Publié le 28 novembre, 2020 | par @avscci
0Numéro 677 – La Llorona de Jayro Bustamante
La Llorona de Jayro Bustamante
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Dossier La Llorona de Jayro Bustamante
Entretien avec Jayro Bustamante, réalisateur
Jayro Bustamante naît à Ciudad de Guatemala (capitale du Guatemala) en 1977 et depuis son enfance, vit avec sa mère dans la communauté maya de Sololá, à Panajachel, près du Lac Atitlán. Aujourd’hui, Bustamante est l’une des références majeures du cinéma guatémaltèque. Grâce à Ixcanul, son premier long-métrage, le jeune cinéaste a fait connaître la cinématographie guatémaltèque dans les festivals internationaux du monde entier, et a reçu une critique positive dans un contexte où la cinématographie nationale est marginalisée depuis très longtemps au sein de la sphère internationale. Son Ours d’argent lors de la Berlinale en 2015 lui a ouvert sans nul doute les portes du marché mondial. Contrairement à ses compatriotes cinéastes*, Jayro Bustamante a reçu une formation européenne et c’est peut-être ce qui les différencie. Après avoir suivi des études de communication à l’Université San Carlos de Guatemala en 2000 et avoir travaillé dans le domaine de la publicité avec l’agence internationale de Ogilvy & Mather, il a choisi de débuter sa formation cinématographique à l’étranger, tout d’abord en France, où il a obtenu son diplôme en direction cinématographique au Conservatoire libre du cinéma français à Paris et, plus tard, en Italie, au Centre expérimental cinématographique de Rome, grâce à une bourse versée par l’Union Latine. Après avoir terminé ses études en Europe, c’est en 2010 que le jeune guatémaltèque est revenu dans son pays natal pour se consacrer à la réalisation filmique.
Votre film est une version revisitée d’une des légendes populaires les plus connues en Amérique centrale, vous prenez le personnage mythique de la femme meurtrière et vous la transformez en justicière. Pourquoi avoir contourné le mythe ?
Jayro Bustamante : L’idée première était d’enlever la partie misogyne de la légende, autrement dit une femme qui devient matricide parce qu’elle ne peut pas supporter qu’un homme la quitte. Ou qui a pêché, parce qu’elle a couché avec un autre homme et que ses enfants sont d’un autre père. Mais je voulais garder en elle un côté élégant. Dracula m’a beaucoup inspiré. Je me suis demandé pourquoi les hommes monstrueux sont magnifiques quand les femmes sont hystériques ou folles ? J’ai donc souhaité mélanger ces deux personnages, et créer quelqu’un d’une élégance totale, faire d’elle une princesse comme Stoker a fait de Dracula un comte.
Au niveau esthétique, vous mobilisez également un autre mythe, cette fois-ci un mythe grec. Il s’agit des naïades ou nymphes d’eau. Ce choix est purement esthétique ou y-a-t-il de votre part un intérêt de vouloir rapprocher le mythe de la Llorona et celui des naïades ?
J. B. : Mélanger les deux mythes a permis de changer un autre élément de la légende de la Llorona. Dans la légende, l’eau est une arme puisque c’est là qu’elle tue ses enfants et qu’elle se suicide. Nous voulions utiliser l’eau comme les Mayas la voient, une source pour soigner. Alors qu’ils considèrent le feu comme un élément de renaissance et de purification. Nous nous sommes dit que l’eau allait nous servir, car ceux qui ont commis les massacres ont construit autour d’eux une sorte de barricade derrière laquelle ils se protègent, ils continuent réellement à penser qu’ils ont bien fait de tuer les indigènes, qui sinon seraient devenus communistes. L’eau était l’élément parfait pour pouvoir s’infiltrer dans ces barricades et commencer à pourrir le système de l’intérieur. Nous avons voulu que cet endroit, pour ceux qui connaissent bien la légende, soit comme un lieu où Sara serait tuée, même si à la fin on comprend que l’eau est aussi un endroit où elle peut apprendre à survivre, où elle se purifie, où elle se protège… On ne sait pas d’où ressortent ces références, même dans la mythologie maya, il y a beaucoup de syncrétisme basé sur les mythologies grecque et romaine, apportée par les Espagnols. Nous avons un peu tout mélangé, mais nous avions cette envie que la Llorona soit belle, qu’elle soit une déesse plutôt qu’une femme qui fasse peur. Personnellement, je crois que la beauté est une arme pour lutter contre l’horreur.
Pour votre adaptation/appropriation du mythe de la llorona, vous avez choisi le genre de l’épouvante, genre qui par ailleurs a déjà été utilisé par de nombreux cinéastes pour adapter ce mythe au cinéma. Pourquoi avoir choisi ce genre ? Que pouvait-il apporter à votre film ?
J. B. : Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce sujet, je voulais parler de l’histoire récente du Guatemala, et je me suis demandé comment le faire. Je fais évidemment un film pour le monde entier, mais mon travail possède une pertinence supplémentaire dans mon pays. Je me suis demandé comment aborder le sujet si mon peuple ne veut pas entendre parler des années de guerre civile. J’ai fait une étude de marché pour savoir ce que les Guatémaltèques regardent au cinéma. Il s’avère qu’ils s’intéressent aux superhéros et aiment les films d’horreur. Ma stratégie a été de me les approprier pour faire passer mon message. Le genre devient une sorte de papier cadeau qui amène le spectateur à regarder en face les horreurs que je dénonce.
Mais je ne voulais pas trop dénaturaliser la Llorona.On l’avait déjà transformée, il fallait conserver des éléments naturels… J’ai voulu faire un film d’horreur, mais en intériorisant cette horreur. Sans pour autant l’intellectualiser. Nous avons ainsi utilisé ces éléments qui étaient propres à la Llorona pour faire peur d’une façon qui soit très proche des légendes et des contes. Nous avons pensé un moment utiliser des serpents, mais là, l’horreur aurait été trop explicite. Les grenouilles, elles, restent davantage de l’ordre du conte de fées. La nuit devait également être utilisée, mais de façon très spécifique. Je voulais en même temps que le film soit très lumineux, que la lumière rentre par les fenêtres. C’est comme si nous avions eu une balance et que l’on avait contrebalancé chaque nouvel élément. La politique et l’horreur ne devaient pas prendre le pas sur l’autre. Après une scène très politique, je veillais à ce que survienne un peu de surnaturel. Ça a été la partie la plus amusante de l’élaboration du film. Nous nous disions : « Il faut que tous ces manifestants se muent ensuite en disparus ». Mais il ne fallait pas aller trop loin et qu’ils deviennent des zombies. Je ne pense pas que les films d’horreur soient vulgaires, et si je respecte beaucoup le genre j’ai veillé à ne pas dépasser certaines limites.
Vous avez réalisé trois longs métrages : Ixcanul, Tremblements et La Llorona, les trois développent des sujets divers et appartiennent à des genres très différents. Le silence, particulièrement celui de vos deux héroïnes et de votre héros, est un élément très important et récurrent dans votre trilogie. Comment interpréter ce silence et quel rapport peut-il entretenir avec la société guatémaltèque ?
J. B. : Je crois que c’est dû au fait de vivre au sein d’une société vraiment très forte, castratrice. Il est vraiment difficile de s’exprimer, de se battre. J’ai voulu marquer dans mes films, surtout dans Ixcanul et Tremblements, une ligne culturelle précise. La Llorona en revanche se nimbe de silence parce qu’on a peur, ce que l’on peut dire risque de réveiller les consciences, susciter des culpabilités, peut-être déclencher une justice. La Lloronaparle peu, car même si j’ai voulu rompre avec beaucoup d’éléments du personnage de la légende, il y en a d’autres que j’ai voulu garder. Je ne voulais pas que la Llorona ait d’autres forces ou pouvoirs que ceux que le film lui donne.
Pendant la guerre civile au Guatemala, vous avez vécu au cœur d’une des zones du conflit avec votre mère. Comment cette expérience vous a-t-elle marqué à titre personnel et comment a-t-elle influencé votre film ?
J. B. : Quand on est enfant, on ne se rend pas compte de ce qui se passe, surtout quand on vit dans un pays qui impose le silence. Quand on vous rend visite, il est sage de bien traiter vos hôtes et de ne rien dire qui ne soit anodin. Ce n’est que peu à peu que l’on comprend qu’il se passe des choses à l’extérieur. Alors qu’il n’y avait que très peu de médecins dans la région, ma mère travaillait dans un hôpital de l’État où elle devait soigner les militaires. Je me suis rendu compte de ce qu’il se passait quand les hommes de la guérilla ont commencé à venir la chercher. Ils lui couvraient le visage, la faisaient monter sur une moto pour l’emmener dans la montagne… Une fois les guérilleros soignés, ses ravisseurs la déposaient dans un espace public, où il y avait un téléphone, et on lui donnait une pièce pour qu’elle puisse appeler les pompiers, ou l’hôpital, afin que l’on vienne la chercher.
Nous ne savions pas très bien qui étaient les « mauvais » et qui étaient les « bons ». À vrai dire, ma famille ne faisait pas partie de la guérilla. Protéger des gens en les cachant chez nous relevait davantage de l’humanitaire. Lorsque ma mère partait, nous avions peur. Alors je me suis mis à poser des questions et on a commencé à me répondre.
J’avais quatre ans quand tout a commencé. Ma mère s’est mariée à un homme maya kaqchikel, qui est donc devenu mon père. Nous sommes partis vivre dans son pays maya quand j’avais deux mois. Ma mère ne tenait pas spécialement à perpétuer le silence, mais la naïveté d’un enfant pouvait être dangereuse, c’est pourquoi elle dosait l’information qu’elle me dispensait. C’est ainsi qu’au Guatemala, on trouve des personnes qui ignorent tout, car on a fait attention à ne rien leur dire. Pour les protéger, et pour protéger l’État. Ce n’est que progressivement que nous nous sommes rendu compte des massacres perpétrés à l’encontre de populations entières. Et que les militaires visaient une population précise. Quand ma mère s’est mariée, évidemment, elle ne s’est pas uniquement unie à un homme. Elle est entrée en même temps dans une famille et un système familial très prégnant. La mère de mon beau-père, que j’ai tout de suite considérée comme ma grand-mère, était une femme maya kaqchikel qui parlait quatre langues mayas, mais qui devait les cacher ainsi que ses origines. Parce que la famille de mon beau-père avait commencé à renier ses origines pour ne pas être discriminée. En espagnol, on dit « ladinizarse », ça veut dire « se blanchir » ou « se déguiser », nier ses origines indiennes. Un jour, j’ai parlé avec Rigoberta Menchú du moment où la conscience de ce que nous sommes naît en nous. Je crois que la mienne est apparue lorsque j’ai compris qu’on avait forcé cette femme, qui était tellement importante pour moi, ma grand-mère, à faire disparaître ce qu’elle était. Puis la guerre est venue qui m’a fait comprendre la difficulté d’être Maya.
Dans le film, au moment du procès du général, on entend le témoignage d’une victime qui raconte les atrocités commises par les militaires dans son village, et on aperçoit dans la scène, dans un second plan et pendant presque une minute, Rigoberta Menchú, militante indigène maya et Prix Nobel de la Paix (1992). Quel symbole ou message voulez-vous transmettre avec la présence de ce personnage historique ?
J. B. : Pour moi, Rigoberta jouait un rôle beaucoup plus important dans le film. Quand j’ai commencé à monter le projet, je l’ai appelée pour lui demander comment faire pour parler de la répression sans éveiller la haine ? Rigoberta est une experte du sujet, elle est aimée dans le monde entier, sauf dans son propre pays. Elle m’a donné des conseils. J’ai apporté un aspect fictionnel à la cour et je lui ai dit : « Tu sais quoi, j’aimerais bien avoir un Prix Nobel de la Paix assis à côté de ceux qui, pour les militaires, sont les mauvais, les communistes ». « Communiste », c’est une insulte très courante au Guatemala. Les communistes sont les ennemis, quelque part cela n’a rien à voir avec l’idée politique qu’ils portent. À chaque fois que quelqu’un agit contre le pouvoir, qui a toujours été militaire, il est décrété communiste. Et aujourd’hui, ce sont les défenseurs des Droits de l’Homme qui sont attaqués. Récemment un Français qui avait fait un travail sublime avec les communautés indigènes pour la défense de leurs propriétés et de leur territoire, a été tué. Quand j’ai demandé à Rigoberta de figurer dans le film, elle m’a dit : « Oui, je viendrai, mais pas toute seule ». Elle a amené d’autres personnes, qui militent pour les Droits de l’Homme au Guatemala, mais que l’on ne peut pas reconnaître internationalement. Ça a été un clin d’œil, pour montrer que du côté des « mauvais » il y a les victimes, les gens qui se battent pour la paix et que du « bon côté » se trouvent les militaires et leurs familles, que la société continue de considérer comme des héros.
Au sein de la maison du général, les quatre femmes représentent quatre générations. Votre choix n’est sans doute pas anodin, car on sait qu’au Guatemala chaque génération a vécu la guerre d’une façon différente. Quelle lecture peut-on faire des quatre générations et de leurs perceptions du conflit armé ?
J. B. : Je voulais représenter quatre femmes qui symbolisent les quatre générations. Pour moi, Carmen, la femme du général, appartient à la génération qui a tiré des bénéfices des événements, qui a perdu sa sensibilité et manqué d’empathie. C’était une période où certains étaient avides de pouvoir. Mais le Guatemala est un pays où le système latifundiste était très facile à instaurer… Pour moi, cette génération est damnée, elle ne peut pas s’ouvrir aux autres, à moins d’être possédée par une âme divine. Mais Carmen a aussi été une victime… On ne le sait pas, parce qu’elle garde le silence.
La seconde génération est celle de Natalia, c’est aussi la mienne, celle des enfants de la peur, de ceux qui se posent des questions, mais qui ne les creusent pas trop de peur d’obtenir de réponse. La guerre a été tellement longue et tellement violente que l’on compte des victimes dans les deux camps. Il n’y a pas que des victimes des génocides. La guerre a détruit beaucoup de familles, des deux côtés. Mais rien n’est tout blanc ou tout noir : certains militaires ont sauvé des familles.
La génération suivante est pour moi la plus abîmée. C’est celle qui, dans le film, est incarnée par ces femmes, des Mayas, invitées à vivre chez les oppresseurs. Des femmes qui savaient ce qui était arrivé à leur peuple, mais qui, parce qu’elles avaient été recueillies et épargnées, se sentaient obligées de servir, voire d’aimer leurs maîtres. Valeriana est un personnage que nous n’avons pas eu le temps de développer de façon très poussée, mais elle se retrouve à protéger quelqu’un qui a fait énormément de mal à son peuple. María Telón, la comédienne qui a joué ce rôle, a vraiment vécu ce dilemme. Elle était particulièrement attachée à son personnage. Nous avons eu beaucoup de mal avec elle, je lui disais : « Je ne veux pas que tu joues en plus le rôle de femme de ménage ». Et elle me répondait : « Mais c’est la réalité, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse si l’on ne la raconte pas ? ». Dans la vie réelle, elle a été femme de ménage à plusieurs reprises. Aujourd’hui, elle est commerçante et comédienne. Elle a en outre été veuve très tôt…
Enfin, il y a la génération de Sara dont je ne peux pas vraiment parler, car je ne sais pas où cette génération va aller. J’ai néanmoins commencé à percevoir certains changements. Les jeunes n’ont plus honte d’être mayas. Les jeunes commencent à s’intéresser aux autres, ils veulent ouvrir des portes. Je donne au personnage de Sara une responsabilité pour toute sa génération, car ceux qui l’ont précédée n’ont pas été à la hauteur. Il faut absolument que cette génération soit informée de ce qui s’est passé. Et qu’elle puisse mener la réconciliation en connaissance de cause.
La Llorona est un film de contrastes, de nuances politiques et esthétiques. Comment les différentes atmosphères les traduisent-elles ?
J. B. : Nous voulions vraiment les utiliser comme un outil important pour le récit. Nous voulions raconter le film depuis notre point de vue, ne pas être du côté de la victime ni des victimaires. C’était donc très important de retranscrire cette ambiance-là, montrer comment on vit dans cet endroit, dans ce fort qui, à la fin, devient aussi une prison, et comment, à l’intérieur de ce lieu, grandit la culpabilité jusqu’à ce que l’intérieur de cet endroit pourrisse. Cette ambiance a donc été très réfléchie. Il fallait confronter deux univers, ceux de l’extérieur qui n’aimaient pas le maître du lieu, et ce dernier qui ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre et qui refusait de se tordre le bras et d’assumer ses responsabilités. C’est ensuite que l’on a travaillé à doser les différents éléments : une touche de film de genre, mais en même temps un peu de social et un peu de politique. Nous étions tout le temps à la recherche de cet équilibre, j’espère que nous avons réussi. Notre plus grande peur était qu’une de ces trois facettes du film pique la vedette aux autres.
Dans La Llorona, le son est beaucoup plus travaillé que dans les autres films de la trilogie. On dirait presque que vous faites un usage Tarkovskien du son de l’eau. Quel rôle donnez-vous justement au son dans ce film ?
J. B. : Du côté technique, le son est un élément auquel je m’intéresse depuis très longtemps. Cette fois-ci, j’ai amené l’ingénieur-son dès l’écriture. Le film n’avait pas un budget aussi maigre que celui d’Ixcanul, mais il n’était pas énorme non plus. Donc dès l’écriture le son avait la responsabilité de nous aider à construire tout ce hors-champ que je ne pouvais pas filmer par manque de moyens. Enfin, nous parlions d’une figure de l’au-delà. Il fallait donc ramener l’au-delà au ciel et représenter la Llorona,qui est un personnage que les gens ont davantage entendu pleurer que vu. C’est un personnage qui fait peur ou rend fou par ses pleurs. C’était vraiment le film parfait pour utiliser le son. Aujourd’hui, je ne vois pas comment je pourrais travailler sur un autre film sans emprunter ce même chemin. Je pense qu’il y a eu en Amérique latine un avant et un après les films de Lucrecia Martel. Avec eux, le son a pris une importance nouvelle, nous nous sommes rendu compte que nous pouvions utiliser les sons pour dépeindre davantage notre culture.
La Llorona est un film très riche en références, vous mobilisez le cinéma de genre, la photographie, la littérature… Parlez-nous de ces références. Comment les avez-vous intégrées concrètement dans votre film ?
J. B. : Pour ce film, nous avons évidemment eu beaucoup de références cinématographiques, notamment de films d’horreur. Je me suis intéressé aux films d’horreur en huis clos. Nous nous sommes approchés de Shining et des Autres. Shining nous a aussi servi pour travailler la luminosité. Je voulais un film qui ne soit pas que noir. Le but recherché était donc de pouvoir mélanger des moments de luminosité très intenses, dans cette maison fermée, avec des moments sombres. Pour la lumière du jour, nous nous sommes focalisés sur ces films. Les Autres utilise aussi bien la luminosité que des moments plus sombres. En revanche, pour les passages noirs du film, je me suis éloigné des références cinématographiques parce que je voulais obtenir quelque chose de plus dessiné. Nous sommes donc allés chercher plutôt vers la peinture. Nous n’avons pas voulu copier, évidemment, mais nous avons été très inspirés et très touchés par tous les ténébrismes du Caravage et de Vélasquez. Ainsi, même quand on est dans le noir, les personnages ont une lumière qui émane presque d’eux-mêmes. Quant à la littérature, je pense que les références tiennent davantage du réel et beaucoup de tous les contes qui, en Amérique latine, survivent grâce à la tradition orale.
Vous évoquez l’importance du réalisme magique dans votre film, de quelle façon entendez-vous ce réalisme magique, y a-t-il des références littéraires qui vous ont particulièrement marqué ou inspiré pour ce film ?
J. B. : Dans la littérature en elle-même, je crois qu’en tant que Guatémaltèque, j’ai toujours été touché par Miguel Ángel Asturias (Les Hommes de maïs, par exemple) qui est, même d’après García Marquez, le père du réalisme magique, mais le réalisme magique qui va au-delà de la littérature et qui touche la vie quotidienne de chacun d’entre nous. J’ai grandi dans un univers de réalisme magique et de psychomagie. Je pense que cela est propre à certaines sociétés…
Des éléments esthétiques-narratifs occupent une place importante dans votre film, comme les grenouilles. Peut-être sont-elles issues de la cosmogonie indigène ?
J. B. : Oui, les grenouilles représentaient les âmes des disparus. Les âmes vont revenir sous la forme d’eau, de grenouilles, d’enfants. Puis les vrais disparus vont apparaître. Les grenouilles avaient ce rôle-là dans le scénario, mais nous nous sommes aussi servis d’elles en tant qu’élément visuel.
Dans un pays de forte tradition militaire où la censure et l’autocensure se sont imposées pendant des décennies, où grand nombre d’artistes y compris des cinéastes ont été persécutés, exilés, ont disparu et ont été assassinés par la répression, qu’en est-il aujourd’hui de la censure dans le cinéma national ? Avez-vous souffert de répression pendant le tournage et la production de votre film ?
J. B. : Aujourd’hui, il n’y a pas de censure directe comme pendant la guerre. Pour La Llorona, la censure a pris la forme de conseils, de messages puis d’appels téléphoniques. Nous avons cessé de répondre, parce que nous avions peur. Pendant le tournage, alors que nous étions dans la résidence de l’ambassadeur de France au Guatemala, la ministre des Relations extérieures est intervenue pour demander à l’ambassadeur, Jean François Charpentier, d’arrêter le film, puis elle a menacé d’intervenir directement. Il lui a répondu : « Faites-le et je m’en vais avec mes écoles, mes aides, mon ambassade… ». Nous avons également eu l’appui de l’ambassade du Mexique : l’ambassadeur savait que nous avions besoin d’un endroit en terrain international. Idem avec l’université jésuite. Même si nous n’avons pas reçu de menaces partout, à chaque fois que les gens nous ouvraient leurs portes, ils savaient qu’ils nous protégeaient…
Dans le scénario initial, vous avez l’intervention d’Alma qui dans la scène du rituel improvisé par Valeriana prend longuement la parole. Elle s’adresse à Valeriana, mais aussi à Natalia, en leur faisant des reproches. Particulièrement, elle demande à Valeriana pourquoi elle protège cette famille et lui dit qu’elle est une traîtresse qui au lieu de défendre son peuple est une esclave qui ne veut pas se rendre compte de sa condition. Pourquoi avoir coupé cette longue scène ? Alma est-elle plus percutante, plus forte par son silence que par sa parole ? Y a-t-il un rapport avec la trilogie et l’importance que vous accordez au silence de votre héros et de vos héroïnes ?
J. B. : Avoir coupé les scènes d’Alma quand elle est plus directe et celles de Natalia quand elle aborde des sujets crus est une décision prise au montage, car lorsqu’on fait un cinéma social qui dénonce ce qu’il se passe, on est toujours à la limite du pamphlet. Ce qui m’a toujours fait peur, car je pense que le cinéma est là pour nous aider à obtenir un reflet, pour nous amener à nous poser des questions, pas pour nous donner des réponses. Personnellement, je n’apprécie pas les systèmes totalitaires ou les religions qui nous dictent de façon rigide la façon dont nous devons réfléchir et penser. Et quelque part, je trouvais que les films avec ces scènes-là pouvaient s’y apparenter… J’ai préféré jouer avec le silence, ce qui n’était pas prévu au départ, mais me convient parfaitement.
En ce qui concerne le processus de réalisation, combien de temps vous a pris la réalisation du film (la conception du scénario, le tournage ainsi que la production) ? Quelle étape a été la plus difficile ?
J. B. : Ce film a été conçu comme le troisième volet d’un triptyque. J’avais à la fois l’idée du concept, et celle de la forme de mon histoire. Pendant que je réalisais mes deux premiers films, celui-ci prenait forme. On peut dire que j’ai passé quatre ans à travailler sur cette histoire. Mais au moment où nous avons décidé de faire le film, nous avions en tête un projet beaucoup plus classique quant à son financement. Le projet a été présenté au Festival de Saint-Sébastien où nous avons gagné un prix pour le développement. Puis la presse spécialisée a parlé du film. Nous n’étions pas vraiment inquiets que cela nous pose problème, car la presse cinéma est peu lue au Guatemala. Mais comme par hasard, la nouvelle s’est répandue jusqu’à devenir virale dans le pays. Nous avons commencé à recevoir des « conseils » de gens qui nous disaient : « Il ne faut pas faire ce film », « Réfléchis bien », « Les militaires sont encore au pouvoir » etc. Puis nous avons reçu des menaces anonymes. Nous risquions gros à ne pas faire le film très rapidement. Et grâce au CNC, qui nous a octroyé une aide pour réaliser le film et à mon coproducteur français Georges Raynaud, le processus a été super rapide. Nous avons présenté le projet en août à Saint-Sébastien… Un an plus tard, nous présentions le film à Venise. Je n’avais jamais travaillé à cette vitesse. Quelque part, c’est un film entièrement « fait-maison » : nous avons écrit le scénario, préparé les comédiens, tourné, fait le montage dans la foulée…
Quel a été le plus grand défi que vous ayez dû relever pour la réalisation de ce film ?
J. B. : D’habitude, dans un pays où le cinéma est émergeant, une industrie presque inexistante, les plus grands défis sont toujours d’ordre économique. Je sais que nous disons tous cela, mais dans notre cas, c’est encore plus vrai puisqu’il n’y a pas d’aides de l’État. De toute façon, vu le sujet abordé, il aurait été très difficile d’obtenir une aide directe. Nous avons reçu de petites aides de la part de membres de l’État, qui voulaient que ce film se fasse, mais pas de l’État lui-même. Mais le film s’est fait grâce à la France. Dans un sens, il nous est impossible de compter sur l’industrie privée au Guatemala, car tout le monde a peur d’aborder certains sujets. Les défis d’ordre artistique nous poussent à la créativité. Mais les difficultés économiques nous castrent : sans argent, on ne tourne pas ! n
PROPOS RECUEILLIS PAR ANDREA CABEZAS VARGAS
(Université d’Angers),
et mis en forme par Marjorie Mériguet
* Parmi les cinéastes guatémaltèques les plus connus, nous pouvons citer Elías Jiménez qui étudia le cinéma à l’École de San Antonio de los Baños à Cuba comme le fit également Rafael Rosa ; Alejo Crisóstomo fit ses études à l’École de Cinéma du Chili et Julio Hernández Cordón se forma au Mexique et aux États-Unis.