le Truman Capote (2005) de Bennett Miller qui permit à Philip Seymour Hoffman de remporter un Oscar en 2006 et Scandaleusement célèbre (2006) de Douglas McGrath qui fut éclipsé par le triomphe du précédent. Les deux films se focalisent sur la longue enquête de l’écrivain sur le massacre de la famille Clutter.
Marilyn !
Et l’histoire commune de Capote et du cinéma, c’est surtout son amitié réelle avec Marilyn Monroe, Marlon Brando, les textes qu’il écrit sur Chaplin, Mae West, Bogart, John Huston, Elizabeth Taylor et qui demeurent aujourd’hui. Citons quelques passages. Il cite Marlon Brando en 1956 : « Mon dieu, quel film extraordinaire : Les Enfants du paradis ! Peut-être le meilleur film qu’on ait jamais fait. Tu sais, c’est la seule fois où je suis vraiment tombé amoureux d’une actrice, de quelqu’un sur l’écran. J’étais fou d’Arletty. » En 1959, à propos de John Huston : « Son art (…) est dans une certaine mesure le résultat de la compensation d’un de ses défauts : ce manque émotionnel qui lui fait voir la vie comme une tricherie (parce que le tricheur est trompé, aussi). Voilà le parasite qui permet de former la perle. Et il l’a payé, en termes d’humanité, en devenant lui-même une sorte de faucon maltais. » En 1974, il fait un lien entre Elizabeth Taylor, Marilyn Monroe et Judy Garland : « Je connaissais les deux dernières vraiment bien (…) Extrémisme émotionnel, besoin dangereusement plus grand d’être aimées que d’aimer, volonté impétueuse du joueur incompétent qui jette le bon argent avec le mauvais. » Et à la fin de A Beautiful Child, un court texte de 1979 : « La lumière baissait. Marilyn semblait s’estomper avec elle, se fondre dans le ciel et les nuages, s’amenuiser au loin. Je voulais élever la voix, couvrir le cri des mouettes, la rappeler : Marilyn ! Marilyn, pourquoi faut-il toujours que les choses tournent de cette façon ? Pourquoi faut-il que la vie soit tellement dégueulasse ? »
René Marx
On trouvera l’œuvre de Truman Capote en français aux éditions Gallimard.