Publié le 16 février, 2018 | par @avscci
0Numéro 650 – Mon garçon de Christian Carion
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Dossier Mon garçon de Christian Carion
Entretien avec Éric Dumont, directeur de la photographie
Comment êtes-vous passé du documentaire à la fiction ?
Éric Dumont : J’ai fait du documentaire pendant huit ans. J’utilise les méthodes du documentaire et je les applique à la fiction : la réactivité, le fait de capter des moments de vie qui parfois ne sont pas prévus sur le plateau, le fait d’amener ce côté brut, souvent avec une caméra à l’épaule comme je l’ai fait sur La Loi du marché ou sur Chasse royale. Dans la fiction, j’utilise des outils plus cinématographiques en termes de caméra et d’objectifs, mais je garde une manière de filmer proche de ce que je mettais en place en documentaire. Aujourd’hui je ne fais plus de documentaire. J’ai toujours eu des envies de fiction mais c’était compliqué de mettre un pied dans ce domaine. Je ne voulais pas être assistant pendant dix ou quinze ans, ce qui m’intéressais c’était de filmer, de capter des choses. Je me suis orienté vers le documentaire car j’avais cette envie, cette nécessité de filmer, mais j’avais toujours l’idée de faire du cinéma, ce qui s’est passé avec Stéphane Brizé et Christophe Rossignon.
Le documentaire est directement dans le vrai, alors que dans la fiction on recrée la réalité. L’acteur n’est pas le personnage et la relation à ce que vous filmez n’est pas la même…
É. D. : Dans un documentaire il y a quand même un point de vue. Quand on est sur un plateau de cinéma et que le comédien est dans son rôle, la situation est la même qu’en documentaire : au moment où on dit « Action », que l’on soit dans le documentaire ou la fiction, il faut capter ce qui se passe. Ce qui compte pour moi est d’être vraiment dans l’action et de capter des choses qu’on n’aurait pas captées avec une mise en place plus classique. Le jeu du comédien est sublimé lorsque la caméra arrive à le capter de manière spontanée et vraie. J’aime beaucoup un cinéaste comme Iñárritu : Babel ou 21 grammes, c’est vraiment de la fiction mais il trouve une vérité dans le jeu des acteurs.
La Loi du marché utilise des acteurs non professionnels, mais son scénario est très écrit, contrairement à Mon garçon…
É. D. : Mon garçon était un film plus « réalisé », avec différents axes de caméra, alors que Stéphane Brizé tourne beaucoup plus en plans-séquences avec un seul point de vue, un trois quarts dos, jamais frontal, jamais précédé, pour ne pas faire faux, ne pas faire installé. Pour Christian Carion, l’important n’était pas d’avoir un point de vue de documentaire mais de capter tout ce qui se passe et qui n’était pas forcément prévu. Il appelait ça la « première pression à froid », le premier jet. Ce n’était pas toujours possible car Guillaume Canet faisait parfois des choses imprévisibles : lorsqu’il a entendu pour la première fois la voiture dans les bois il est parti en courant et il a fallu refaire une prise. S’il partait et qu’il n’y avait pas affrontement, le reste du film ne pouvait pas avoir lieu. Avec le réalisateur et l’équipe, nous avons préparé le film avec une doublure pendant deux semaines. Lorsque Guillaume Canet a découvert les situations pour de vrai, il a réagi autrement et Christian Carion et lui ont remis les choses en cause au jour le jour.
Comment s’est passée la préparation ?
É. D. : Il y a eu tout d’abord la rencontre avec Christian Carion, organisée par Christophe Rossignon, qui avait produit La Loi du marché, qui avait vu Chasse royale et aimé l’énergie qu’il y avait dans ce film. Il s’est dit que ce pari un peu fou pourrait me convenir. J’étais en tournage avec Laetitia Masson dans le Sud et je suis allé sur Lyon rencontrer Christian Carion. Il m’a dit qu’on allait faire le film à quatre : lui, moi et les deux comédiens. Je lui ai répondu que ça allait être compliqué même si je venais du documentaire. Comme c’était un thriller, tourné dans les montagnes avec un vrai parti-pris artistique, je lui ai tout de suite proposé de tourner en Scope. Il pensait faire le film avec une petite caméra, sans aucune équipe technique, je lui ai répondu qu’il fallait réfléchir. Pour pouvoir mettre en boîte ce qu’il voulait dans le temps imparti, et sans problèmes techniques, il fallait beaucoup plus préparer que ce qu’il imaginait. Nous avons fait des repérages dans plusieurs décors auxquels il avait pensé : l’idée était d’être dans un village et d’avoir tous les décors à proximité. Chaque déplacement était minuté. Lors des repérages nous avons vu des décors plus ou moins pratiques. Il fallait penser aux entrées de jour, aux accès, aux hauteurs sous plafond, à la réflexion des vitres. Ce n’était pas un tournage classique, il fallait pouvoir tourner dans tous les axes, à 360°, nous avons beaucoup travaillé sur le choix des décors. L’idée était de prendre des décors qui existaient déjà, pour ne pas redécorer, ou en se cantonnant à de petites interventions. Christian voulait se greffer sur des décors qui existent, avec une vraie âme. Nous avons fait ce choix ensemble et ensuite j’ai expliqué à la production et à Christian que si nous voulions réussir à fabriquer ce film dans les délais impartis et à capter ce que nous voulions, il était impératif de tout prélighter, c’est-à-dire d’éclairer les décors en amont, à 360°, sans aucun projecteur visible, afin d’avoir la liberté d’aller vite et de tourner le film en six jours. Sans cela ce n’était pas possible. Christian n’avait pas prévu de dispositif d’éclairage et voulait faire avec ce qu’il trouverait, mais je lui ai dit que c’était indispensable d’éclairer pour ne pas être battu. Le scénario indique qu’il n’y a pas d’électricité dans le bâtiment où sont retenus les enfants. Il fallait pouvoir y voir de jour sans électricité, et y voir la nuit. J’ai donc installé une trentaine de lampadaires à l’extérieur et je renvoyais la lumière à l’intérieur avec de grands panneaux blancs. C’était très compliqué d’éclairer un tel décor car il est énorme. Mon dispositif était d’avoir tous les éclairages à l’extérieur, d’éclairer en indirect, par l’extérieur. J’ai eu une semaine avec mes équipes techniques pour installer le matériel, deux poids-lourds et demi de lumière. Nous avons éclairé les vingt-cinq décors en jour et en nuit car Guillaume Canet pouvait y revenir quand il voulait. Pendant le tournage j’avais des talkies walkies et je prévenais l’équipe que Guillaume se dirigeait vers tel décor : les électriciens allumaient tout puis disparaissaient, et nous arrivions pour filmer. Le décor du gîte rural était éclairé de jour lorsque nous y sommes allés le premier matin, après le tipi, puis nous avons fait notre journée pour ensuite y retourner de nuit pour la scène avec Olivier de Benoist.
Les scènes au caméscope ont été tournées avant ?
É. D. : Oui, en une journée ou une journée et demie pendant que nous faisions les répétitions avec la doublure. Une heure par scène à peu près. Nous avons fait plusieurs prises. J’ai voulu filmer avec un vrai caméscope, mais semi-professionnel, c’est-à-dire que je pouvais débrayer la mise au point et le diaphragme. Je voulais jouer sur les différences de texture : c’était désentrelacé, avec un bruit vidéo, un format 16/9, alors que le reste du film est filmé avec une Alexa, pour un rendu très doux, avec des optiques anamorphiques atypiques. L’idée était d’utiliser deux supports différents, pour donner cette véracité aux scènes. Nous n’avons pas utilisé d’éclairage pour ces scènes, il fallait être très naturel.
Pour le reste du film, il y avait deux caméras…
É. D. : Nous avions trois corps caméra, dont un qui était équipé seulement pour les voitures. La voiture était petite, il fallait pouvoir y entrer et en sortir très vite, en tenant compte des changements de température (il faisait plus de zéro degré dans la voiture et moins de zéro à l’extérieur). Pour ne pas perdre de temps, il y avait une caméra dédiée : Guillaume Canet rentrait dans la voiture, nous avions cette caméra avec un objectif 50mm et j’entrais avec lui. J’étais souvent sur le siège passager, ou à l’arrière lorsqu’il était avec un autre acteur.
Lorsque nous avons tourné la scène des tipis, j’attendais à l’extérieur, nous avons fait cette prise en plan-séquence et pendant que nous tournions, mes assistants préparaient le corps caméra pour la voiture, je posais la première caméra, je courais dans la voiture, on me passait l’autre caméra et je continuais à filmer. Du coup il n’y avait pas de temps d’attente comme d’ordinaire sur un autre tournage, ce qu’il fallait absolument éviter pour que Guillaume Canet ne sorte pas de son personnage. Tout cela a été conçu durant les deux semaines de préparation. Lorsque nous avons répété pour la première fois la scène des tipis, le trajet en voiture et la discussion avec Mélanie Laurent, il y a eu en tout dix minutes d’attente. Christian Carion et la production m’ont dit : « Ce n’est pas possible, on n’y arrivera pas comme ça. » Nous avons dû nous entraîner à aller plus vite.
Vous avez rencontré des problèmes durant le tournage ?
É. D. : Oui, dès la première matinée de tournage. Nous avions tout répété avec cette doublure pendant deux semaines, nous étions arrivés à trois minutes de temps d’installation et tout était à peu près réalisable. Les électros couraient avec un projecteur pour le changer de place pendant que nous montions à l’étage. Les techniciens n’étaient pas du tout impliqués de la même manière que sur un tournage normal. Là ils devaient suivre le scénario, être à l’écoute de ce que je leur disais. Après ce filage de deux semaines, nous sommes retourné trois jours à Paris pour se reposer avant le tournage et ses six jours intenses. Et durant ce week-end, il s’est mis à neiger. Pour moi, cela changeait toute la lumière. Le premier matin, pour la scène au gîte rural, les ballasts des six projecteurs HMI étaient sous la neige, ils avaient gelé pendant le week-end et nous les avons chauffés au sèche-cheveux pour les faire démarrer. La production était paniquée. Nous avons finalement fait cette scène avec trois projecteurs sur six. Ça a été une de mes grosses frayeurs. On a dû tout rééclairer en mettant des calques foncés, des papiers neutres sur les fenêtres afin d’atténuer la luminosité de la neige.
J’ai utilisé des optiques très atypiques et anciennes, des anamorphiques avec lentille à l’avant sur une base de Zeiss grande ouverture. Elles sont très rares. Il s’agit de la série d’optiques utilisées sur Apocalypse Now, qui a été faite par Joe Danton. Normalement les optiques anamorphiques ne sont pas très sensibles, elles ouvrent à 3,5 ou 4, alors que celles-là ouvrent à 1,4. On ne peut pas les utiliser à 1,4 car il y a trop d’aberration, elles sont trop molles, mais on peut les utiliser à 2, ce qui donne une notion d’impressionnisme dans les flous. On a fait des essais avec des optiques plus récentes, avec moins de défauts et d’aberrations mais celles-ci avaient une douceur, racontaient quelque chose sur les peaux, mélangé à du numérique, que Christian Carion et moi préférions. Comme il y avait parfois une deuxième caméra et les tournages en voiture, nous avons aussi eu besoin d’une autre série d’optiques. Il y a aussi eu une troisième série d’anamorphiques pour les paysages. Cela a été compliqué d’avoir ces trois séries anamorphiques rarissimes au même moment sur le même tournage.
Outre la voiture, il y avait donc deux caméras sur le plateau…
É. D. : Il y en avait une pour moi, avec laquelle j’ai fait les trois quarts du film. Les scènes où il y avait deux caméras étaient celles où il y a des « duels » entre Guillaume Canet et un autre personnage : à la gendarmerie, au gîte… Il fallait des champs-contrechamps, alors il y avait deux caméras et un autre cadreur. Cela permettait de ne pas couper, de ne faire qu’une prise. Il y avait les deux gros plans et à la fin de la scène on faisait rapidement un ou deux plans larges avec des axes différents.
Comment avez-vous fait pour suivre Guillaume Canet courant dans la forêt ?
É. D. : J’étais sanglé. Il y avait des cordistes et des machinistes qui avaient répété en amont et qui nous attendaient avec les accroches déjà faites. Lorsque Guillaume Canet et moi arrivions, ils me sanglaient et je descendais comme ça. C’était assez fort. J’ai dû me préparer physiquement pour le film. Je nageais le soir et le matin. Une fois équipée avec les optiques, la caméra fait vingt-deux ou vingt-trois kilos. Avec un steadicam, le poids de la caméra est réparti sur l’ensemble du dos mais là on était en caméra à l’épaule, avec un poids réparti de façon complètement asymétrique. Cette ascension de la forêt a été faite en une matinée et ça été très très physique.
Lorsque Guillaume Canet arrive dans le grand bâtiment où sont retenus les enfants, le chemin n’est pas balisé, comment se dirige-t-il ?
É. D. : Dans ces moments-là, c’est ma position qui lui donnait implicitement le chemin à suivre. Comme il ne pouvait pas me foncer dedans, il savait qu’il devait aller ailleurs. Il était très important de faire le film avec un comédien qui est également réalisateur : lorsqu’il courait et qu’il voyait que je décrochais, il attendait une demi-seconde avant de repartir.
Quelles étaient vos relations avec Guillaume Canet durant le tournage ?
É. D. : Christian Carion n’a pas voulu que nous nous rencontrions avant, mais nous avons eu une relation très complice. Il m’a dit à la fin du film que nous avions vraiment dansé ensemble, nous ne nous parlions pas du tout mais il comprenait mes déplacements. Nous étions très proches, il fallait être au même moment au même endroit. Nous nous sommes compris rapidement. Il a vu que j’étais énergique, que je courais après lui et que je ne le lâcherai pas. Ça lui a parlé dès les premières prises. Christian Carion le laissait à l’écart de l’équipe, le nourrissait petit à petit d’informations et du coup il était comme dans un jeu de rôle, il y avait une vraie excitation de sa part. Lorsqu’il arrive dans l’ancien bâtiment EDF, on sent que c’est hyper fort, il ouvre les portes, il écoute les bruits, il regarde par la fenêtre, il cherche les ravisseurs… C’était très fort pour lui et ça l’était d’autant plus pour nous. Cela se voyait qu’il donnait beaucoup et qu’il fallait faire pareil.
En tant que spectateur n°1, aux premières loges, vous avez eu l’impression qu’il vivait vraiment ce que vivait le personnage ?
É. D. : Complètement. Au bout du troisième jour, il a dit : « En fait c’est un thriller. » Il ne savait même pas quel genre de film il tournait. Je ne connaissais pas Guillaume Canet avant mais, en le filmant, en étant à ses côtés, j’ai vraiment eu l’impression qu’il ne jouait pas, qu’il vivait les événements. C’est ce que je trouve très fort chez un comédien, qu’il soit sur un plateau classique ou non, c’est qu’il arrive à se détacher de ce qu’il est, qu’il devienne le personnage et qu’il vive la scène.
Les autres acteurs avaient un texte mais ils devaient s’adapter à la surprise de Guillaume Canet qui pouvait les devancer ou partir sur autre chose. Vous avez assisté à des moments de flottement ?
É. D. : C’est ça qui était intéressant dans ce film. Il y a les respirations, les silences, les hésitations que nous avons tous dans la vraie vie où personne n’a de texte écrit. Elles ont pu exister et ont même été montées. Mélanie Laurent a été incroyable, quand elle est entrée dans la maison et qu’elle s’énerve contre lui. Nous avions tous un peu les poils hérissés et nous n’avons fait qu’une prise parce que c’était incroyable. J’ai pu vraiment assister à des moments de vie, qui devenaient des moments de cinéma puisqu’ils étaient filmés.
Il y a peu de scènes qui ont donné lieu à plusieurs prises, à part celle où Guillaume Canet sort de la maison de l’homme qu’il a torturé…
É. D. : Techniquement pour cette scène il fallait faire un plan large et un plan serré. Ce n’était pas prévu. C’est Guillaume Canet qui a dit : « J’ai envie de sortir », alors j’ai couru pour avoir ce plan-là. Ensuite, ce n’était pas prévu de le relier à la montagne, de le montrer tout petit dans ce paysage. Dans une configuration plus classique, cela n’aurait pas eu lieu. J’adore permettre ça au réalisateur, faire que l’on oublie la technique et que l’on capte des choses qui n’étaient pas forcément prévues. C’est vraiment très proche du documentaire, alors que nous avons filmé en anamorphique, avec beaucoup de contraste, j’ai dû travailler avec des pointeurs, ce qui n’est pas du tout des méthodes de documentaire. Je voulais vraiment que les noirs existent. J’ai éclairé toutes les nuits avec des lampadaires achetés sur Le bon coin, plein de vieilles lampes à sodium pour avoir des nuits très oranges, une vraie lumière de thriller. Ce qui était le plus intéressant, c’était de réussir à éclairer des décors très grands à 360°, sans qu’on voie du tout le dispositif, tout en créant une ambiance. Il ne fallait pas avoir une image plate. Il fallait faire un thriller avec des contrastes, des noirs qui existent, avec un parti-pris artistique.
Le tournage a été difficile. Vous étiez malgré tout bien logés et nourris ?
É. D. : Très bien. Le régisseur et directeur de production du film vient du village où nous avons tourné. C’est pour cela qu’on a pu y tourner. Les décors ont été gardés et gardiennés pendant un mois avec les lumières en place, ce qui n’aurait pas été possible ailleurs. L’hôtel avait été entièrement réservé pour nous et nous mangions au restaurant à côté. Je pouvais nager matin et soir, sans quoi je n’aurais pas tenu. Il m’a fallu quelques semaines pour m’en remettre, l’adrénaline était tellement forte car on sait que quand on fait une prise il faut que ça soit la bonne.
Propos reccueilis par Yves Alion et mis en forme par Sylvain Angiboust