Actus Il était une fois en Amérique de Sergio Leone

Publié le 1 octobre, 2018 | par @avscci

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Numéro 656-657 – Il était une fois en Amérique de Sergio Leone

Il était une fois en Amérique de Sergio Leone 4ème couverture Il était une fois en Amérique de Sergio Leone

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Dossier Il était une fois en Amérique de Sergio Leone

Il était une fois en Amérique : une histoire de temps…

Il  était une fois…Il était même trois fois chez Sergio Leone. D’abord dans l’Ouest, ensuite la Révolution, enfin en Amérique. Si Leone a réalisé le second sans trop le vouloir, et même sans trop y croire, il est l’auteur incontestable des deux autres, l’homme des premiers mots et des dernières images, celui qui, égal à certains écrivains appelés conteurs, inscrivit d’abord en haut de la page – imaginaire ou réelle – l’expression « Il était une fois », avant de conclure en trois lettres : FIN. (bon d’accord, six en v.o. : THE END).

Sortie de son contexte, cette expression a des relents de mégalomanie, voire de prétention, qui induirait que Leone a construit une œuvre qui s’imposerait au monde comme seule référence admissible au sujet traité. On sait, bien sûr, qu’il n’en est rien. N’empêche. Il ne faut pas non plus mésestimer l’ampleur de la tâche accomplie. Avec le temps, plus encore qu’à partir de leurs qualités intrinsèques, ces deux films – … l’Ouest et … en Amérique – ont bel et bien valeur de borne, en ce qu’ils montrent et démontrent : 1) l’importance d’un cinéaste qui eut du mal à se faire prendre au sérieux par les penseurs ; 2) La volonté, chez Leone, de tendre vers un cinéma total ; 3) La valeur d’un discours historique dont la pertinence vaut sans doute mieux qu’un bon paquet d’ouvrages écrits avec componction par des petits maîtres en chaire.

Raconter une histoire et raconter l’Histoire. Sergio Leone ne se situe pas entre les deux, mais englobe ce double désir d’artiste, jusqu’à faire s’entremêler ces extrêmes, au point que l’un sert l’autre, et l’autre l’un, mais que jamais l’importance soit accordée plutôt ici que là. Chez Leone, la petite histoire fait la Grande (les petites histoires font la Grande, faudrait-il même écrire), et la Grande n’est pas uniquement identifiée par les événements qui la composent, fussent-ils de conséquences mondiales. Car au centre, dit Leone, il n’y en a qu’un : c’est l’être humain.

Un conteur, donc. C’est-à-dire un homme qui voit le monde comme un ensemble de mythologies, de péripéties et de récurrences. Si l’on s’en tient aux structures dramatiques et aux thèmes afférents aux contes sous leurs formes écrites, nul doute qu’ils peuvent se coller également au déroulé des scénarios leoniens : le héros, la transgression, l’initiation, le traumatisme, le secret, la trahison, le parcours, les mondes oubliés, les monstres, l’amour, la vengeance, enfin la mort, bien sûr. Tout y est dans Il était une fois en Amérique comme tout y était dans Il était une fois dans l’Ouest. L’ambition et l’exemplarité du cinéma de Leone, c’est d’avoir réussi à trouver, par sa mise en scène et son travail sur le récit, des correspondances exactes entre le texte et l’image. Et d’avoir fait de cette nouvelle grammaire, une marque de fabrique et un discours personnel. On peut même pousser le bouchon plus loin : la mise en scène leonienne, purement cinématographique, on en conviendra, est celle qui se définit le mieux en terme littéraire. C’est un joli paradoxe. Merci Sergio.

Au commencement était le début

Comment commencer une histoire ? Tout le monde a en mémoire la première séquence d’Il était une fois dans l’Ouest, sa gare, sa mouche, sa goutte d’eau, ses pistoleros, son train, son Charles Bronson, ses morts. On pourrait facilement la définir comme un prologue servant à présenter le héros avant qu’il ne rentre définitivement dans l’histoire. Tout y est, de l’étirement du temps au découpage de l’espace, des micro-péripéties à la conclusion, pour faire de cette séquence une excroissance du récit, presque un court métrage à elle toute seul. Mais on y apprend à la fin, grâce aux pièces que trouve Bronson dans le gilet des bandits, que ces trois hommes vite refroidis n’étaient pas là par hasard. Et de se rendre compte que tout ce qu’on a vu joué sur un mode extra-diégétique appartient bien à la diégèse. Comme la petite histoire entraîne la grande, cette partie-là appartient à un tout. Sergio Leone venait d’inventer le gros plan du récit.

À l’ébauche dans Il était une fois dans l’Ouest, ce principe est pleinement maîtrisé dans Il était une fois en Amérique. Les deux premières scènes, qui voient trois hommes de main énervés, chercher un dénommé Noodles, dont on ne sait rien, en butant une femme et en massacrant un type, donnent le sentiment étrange d’être déjà au cœur du film avant même qu’il ne débute. Pendant vingt bonnes minutes, jusqu’à voir Robert De Niro vieux, persiste cette impression de flottement – qui est qui, ou commence le récit, qu’est-ce qui est raconté. Qu’on en juge par cette entrée en matière : un premier temps, deux flashes-back, dont on ne sait à quoi ils se raccrochent, une très très (mais vraiment très) longue sonnerie de téléphone, montée off, dont on ne sait à quoi elle est reliée, enfin un retour au temps initial. Ouf, se dit-on. Mais non. Une fois De Niro arrivé à la gare, alors que tout, la musique nostalgique comme le décor passéiste vers lequel il s’approche, semble indiquer qu’on va se repiquer un bon coup de flash-back, et on n’est pas mécontent car on va peut-être y comprendre quelque chose, voilà que, par un subtil fondu enchaîné sonore en forme en flash forward, on prend 35 ans dans la vue et on retrouve De Niro aux cheveux blancs, mince on est encore paumé.

Ce jeu sur la narration n’est évidemment pas innocent. Hormis la volonté de brasser les petites histoires dans la grande, Leone est donc, mine de rien, en train d’appliquer aux figures du récit un découpage cinématographique : gros plan, plan large, plan américain… Là où le conte écrit parvient à se jouer rapidement de la temporalité en une phrase, un mot, une conjugaison de verbe, Leone, lui, travaille aussi rapidement cette temporalité par sa construction/déconstruction narrative. Et si ce n’est pas chose nouvelle dans le cinéma en général, qui n’a pas attendu longtemps pour se casser en mille morceaux, ça l’est assurément ici car s’inscrivant dans un genre – la saga populaire – peu habituée à ces perversions.

Parenthèse 1. Si A correspond au temps de la Prohibition (qui, lui-même, se divise en trois) ; B celui de Noodles/De Niro âgé ; C celui de la jeunesse des personnages (l’appellation A, B, C correspond simplement à l’ordre « d’arrivée » dans le film), alors Sergio Leone change, sauf erreur, treize fois de temps de récit. Bravo. Cette liberté et cette maîtrise donnent véritablement le sentiment de « feuilleter » une histoire. Fin de la parenthèse 1.

Parenthèse 2. Si l’on s’en tient à la vie Noodles/Robert De Niro : entre la fin de la partie A et le début de la partie B, il s’est écoulé plus de trente ans dont on ne saura rien du tout. Pendant la partie B, Noodles/Robert De Niro rend à son ami Moe la clé de l’horloge qu’il avait empruntée dans la partie A. Moe s’en saisit et va enclencher le mécanisme de l’horloge. Le temps, qui s’était arrêté, repart. Merci Sergio, ça va mieux en le montrant. Fin de la parenthèse 2.

Là est sans doute la différence fondamentale entre Il était une fois dans l’Ouest et Il était une fois en Amérique. Et dans cette différence se jouent le cinéma de Sergio Leone, sa singularité, son intelligence, sa modernité. Le premier, en effet, met en scène l’espace, et le second le temps. Et à sujet particulier, mise en scène particulière.

Le temps des ruptures

À voir et à revoir Il était une fois dans l’Ouest, il ne faut pas être bien malin pour remarquer la mise en scène de Leone faite, entre autres, de ruptures brutales d’échelles de plan ; l’échelle ayant d’ailleurs beaucoup plus de barreaux que d’habitude. Pour exemple et pour mémoire : les très très (mais vraiment très) gros plans sur les regards de Charles Bronson et d’Henry Fonda dans le plan final à la grue qui englobe les deux mondes dont Leone n’a cessé de nous parler : celui du train, de l’industrialisation ; celui du pistolero solitaire, de l’Ouest sauvage. Cette mise en rupture de l’espace est peu présente dans Il était une fois en Amérique. Il n’y a même qu’un seul gros plan sur les yeux de Robert De Niro lorsqu’il regarde à travers un trou du mur des toilettes, comme il le faisait, adolescent, pour admirer la jeune Deborah.

Que ce regard serve de rupture temporelle (on passe là du temps B au temps C) n’est pas innocent. Quinze ans plus tôt, dans l’Ouest, il servait à briser l’espace. En Amérique, il sert à briser le temps. Rien de surprenant : le sujet d’Il était une fois dans l’Ouest est, aussi, la disparition d’un monde pour un autre, le remplacement d’un espace par un autre, alors que le sujet d’Il était une fois en Amérique est, aussi, l’évolution d’un monde et des hommes qui l’habitent. Les héros d’Il était une fois dans l’Ouest ne sont plus à leur place dans un espace en mutation, les héros d’Il était une fois en Amérique cherchent leur place dans un temps en évolution. Il est dès lors normal que la mise en scène suive des chemins différents, ceux qu’impose Sergio Leone à ces sujets.

Comment terminer une histoire. On peut imaginer, sans trop se tromper, que la scène finale (Noodles/De Niro entre à la fumerie d’opium, s’installe, s’envoie une bouffée et sourit) se déroule chronologiquement au même moment que la scène d’ouverture. La boucle est donc bouclée mais, comme toujours chez un conteur, bouclée par une dernière pirouette qui laisse flotter une ambiguïté. Ou, plutôt, qui projette ce que l’on vient de nous raconter sur le terrain glissant de l’illusion. Noodles n’a-t-il pas rêvé cette histoire ? Et, nous-mêmes, n’avons-nous pas plongé la tête la première dans ce paradis artificiel sur grand écran ?
Quand il eût passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre.
Il était un fois le cinéma.
FIN.

Éric Libiot




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