Publié le 23 mars, 2017 | par @avscci
0Numéro 641 – La guerre du feu de Jean-Jacques Annaud
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Dossier La guerre du feu de Jean-Jacques Annaud
Animaux et humains, nature et culture, dans les films de Jean-Jacques Annaud
Le propre de l’homme
« – Je pense !
– Les ennuis commencent… »
(Sa Majesté Minor)
Les films de Jean-Jacques Annaud sont des voyages initiatiques qui confrontent leurs protagonistes à la nature sauvage, et emmènent leurs spectateurs à la découverte de terres lointaines et de cultures ancestrales. Le cinéaste montre la part animale de l’être humain et porte sur les bêtes un regard plein d’empathie, propice à leur humanisation. L’homme et l’animal se font face, s’opposent puis reconnaissent leur origine commune. Films après films, Annaud questionne la nature humaine et la valeur de la civilisation.
L’aube de l’humanité
Dans les premières scènes de La Guerre du feu, les hommes préhistoriques marquent leur territoire : ils repoussent des loups qui s’étaient approchés trop près de leur grotte, puis affrontent une tribu ennemie, dont l’apparence et le comportement sont très largement simiesques. En tenant ainsi à distance les loups et les singes, la tribu des Ulams affirme par deux fois son appartenance à l’espèce humaine plutôt qu’au règne animal.
Le voyage de trois guerriers ulams en quête du feu ressemble ensuite à une frise chronologique illustrant l’évolution des espèces. Derrière eux, des singes sanguinaires ; devant eux, des tribus plus avancées. L’humanité cherche son chemin : la première tribu rencontrée, les Kzamms, maîtrise le feu mais elle est encore liée à la violence primitive par sa pratique du cannibalisme ; la seconde tribu, les Ivakas, est plus évoluée, tant physiquement (silhouette plus fine avec une meilleure station debout) que culturellement (début de langage articulé, peinture et artisanat) et technologiquement (armes de jet, fabrication du feu). Ils représentent un avenir possible pour l’humain.
L’évolution n’est pas linéaire et La Guerre du feu à une forme explicitement circulaire, avec un premier et un dernier plan identiques. Les trois explorateurs parcourent une boucle, quittent leur tribu pour mieux y revenir en apportant un savoir nouveau. Le groupe progresse en s’ouvrant au monde, par l’introduction d’individus extérieurs (la femme venue d’une autre tribu) et par le métissage (cette femme porte l’enfant d’un guerrier ulam).1 Chez Annaud, le passé et le présent coexistent : la philosophie et la science se heurtent à la superstition (Le Nom de la rose), un temple en ruine résiste aux assauts du colonialisme (Deux Frères), des cultures traditionnelles doivent faire face aux technologies guerrières modernes (Sept ans au Tibet, Or noir).
L’humanité animale
Le chemin qui mène des personnages de La Guerre du feu à l’homme moderne est long et sinueux : ils sont à peine à mi-chemin entre l’animal et l’humain, et hésitent encore parfois dans quelle direction aller.
À trois reprises, le comédien Ron Perlman a été pour Jean-Jacques Annaud l’incarnation de cette humanité intermédiaire, imparfaite ou dégradée. Acteur massif, au physique atypique et spécialiste des rôles grimés (la série télévisée La Belle et la Bête, Hellboy de Guillermo del Toro), Perlman est un homme singe dans La Guerre du feu, puis le bossu Salvatore dans Le Nom de la rose – cousin de Quasimodo dont la mise en scène souligne la ressemblance avec une gargouille – et enfin Koulikov dans Stalingrad, un soldat soviétique au sourire monstrueux (torturé, il a perdu ses dents, remplacées par une prothèse de métal).
La laideur primitive des protagonistes de La Guerre du feu se retrouve chez les paysans misérables du Nom de la rose : ces charognards se nourrissent des ordures rejetées par les moines, et on les voit s’épouiller, exactement comme leurs ancêtres préhistoriques. Les moines sont également des monstres, dont les perversions se traduisent par des tares physiques (nez aviné, peau livide, obésité, furoncles…). Les comportements humains sont régis par l’agressivité : les animaux grognent et mordent, les enfants jettent des pierres (Le Nom de la Rose, Sa Majesté Minor). La prêtresse de Sa Majesté Minor est une jeune handicapée mentale, qui rappelle Salvatore : dans de nombreuses cultures, le ou la chaman(e) est un individu marginal, souvent infirme. Cette laideur généralisée est compensée par la beauté quasi surhumaine de quelques individus, transformés en objets de désirs (l’enlumineur du Nom de la rose, Clytia et Karkos dans Sa Majesté Minor).
L’indifférenciation entre l’homme et l’animal est au cœur de Sa Majesté Minor, dont le personnage principal est un enfant sauvage élevé par une truie. Dans les romans d’aventures, ce sont les loups (Le Livre de la jungle) ou les grands singes (Tarzan) qui élèvent les petits d’hommes. Le choix d’un animal moins noble comme le cochon place le film d’Annaud sur le terrain de la farce et surtout de la fable qui, d’Esope à La Fontaine, croque et moque la société humaine au travers du règne animal. L’histoire se déroule dans un espace-temps flou, propre aux récits mythologiques. La seule indication donnée au spectateur n’en est pas une : « Longtemps avant Homère, quelque part en mer Egée. » C’est un monde d’avant l’histoire, d’avant la civilisation et donc d’avant les règles établies. La confusion règne : les hommes et les animaux y côtoient des créatures magiques, situées à l’intersection des deux espèces (le faune Pan à le torse d’un homme et les pattes d’un bouc, le centaure est mi-homme, mi-cheval). La sexualité n’est pas encore normalisée (sodomie, zoophilie… la recherche du plaisir ne se soucie pas de la morale)
La nature sauvage
Chez Annaud, la nature est grandiose mais aussi dangereuse. Soudain un éboulement (L’Ours) ou la surface d’un lac gelé qui se brise (Le Dernier Loup), et c’est la mort. Dans La Guerre du feu, un marécage engloutit les voyageurs et une grotte a priori accueillante cache un ours agressif. La vie est un combat et, pour survivre, les hommes sont poussés vers des comportements animaux. La première scène de bataille de Stalingrad illustre la théorie darwinienne de la survie du plus apte : les jeunes soldats sont envoyés au front sans préparation, avec une arme pour deux, le premier à mourir laissant son équipement à son voisin, et ainsi de suite jusqu’à épuisement de forces en présence. La ville de Stalingrad n’a plus rien de civilisée : la guerre l’a transformée en un désert de ruines. Dans Le Nom de la rose et L’Amant, les personnages pataugent dans la boue. L’abbaye-bibliothèque et la ville coloniale sont présentées comme des symboles du progrès mais elles se révèlent rongées par la saleté et les préjugés. Les décors de La Victoire en chantant, Sa Majesté Minor et Or noir sont eux écrasés par le soleil.
Annaud a souvent critiqué le colonialisme2, et montre l’inadaptation des Occidentaux aux conditions de vie des pays qu’ils exploitent, ce qui entraîne leur dégradation physique et morale (les colons de La Victoire en chantant sont indolents et, dans L’Amant, la mère de l’héroïne est dépressive, son frère drogué et violent).
L’homme veut dominer la nature, s’approprier ses ressources (le pétrole dans Or noir) mais il est en concurrence avec d’autres prédateurs, comme le loup (que l’on élimine au début de Stalingrad et dans Le Dernier loup). L’équilibre entre l’humain et l’animal est précaire et peut se renverser : dans Deux Frères, un tigre s’installe dans une baignoire après en avoir chassé son occupante et, dans La Guerre du feu et Sa Majesté Minor, les humains doivent grimper aux arbres pour échapper à des prédateurs. Sur un mode plus léger, on assiste à des affrontements cocasses entre animaux familiers (chiens) et sauvages (ourson et bébé tigre). Dans Deux Frères, l’irruption des tigres dans les maisons coloniales donne lieu à des scènes de destruction burlesques. La nature bouscule les humains et contrarie leurs plans. La famille de la jeune fille de L’Amant s’est ruinée en essayant de construire un « barrage contre le Pacifique » et de cultiver des terres inondables. Dans Le Dernier Loup, la modernisation des steppes mongoles imposée par le pouvoir chinois provoque un désastre écologique. Dans Deux Frères, les colons échouent à construire une route moderne à travers la jungle, destinée à transformer en site touristique les temples anciens (refuge des animaux sauvages), et à favoriser leur pillage. La nature donne aussi une leçon à Heinrich Harrer, l’arrogant alpiniste de Sept ans au Tibet : habitué à se voir en conquérant, Harrer se perd dans la montagne, découvre le froid et la faim, avant de trouver l’apaisement au contact du mode de vie modeste des Tibétains. Comme le disait déjà Guillaume de Baskerville dans Le Nom de la rose : « Pour dominer la nature, apprends d’abord à lui obéir ». Les nomades du Dernier Loup suivent cet enseignement, tout comme le héros de La Guerre du feu, qui s’incline face au puissant mammouth et obtient son aide pour chasser ses adversaires.
Les humains et les bêtes se partagent la Terre. La Guerre du feu présente un bestiaire qui se retrouve dans les films ultérieurs d’Annaud : loups, ours, lions (à dents de sabre). Les animaux, sauvages ou domestiques, sont omniprésents chez le cinéaste : cochons, chiens, vaches, poulets, canards, rats, se promènent en liberté (La Victoire en chantant, Le Nom de la rose, L’Amant, Sa Majesté Minor). Les colombes sont divinisées dans Sa Majesté Minor alors que dans Le Nom de la rose un chat et un coq noirs sont considérés comme les instruments du Malin. L’indistinction entre l’homme et l’animal est encore visible dans Le Nom de la rose : un moine est retrouvé noyé dans du sang de porc et Adso confond un cœur de bœuf avec celui d’un homme.
La bête à deux dos
Leur sexualité crue est ce qui rapproche le plus les personnages de Jean-Jacques Annaud du règne animal. Copuler, c’est « faire la bête », comme le dit la vestale de Sa Majesté Minor, abusée par le prêtre. Dans le même film, les hybrides mythologiques pratiquent une bisexualité paillarde.
Le sexe est d’abord une pulsion. Sans un mot, sans une explication, la mystérieuse jeune femme du Nom de la rose déshabille le moine encore vierge et lui fait l’amour près d’une cheminée. La lumière de l’âtre souligne la passion brûlante de leur étreinte autant qu’elle annonce le bûcher sur lequel la fille manquera d’être brûlée : pour l’Inquisition, le sexe est associé à la sorcellerie, c’est la marque de la bête (le Diable). Le couple de L’Amant fait aussi l’amour sur le sol, sans attendre d’avoir rejoint son lit, à quelques pas de là. Ils s’abandonnent pendant des heures, enfermés dans une chambre discrète, en marge de la société dont leur union bouscule les conventions (un homme et une enfant, un Asiatique avec une Blanche). Dans Stalingrad, le sexe est une façon de lutter contre la mort : les soldats russes vivent chaque jour comme si c’était le dernier et, de retour des combats, recherchent une brève jouissance, avant de remonter au front.
Les femmes et les hommes assouvissent leurs désirs sur le champ, comme des animaux : la rencontre d’une femelle dans la montagne déclenche chez l’ours brun une excitation spectaculaire ; Deux Frères débute par l’accouplement de deux tigres, qui donneront naissance aux héros du film. Le sexe fait partie de la vie et la nudité est aussi naturelle à l’être humain qu’aux bêtes : l’héroïne de L’Amant a une camarade de pensionnat qui se promène sans vêtements dans les dortoirs, inconsciente du trouble qu’elle pourrait causer.
La civilisation fait du sexe une marque de pouvoir : devenu roi, Minor affirme son autorité en arborant un gigantesque braquemart et, dans Le Nom de la rose, certains moines reçoivent les faveurs des villageoises en échange de nourriture. Lors du procès de Minor, Clytia prend sa défense en utilisant son corps comme un argument d’autorité : c’est grâce à sa beauté et à la fraîcheur de ses courbes qu’elle convainc l’auditoire, qui peine à se concentrer sur son discours.
Le consentement n’existe pas pour les hommes préhistoriques : il leur suffit de voir la croupe d’une femelle au bord de la rivière pour se ruer sur elle et la prendre par surprise. Le violeur de Coup de tête n’est guère différent. Sur ce point comme sur d’autres, La Guerre du feu est l’histoire d’une évolution : durant leur voyage, les Ulams expérimentent d’autres pratiques (les Ivakas sont polygames) et la femelle Ika fait découvrir à son compagnon Naoh un rapport plus tendre, des positions nouvelles qui favorisent un plaisir mutuel. Le film s’achève avec la fondation d’une famille nucléaire (un couple, hétérosexuel et monogame, avec enfant), forme traditionnelle de la société occidentale.
Pratique archaïque et parfois violente, la sexualité peut aussi devenir le levier d’une émancipation. Sa relation avec un homme mûr permet à la jeune fille de L’Amant de quitter l’enfance et de prendre ses distances avec un cadre familial délétère. Le novice Adso de Melk (Le Nom de la rose) a lui aussi la chance de connaître les plaisirs de la chair : sa décision de mener par la suite une vie religieuse, dédiée à l’étude, se fait en connaissance de cause, un choix que n’avait pas eu son mentor Guillaume de Baskerville.
Des animaux humanisés
Jean-Jacques Annaud a consacré trois films au monde animal : L’Ours, Deux Frères et Le Dernier Loup. La Guerre du feu et Sa Majesté Minor se situent eux au croisement des deux règnes (hommes singes et homme cochon). S’il révèle la part d’animalité présente chez l’homme, le réalisateur a aussi souvent montré « l’humanité » des animaux, leur sensibilité et leur intelligence. Aux génériques de L’Ours et de Deux Frères, les animaux sont nommés en premier, avant les interprètes humains, signe du respect que porte Annaud à leur travail. Animal ou humain, un acteur est un acteur. Et un personnage à part entière, que la mise en scène caractérise avec soin, malgré l’absence de dialogues.
Alors que les religieux du Nom de la rose établissent des distinctions et une hiérarchie entre les êtres (les Chrétiens et les hérétiques, les hommes et les bêtes), Jean-Jacques Annaud développe au contraire dans ses films un point de vue animiste : les hommes de toutes origines et les animaux de toutes espèces sont à égalité dans la nature. La nature toute entière est sacrée : les Mongols vivent au rythme des saisons et remettent leur existence entre les mains de la divinité naturelle qu’ils appellent Tengri (Le Dernier Loup). On comprend alors que le cinéaste ait dénoncé avec autant de régularité le colonialisme et la chasse (explicitement associés dans Deux Frères), car il s’agit de deux formes semblables de domination, d’un pays sur un autre, et de l’homme sur la nature. Jean-Jacques Annaud s’oppose au meurtre et à la mise en cage des animaux en montrant que ceux-ci sont on ne peut plus proches des humains.
La relation d’empathie entre l’animal et l’homme, esquissée dans L’Ours (au travers du personnage du chasseur interprété par Tcheky Karyo) devient centrale dans Deux Frères et Le Dernier Loup. Il s’agit de montrer comment l’homme apprivoise la bête, à moins que ce soit le contraire, comme le constate le héros du Dernier loup : « Vous dites que j’ai fait de mon loup un esclave. En fait, c’est moi qui suis son serviteur. Je le sers comme je servirais un prince mongol. Je lui donne ma ration de viande, je ne dors plus la nuit, j’ai peur qu’il ait froid, qu’il tombe malade, que les chiens le mordent ou qu’un aigle l’emporte. » L’homme et l’animal apprennent l’un de l’autre : privé de ses parents, le dernier loup survit grâce à l’homme qui l’a recueilli, qui le nourrit et lui montre comment éviter les pièges des chasseurs ; l’humain, en retour voit son rapport à la nature changer au contact du louveteau. Animaux et humains apprennent par mimétisme. Lorsque le grizzly se prépare à s’accoupler avec une femelle, l’ourson reproduit maladroitement les gestes de leur parade amoureuse, qu’il est bien trop jeune pour mener à son terme. Dans La Guerre du feu, Ika montre aux Ulams comment faire le feu, ils reçoivent son savoir en imitant ses gestes.
Deux Frères et Sa Majesté Minor se répondent sur la question de l’éducation. Le premier met en scène des tigres élevés par l’homme et le second un homme traité comme un animal. L’animalité de Minor est liée à son éducation : s’il ne parle pas et se roule dans la fange, c’est parce qu’il n’a pas bénéficié de l’amour d’une mère humaine. Les tigres de Deux Frères hésitent entre l’inné (la nature) et l’acquis (le dressage) : le tigre élevé dans un cirque apprend à ne pas avoir peur du feu, ce qui lui sauve la vie dans la nature, lors d’un incendie de forêt ; l’instinct de mangeur d’hommes des tigres n’est pas non plus immuable puisqu’ils reconnaissent et laissent la vie sauve aux deux humains qui les ont défendus durant leur enfance. C’est le signe qu’ils ont développé une certaine sensibilité au contact de la civilisation. Dans Sa Majesté Minor et Le Dernier Loup, par contre, l’instinct est irrépressible : si on chahute le cochon ou le loup, il vous mord.
Dans ses films animaliers, Annaud met en scène des bébés, dans l’optique d’un récit d’apprentissage. Les jeunes animaux, adorables boules de poil (par contraste avec des adultes massifs et dangereux), s’attirent la sympathie du spectateur. Le réalisateur recourt à des procédés renvoyant aux classiques de Walt Disney : la perte des parents, la maladresse du bébé animal comme ressort comique… ; mais un Disney qui ne chercherait pas à adoucir le monde sauvage, où la mort et le sexe ne seraient jamais laissés hors champ.
Les scènes de rêve de L’Ours, tout comme les plans subjectifs de Deux Frères (où le spectateur est amené à voir le monde par les yeux du tigre) participent de cette humanisation. Dans Sa Majesté Minor, Annaud filme une scène de dispute conjugale entre un humain et une truie. Puisqu’il est difficile au spectateur de s’identifier à un animal aussi éloigné de lui que le cochon, c’est la mise en scène qui prend le relais pour faire naître l’émotion : l’animal est filmé avec des angles de prise de vue habituellement réservés aux humains (gros plan dramatique d’une larme coulant sur son groin). Plus loin dans le film, l’animal se retrouve même doté de la parole.
Annaud ne plaque pas des comportements humains sur le règne animal, pas plus qu’il n’exagère la soumission de ses personnages humains à des pulsions animales. Il met simplement en scène des comportements universels, communs aux animaux et aux hommes, par-delà les époques et les cultures : l’amour parental, le désir sexuel, la peur du noir, la soif d’exploration.
Humains et animaux sont montrés comme des créatures grégaires : les films d’Annaud mettent en scène l’appartenance de l’individu au groupe, sous la forme d’une filiation (les animaux de L’Ours, Deux Frères et Le Dernier Loup cherchent une mère ou un père de substitution pour leur apprendre à survivre) ou d’une organisation sociale (la meute du Dernier Loup, la tribu de La Guerre du feu, la congrégation religieuse du Nom de la rose, les villages de La Victoire en chantant, Coup de Tête, Sa Majesté Minor et Le Dernier Loup, les États de Sept Ans au Tibet, Stalingrad, Deux Frères et Or noir).
Les animaux font preuve d’une certaine intelligence, comme le montre la technique de chasse de la meute du Dernier loup, qui s’organise pour rabattre des antilopes vers un lac gelé, afin qu’elles s’y noient et que leur chair se conserve.
Humains malgré tout
L’homme et l’animal assouvissent leurs fonctions vitales (s’accoupler, se nourrir, déféquer…) et ont des réactions souvent semblables. À quoi tient alors – si elle existe – la singularité de l’espèce humaine ?
Du langage, peut-être ? Minor cesse d’être un cochon pour devenir un homme à partir du moment où il se met à réfléchir et accède à la parole pour exprimer ses pensées. Les tribus de La Guerre du feu ont chacune un langage qui leur est propre, du simple grognement à l’agencement complexe de sons. Lorsqu’ils se rencontrent, les différents hommes préhistoriques ne se comprennent pas et doivent trouver d’autres façons de communiquer, en particulier par gestes. Mais les animaux aussi ont un langage : le babil de l’ourson ressemble fortement à celui d’un bébé humain (L’Ours) et, lorsqu’il entend le hurlement de sa meute, le louveteau crie pour essayer de leur répondre (Le Dernier Loup).
Dans La Guerre du feu et plus encore dans Le Nom de la rose, c’est le rire qui sert à définir l’humanité : « Le singe ne rit pas. Le rire est le propre de l’homme. » affirme Guillaume de Baskerville, à la suite d’Aristote et avant Rabelais. « Comme le pêché » complète son contradicteur, le terrible Jorge. L’interdit religieux du pêché est proprement humain puisque nous seuls avons développé un tel système de croyance. Le rire de l’homme n’est pas comparable aux cris du singe ou au ricanement de la hyène. Plus complexe que le rire-réflexe (la réaction au chatouillement, que l’on peut retrouver chez l’animal), le rire humain témoigne de la conscience du caractère comique d’une situation. Dans La Guerre du feu, les Ivakas, plus évolués, se moquent des guerriers ulams qui ont failli se noyer dans un marécage. Épuisés, recouverts de boue, ceux-ci sont montrés du doigt et ridiculisés. Plus loin, les Ulams découvrent à leur tour l’humour : un personnage reçoit une pierre sur la tête, et sa surprise, ainsi que la violence du choc, déclenchent l’hilarité de ses compagnons. Nous assistons à rien de moins que la naissance du burlesque. Cet humour potache se retrouve chez les paysans du Nom de la rose (qui éclatent de rire quand l’un d’eux se fait chier dessus par une poule) et les soldats de Stalingrad (qui organisent un concours de pet à la veillée). Avec le temps apparaissent des principes comiques plus élaborés, comme la parodie et le blasphème, pratiqués par les moines du Nom de la rose.
La préhistoire de La Guerre du feu est le moment de toutes les premières fois : premiers rires, premiers amours, premières inventions (la production du feu est un véritable secret industriel). Contrairement aux autres animaux, l’humain ne se contente pas de survivre. Il crée et améliore sans cesse son existence. Attendre que la foudre provoque du feu en tombant sur un arbre n’est pas suffisant pour les humains, ils doivent trouver une façon de produire eux-mêmes les précieuses flammes et se mettre ainsi à l’abri des contraintes de leur environnement (qu’importe si le feu s’éteint puisqu’on sait comment le rallumer). Le Nom de la rose montre pourtant les dangers de la connaissance, et Annaud ne manque jamais d’épingler les dérives de la civilisation, en particulier le cynisme politique (La Victoire en chantant, Coup de tête, Stalingrad, Sa Majesté Minor).
Est humain(e) celle ou celui qui s’élève au-dessus de son instinct pour se projeter dans l’avenir : l’ours et le loup crient à la Lune, mais, lorsque le couple de La Guerre du feu regarde l’astre à la fin du film, il semble déjà songer au petit pas et au grand pas qu’il faudra pour le conquérir3. n
SYLVAIN ANGIBOUST
1. Le métissage est courant dans les films d’Annaud. Un couple, ce sont deux cultures qui se rencontrent : deux tribus dans La Guerre du feu, deux modes de vie (le citadin chinois et la paysanne mongole dans Le Dernier Loup), deux continents (dans Sept ans au Tibet et Deux Frères, les explorateurs occidentaux épousent une autochtone asiatique). À l’exception de L’Amant, les héros des films sont des hommes, mais la femme est dépositaire du savoir : elle est plus évoluée (La Guerre du feu), a voyagé et fait des études (Sept ans au Tibet), parle plusieurs langues et sert de guide à son époux (Deux Frères).
2. Le cinéaste a consacré trois films aux colonies françaises (La Victoire en chantant, L’Amant et Deux Frères). Il prend position contre l’invasion du Tibet par la Chine dans Sept ans au Tibet, et contre l’occupation de la Mongolie dans Le Dernier Loup. Il dénonce les totalitarismes (l’Inquisition dans Le Nom de la rose, le nazisme et le stalinisme, critiqués de façon égale dans Stalingrad).
3. Il est tentant de mettre en relation les derniers plans de La Guerre du feu avec la première partie de 2001 : l’Odyssée de l’espace. L’homme préhistorique qui regarde la Lune chez Annaud ira dans l’espace chez Kubrick.