Publié le 31 mai, 2016 | par @avscci
0Numéro 633 – Le vent se lève de Ken Loach
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Dossier Le vent se lève de Ken Loach
Sur les guerres d’Irlande au cinéma
Le fond de l’Eire effraie
Imaginons. Imaginons que la guerre d’Algérie ait effectivement débouché sur son indépendance en 1962, mais que les tenants de l’Algérie française aient réussi à exclure l’Oranais des accords d’Evian, laissant l’Ouest du pays sous protectorat de la République. La situation serait vite devenue intenable. Les partisans de l’indépendance auraient constitué une armée secrète, soutenue depuis l’extérieur par leurs camarades du FNL au pouvoir à Alger. Les Harkis auraient été pris comme cibles privilégiées et les colons, débordés ne se seraient pas privés d’appeler les Français de métropole à la rescousse. Le contingent aurait débarqué, ajoutant à la confusion… C’est exactement ce qui s’est passé en Irlande. Si comparaison n’est pas raison, il n’est pas inutile de prendre un peu de recul pour juger de la situation irlandaise. Le cinéma a largement pris sa part dans le débat, débat que Le vent se lève a relancé lors de sa sortie, fustigeant la brutalité avec laquelle la couronne imposait sa loi. Important, imposant, le film de Loach n’est pas pour autant le seul à s’être penché sur le sujet. Michael Collins avait en son temps et non sans lyrisme rappelé les riches heures de la guerre d’indépendance et de la période confuse qui a suivi, alors que l’opposition devenait violente entre les tenants d’un compromis et les jusqu’au-boutistes de l’intégrité de l’île. De toute façon l’indépendance ne concernait pas les six comtés d’Ulster… Tant et si bien que les affrontements entre communautés, longtemps larvés, reprirent de plus belle dès la fin des années soixante, offrant au cinéma de suivre les rebondissements souvent tragiques de la crise. En l’occurrence les films ont eux-mêmes alimenté le débat, relançant ici ou là la polémique, déclenchant à l’occasion l’ire de la presse britannique conservatrice…
Comme chacun sait, New York est la plus grande des villes irlandaises, depuis que les effets conjugués des persécutions anglaises et de la famine ont poussé au XIXème siècle les habitants de l’Eire à rejoindre le Nouveau monde. De même les plus grands cinéastes irlandais sont américains. Et nul ne s’est étonné que le film-testament de John Huston ait pour titre Gens de Dublin. John Ford n’a jamais non plus coupé les liens avec la terre de ses ancêtres : L’Homme tranquille ou La Taverne de l’Irlandais en témoignent. Idem pour Le Jeune Cassidy, initié par le cinéaste mais terminé par Jack Cardiff. S’il ne subsiste dans le montage final que deux scènes dues au signataire de La Chevauchée fantastique, le film possède une séduction indéniable. Adapté de l’autobiographie du dramaturge et romancier Sean O’Casey, Le Jeune Cassidy s’intéresse au premier chef au destin tourmenté du personnage central, mais les turbulences politiques en sont clairement le ressort principal, depuis les mouvements sociaux de 1911 jusqu’à l’insurrection de 1916. Insurrection que Ford traitera de façon beaucoup plus frontale dans Révolte à Dublin (1936), film fondamental dont nous reparlerons. Pour autant il n’a pas laissé dans la mémoire des admirateurs de Ford de traces aussi profondes que Le Mouchard (ASC n°45), réalisé un an plus tôt. Soit l’histoire d’un militant du Sinn Fein, le mouvement indépendantiste et républicain d’Irlande, qui trahit pour quelques deniers les siens et les dénonce à l’occupant. La métaphore biblique est transparente et Ford ne se prive pas d’appuyer les aspects symboliques, renforçant le caractère inéluctable d’un destin poisseux par une mise en scène expressionniste. À tel point que le fond disparaît un peu derrière la forme et que le drame irlandais se réduit peu à peu à une toile de fond…
C’est un peu, dans un autre genre et à une époque différente, ce qui advient de La Fille de Ryan (1970). Situé dans un village de la côte occidentale, le film de Lean avait en son temps déçu beaucoup des adorateurs de Lawrence d’Arabie ou du Docteur Jivago. Sans doute moins épique que ses aînés, le film n’en possède pas moins une âme, le talent de Lean étant intact quant à sa mise en scène. Le film se déroule en 1916, cette année de tous les dangers, quand une femme du village, mal mariée à un homme de quinze ans son aîné, s’éprend d’un militaire anglais en garnison sur l’île. Ce qui révulse les villageois, dont les sentiments antibritanniques sont vifs. S’attachant aux hésitations, aux pulsions contraires et au désir de liberté de cette femme sans doute en avance sur son temps, cousine gaélique de notre Madame Bovary nationale, le film est baigné d’un romantisme de bon aloi. Mais si l’Histoire (avec un grand H) n’apparaît qu’en arrière-plan, le cinéaste s’y entend pour nous faire pénétrer dans l’âme du pays comme dans celle des protagonistes, qui rêvent d’un ailleurs paré de tous ses atours. Sur le plan historique et politique La Fille de Ryan reste passionnant. D’abord parce qu’il témoigne de l’inconfort des femmes d’Irlande, prises contre leur gré dans des rapports de force dont elles ne contrôlent ni les tenants ni les aboutissants (on verra dans The Boxer que rien n’a changé). Ensuite parce que le film rappelle que les patriotes irlandais, prêts à tout pour chasser l’Anglais, se sont rapprochés de l’Allemagne pour prendre en tenaille leur ennemi commun. C’était, si l’on ose dire, de bonne guerre. Mais les troupes du Kaiser n’ayant pas laissé de très bons souvenirs par chez nous, la sympathie naturelle que nous avons pour les opprimés locaux prend un peu l’eau…
Ce soutien prodigué par nos cousins germains à la Révolution irlandaise a d’ailleurs perduré lorsque les nazis se sont emparés du pouvoir. En témoigne Ma vie pour l’Irlande (Max W. Kimmich, 1941), habile film de propagande qui s’attache aux pas d’un jeune Irlandais, rejeton d’une victime expiatoire de l’arbitraire britannique, à qui il est prodigué une éducation adéquat pour l’écarter du mauvais chemin. On devine ce qui va advenir… Reconnaissons que cette critique du bourrage de crâne par les zélotes du Reich ne manque pas sel ! Ceux qui ont vu ce film rare en soulignent néanmoins les qualités d’écriture et sa capacité à rendre l’atmosphère poisseuse des rues de Dublin.
Les souffrances de la jeune verte Eire
Les auteurs du Vent se lève n’ont pour autant aucun état d’âme quant à la nécessité de bouter la perfide Albion hors d’Irlande. Les horreurs commises par les Black and Tan, supplétifs peu regardants de l’Armée anglaise, discréditent définitivement celle-ci… Mais le film ne fait pas pour autant l’impasse sur le fossé qui allait bientôt séparer les alliés d’hier une fois acquis le principe de l’autonomie. Certains jugèrent prometteuses les concessions anglaises et acceptèrent le pouvoir qui leur était octroyé, repoussant à plus tard l’intégration des six comtés du Nord que l’Angleterre conservait dans la couronne ; les autres reprirent le maquis contre les nouveaux tenants de l’ordre. Ce sont ces deux courants qu’incarnent les deux frères du film… On notera que Land and Freedom racontait déjà une histoire de lutte fratricide dans les rangs antifranquistes… Ce qui n’ôte rien à la charge du cinéaste qui voue une haine farouche aux oppresseurs de tous poils. D’où l’hostilité d’une partie de la presse britannique à son endroit lors de la sortie du film. D’autant qu’il n’était pas interdit, compte tenu des positions de Loach et de son goût pour le billard à trois bandes, de faire alors un parallèle avec l’occupation de l’Irak par des troupes étrangères, le cinéaste n’ayant que peu apprécié l’alignement moutonnier de Blair sur les positions de George W. Bush, à la recherche de ses fameuses armes de destruction massive…
Mais Loach n’est pas le premier cinéaste britannique à porter le fer dans la plaie. Alfred Hitchcock lui-même avait dès 1930 offert un cadre irlandais à l’un de ses premiers films parlants, Junon et le paon, adapté d’une pièce d’O’Casey. Le film commence alors qu’un orateur est abattu en plein discours et se poursuit tambour battant, à la manière de l’Oncle Alfred dans nombre de ses films de la période anglaise, dont le chef-d’œuvre reste le très romanesque Trente-neuf Marches. Les personnages sont comme il se doit hauts en couleur et le destin des plus implacables. À noter que Woody Allen rendra hommage à ce film peu connu d’Hitchcock dans Whatever works. Plus célèbre, plus convaincant aussi, Huit heures de sursis (Carol Reed, 1947) se présente comme un cauchemar expressionniste qui suit un homme traqué, activiste déboussolé, interprété par James Mason, alors qu’il cherche à embarquer pour les États-Unis. Reed ne cherche pas le moins du monde à défendre la cause de l’IRA, mais à mesurer les arguments de la raison face aux passions humaines. Et le moins que l’on puisse dire est que celles-ci en prennent pour leur grade. Brillant exercice de style, le film n’est pas sans annoncer Le Troisième Homme, que Reed tournera deux ans plus tard, Vienne et Orson Welles remplaçant Belfast et James Mason. L’Épopée de l’ombre (Michael Anderson, 1958) ne manque pas d’attraits non plus, même s’il porte la signature d’un cinéaste pour le moins inégal. L’action se déroule en 1921, alors que les sinistres Black and Tan sévissent sur l’île. Le film est ample et spectaculaire (Anderson n’a jamais donné dans l’intimisme), il n’en est pas pour autant simpliste et manichéen. Le personnage principal, incarné par James Cagney (dont la famille était d’origine irlandaise), est même tout à fait subtil. On ne cherchera pas à déterminer si ces cinéastes avaient réellement mal à l’Irlande ou si plus prosaïquement les remous de l’Histoire leur offraient un cadre idéal. Personne n’a jamais demandé à Victor Fleming s’il avait fait Autant en emporte le vent pour exprimer son rejet de la Guerre de Sécession. Concernant l’Irlande, il est d’ailleurs un film qui pourrait se rapprocher du chef-d’œuvre de Fleming, c’est Fools of fortune (Pat O’Connor, 1991). L’action se déroule en 1920 et met en lumière un jeune homme dont la famille a été exterminée par les Black and Tan. Cette histoire de vengeance se déroule sur plusieurs décennies, plusieurs générations, et se montre fort roborative sur le plan romanesque. Souvent spectaculaire, le film illustre aussi la façon dont les meilleurs sentiments se muent immanquablement en haine.
Dix ans avant Le vent se lève, Michael Collins, biopic ambitieux de l’une des figures les plus célèbres de la guerre d’indépendance avait remis la question irlandaise au centre des débats. Produit par la Warner (mais réalisé par Neil Jordan, un cinéaste irlandais qui pour avoir fait une carrière internationale, n’a jamais renié ses origines), ce film hollywoodien est victime de quelques approximations ou raccourcis sur le plan purement historique, mais l’essentiel demeure quant au drame irlandais, dont les protagonistes passent sans coup férir de la Résistance à la guerre civile. Les plus belles pages de l’Histoire irlandaise sont brossées à grand traits, des exactions perpétrées par les Anglais à la proclamation de l’indépendance par l’Assemblée d’Irlande. Sans oublier la séquence initiale, qui décrit la prise de la grande poste de Dublin par les insurgés, acte héroïque sans lendemain, mais qui reste un marqueur mythique de l’identité irlandaise.
Les affranchis de la Poste de Dublin
L’attaque et l’occupation de la Poste de Dublin ont lieu un lundi de Pâques, le 24 avril 1916. Aussitôt les insurgés proclament la République. Mais ils ne sont que quelques centaines légèrement armés, alors que les troupes anglaises alignent en face plusieurs milliers de soldats. Les Républicains tiennent une semaine avant de succomber sous le nombre. La répression est féroce et les leaders de la sécession systématiquement fusillés. James Connolly est même arraché de son lit d’hôpital, installé sur une chaise et exécuté… La bataille n’est numériquement pas très impressionnante mais elle laisse des traces durables dans les esprits. La Poste de Dublin devient pour beaucoup une image d’Epinal. Et c’est bien le courage de ces révolutionnaires qui va peu à peu rendre contagieuse l’idée d’indépendance au sein du peuple irlandais. Une fois celle-ci acquise (dans les conditions très décevantes que l’on sait), les Irlandais voudront que le cinéma témoigne de cet épisode fondateur. Un film (muet) est mis en chantier, Irish Destiny. Réalisé par un certain George Dewhurst, il sortira sur les écrans de l’île pour le dixième anniversaire des événements. On s’en doute le film ne cherche pas à faire la part des choses : les Black and Tan sont décrits comme des monstres, mais les Républicains doivent également se battre contre les traîtres à leur (belle) cause. L’ensemble ne manque pas de souffle, mais prend des allures mélodramatiques qui le datent. À noter que le film a disparu des radars pendant plusieurs décennies avant d’être miraculeusement retrouvé dans un grenier américain en 1991. C’est une rareté dont l’intérêt historique n’est pas niable.
Mais il n’est pas interdit de lui préférer Révolte à Berlin (1936), de dix ans son cadet, au titre original beaucoup plus incisif : La Charrue et les Étoiles… Parce qu’il porte la signature de John Ford et fait preuve d’une dynamique impressionnante. L’action se déroule pendant l’insurrection de Pâques 1916. Le héros du film est nommé commandant d’une unité combattante par le Général Connoly (celui qui sera fusillé sur sa chaise une semaine plus tard). Il se bat vaillamment. Mais le film s’intéresse très vite à sa femme qui tremble pour celui qu’elle aime. Une façon assez fine d’imposer un point de vue qui maintient la narration entre le lyrisme du collectif (ce que Ford sait merveilleusement faire) et l’émotion que nous procurent les individus. Tout l’art de Ford est présent dans ce film peu connu (mais qui mérite amplement d’être redécouvert) : l’ambition de signer une chanson de geste, le balancement entre les personnages principaux et des seconds rôles hauts en couleur, la volonté d’échapper tant que faire se peut au manichéisme (même si notre homme penche clairement pour le camp républicain, assiégé comme le sera la garnison du Massacre de Fort-Apache douze ans plus tard). De façon plus inattendue (et plus anecdotique) les riches heures de la Poste de Dublin avaient suscité l’intérêt de Queneau, qui en avait tiré une nouvelle pleine de verve : On est toujours trop bon avec les femmes. La figure centrale en était une irrésistible postière dont le charme (et la duplicité) allaient mener les insurgés à leur perte. Michel Boisrond en tirera un film éponyme (une comédie paillarde au demeurant lourdingue) en 1970 avec Elisabeth Wiener dans le rôle de la belle et Jean-Pierre Marielle dans celui d’un leader républicain.
La suite est connue, la guerre civile suivant immédiatement la Guerre d’indépendance dans les années 20. Le vent se lève illustre parfaitement l’engrenage qui mène de l’une à l’autre, à travers l’opposition très symbolique des deux frères. Loach fait manifestement partie de ceux qui regrettent que l’instauration d’un pouvoir républicain n’ait pas été accompagnée d’une politique de gauche. Réalisé en 2014, huit ans après Le vent se lève, Jimmy’s Hall raconte l’affrontement entre ceux qui portent les valeurs émancipatrices et les tenants d’une société amidonnée, surveillée par l’Église*. C’est cette dernière qui l’emportera, au grand dam des auteurs du film. Une façon de signifier que la guerre civile n’a jamais vraiment pris fin… Mais c’est un autre conflit qui va occuper les unes des gazettes pour plusieurs décennies à partir de la fin des années 60, au cœur de l’Irlande du Nord dont le statut n’est décidemment pas consensuel…
Les ambiguïtés de l’IRA
Séparés de leurs frères du Sud, les Irlandais d’Ulster n’ont jamais vraiment cessé de s’affronter. Les Catholiques souhaitent la réunification de l’île ; les Protestants demandent que perdure leur rattachement à la Grande-Bretagne. En août 1969, des soldats britanniques sont dépêchés pour mettre un peu d’ordre. Les passions vont se déchaîner de nouveau. En sommeil, l’IRA (l’Armée Républicaine Irlandaise), reprend du service et commet des attentats qui ne font qu’exacerber un peu plus les rancœurs. Le mouvement clandestin subit quelques dérives mafieuses… Ses ambiguïtés vont intéresser les cinéastes. Pour enrôler les activistes de l’IRA dans des thrillers efficaces (mais politiquement sans nuances). C’est le cas de Jeux de guerre (Philip Noyce, 1992), où Harrison Ford incarne Jack Ryan, un ex-agent de la CIA aux prises avec une faction dissidente de l’IRA dont il a croisé le chemin lors d’un déplacement à Londres. Les Irlandais sont présentés comme des brutes sanguinaires et nous tremblons pour Ryan et les siens. Plus subtil est Racket (John Mackenzie, 1981), qui trace le portrait d’un caïd londonien dont les impitoyables ennemis se révèlent être membres de l’IRA. La petite frappe devenue VIP du crime ne comprend pas qu’elle a affaire à plus fort qu’elle, elle y laissera sa peau… Le rôle étant tenu par un Bob Hoskins magistral, le film possède bien des atouts. Mais encore une fois l’IRA est présentée comme une hydre mystérieuse à laquelle il ne fait pas bon se frotter.
C’est également ce qui est arrivé à une autre grande gueule de la pègre, réelle celle-ci, Martin Cahill, dont John Boorman a dressé le portrait dans Le Général (1998). Un gangster de Dublin qui a eu le tort de ne pas répondre favorablement aux demandes réitérées de l’IRA à financer leur cause… Globalement des films fleurissent qui se lovent dans le cadre romanesque du regain de tension en Irlande du Nord. En vrac et de façon chronologique. Le Grand Défi (Don Sharp, 1975), dans lequel un certain Hennesy, alias Rod Steiger, s’est mis en tête de tuer le Reine d’Angleterre. Thriller un brin iconoclaste, le film n’a pas eu de sortie anglaise. Il est pourtant probable que Sharp n’en voulait pas plus personnellement à Elizabeth que Zinneman à De Gaulle quand il a réalisé Chacal. L’Irlandais (Mike Hodges, 1987) se présente comme un mélo plutôt moraliste dans lequel Mickey Rourke essaye d’échapper tout à la fois aux flics, à l’IRA et aux gangsters, ce qui fait beaucoup. Mais il se rachètera sur le fil. Cal (Pat O’Connor, 1989) est quant à lui clairement cornélien puisqu’un jeune militant de l’IRA tombe amoureux de la veuve du flic qu’il a tué. The Crying Game (Neil Jordan, 1992), est plus riche, qui met en lumière les doutes d’un militant de l’IRA quand on lui demande d’abattre le soldat britannique (noir) qui, sous sa surveillance, avait fini par devenir son ami. Il quitte alors l’organisation et tente de refaire sa vie à Londres… Ennemis rapprochés (Alan Pakula, 1997) a pour premier atout de mettre en présence Brad Pitt et Harrison Ford, le premier sous les traits d’un activiste de l’IRA. Une nouvelle histoire de vengeance suite au traumatisme des années 70. Mais si le film se voit avec plaisir, le contexte irlandais n’est clairement qu’un prétexte pour manger un peu à tous les râteliers dramatiques. Avouons un plus grand appétit pour La Guerre de l’ombre (Kari Skogland, 2008) resté inédit en salles de ce côté-ci de la Manche, qui met en scène les hésitations d’un jeune Irlandais recevant à la fois des offres de service de l’IRA et du MI5, tête de pont des services spéciaux britanniques. Le film est librement adapté du personnage de Martin McGartland. Five minutes of Heaven (Oliver Hirschbiegel, 2009) met face à face deux hommes qu’un destin funeste a réunis et leur propose de réagir par rapport au thème du pardon. Original tant les scènes d’action qui d’ordinaire remplissent l’écran deviennent secondaires. Mais l’intérêt premier du film est de faire de Liam Neeson un militant loyaliste (protestant, ennemi de l’IRA), appartenant à un groupe qui jusque-là n’intéressait pas beaucoup le cinéma. Shadow dancer (James Marsh, 2012) est sans doute l’une des plus belles réussites du genre, un thriller décoiffant qui a par ailleurs des choses à dire. En s’attachant aux pas d’une héroïne qui est sommée de trahir les siens, le film renvoie dos à dos la violence aveugle de l’IRA et la duplicité des services secrets britanniques. Le film a été réalisé en 2012, à une époque où les passions anciennes sont sans doute suffisamment apaisées pour permettre à la fiction de s’infiltrer sans avoir à justifier ceux qui la portent. Un film comme ’71 (Yann Demange, 2014) n’aurait sans doute pas pu se faire dix ou quinze ans plus tôt. Car la victime à laquelle nous nous identifions est un soldat britannique traqué par l’IRA lors des émeutes de 1971 à Belfast. Mais le film est une réussite majeure, un thriller épatant qui permet de réunir le fond et la forme. Nous sont offertes de jolies scènes de guérilla urbaine, sur fond de trahisons et de retournements de vestes. Rarement le cinéma avait su aussi bien rendre compte de la parano ambiante et de l’instabilité chronique du tissu social. Rarement un film n’avait su aussi bien nous attacher au destin d’un homme traqué. Et la peinture de Belfast, nocturne et fantomatique finit par ajouter une dimension presque fantastique qui sied parfaitement à ce film majeur. ’71 de fait se range dans le sillage des films portant la griffe de Paul Greengrass.
Produit par ce dernier, réalisé dans le style direct et quasi-documentaire qui avait prévalu pour Bloody Sunday, Omagh (Pete Travis, 2005) est sans nul doute le film dont l’aura de l’IRA ne pouvait sortir indemne. Même si les 29 morts et les 250 blessés du 15 août 1998 (l’explosion d’une bombe en plein centre d’une petite ville d’Ulster à une heure de pointe) doivent leur malheur à une dissidence de l’Armée républicaine, hostile à un accord de paix, l’IRA «véritable »… Dès lors le film se fait le porte-parole de Michael Gallagher, qui ayant perdu son fils dans l’attentat, a pris la tête d’un mouvement pour la vérité sur le massacre. Il est vrai que jusqu’à aujourd’hui l’action combinée des polices irlandaise et britannique n’a guère porté ses fruits… La raison d’État a bon dos.
Les martyrs de l’Ulster
Pour autant l’IRA ne peut se résumer à ses dérives. L’organisation a ses héros, elle a ses défenseurs. Au premier rang desquels se trouve Terry George, coscénariste de Jim Sheridan et signataire d’un film fort, Some mother’s son (présenté à Cannes en 1996, dans le cadre d’Un Certain Regard, le film n’a pas eu de sortie française). Le film retrace la longue agonie, fin 1981, de Bobby Sands et de ses compagnons dans les geôles de Sa Majesté sous le règne de la Dame de fer, Margaret Thatcher… Il raconte par la même occasion le dilemme de ces vingt et une mères d’activistes placées devant un choix cornélien: laisser mourir leurs fils, en grève de la faim tant que le statut de prisonnier politique leur est refusé, ou demander qu’ils soient nourris, mettant ainsi un terme à leur combat contre leur gré. Dix mères firent le choix de laisser la mort effectuer son travail… Et la Dame de fer resta de marbre. En dépit de l’élection au Parlement d’Irlande de Bobby Sands, alors qu’il était en prison. La sympathie de l’auteur pour les prisonniers est patente. Il est vrai que celui-ci a lui-même écopé en son temps de trois ans de prison pour sa participation aux actions de l’IRA. Mais Terry George n’est pas pour autant un fanatique : le scénario, cosigné, de Au nom du père souligne ses doutes… Dans ce film de Jim Sheridan, les hommes de l’IRA laissent condamner des innocents à leur place, privilégiant le combat politique (et ses dérives) au détriment du juste. Pour Terry George, les deux films présentent les deux facettes d’un même problème. « Le père a donné naissance à la mère » a conclu le cinéaste, reconnaissant qu’il n’aurait pas pu se lancer dans l’aventure de Some mother’s son sans le succès préalable de Au nom du père. Un autre film, Hunger (Steve McQueen, 2008) verra le jour pour témoigner de ce chapitre particulièrement traumatisant de l’Histoire de l’Irlande. Un beau film, peut-être moins directement politique que le premier, mais qui traite en parallèle du corps, du désir de vivre et de celui de mourir. Un film existentiel qui est aussi le premier d’un cinéaste promis à un bel avenir.
Mais pour les Irlandais, les véritables responsables de leur martyr sont les Anglais. Au nom du père (Jim Sheridan, 1994) met en lumière un épisode peu glorieux pour ces derniers. Quand quatre jeunes Irlandais sont arrêtés en octobre 1974 à la suite d’attentats sanglants perpétrés sur le sol britannique. Ils sont incarcérés et condamnés à de lourdes peines de prison alors que leur innocence apparaît rapidement comme une évidence. Mais en la matière la justice et la raison d’État font mauvais ménage et les gouvernements britanniques successifs ferment volontiers les yeux sur les agissements des troupes, de la police et des services secrets. La vérité se fait jour et les « Quatre de Glastonberry » sont libérés… Le film appuyant là où ça fait mal, les médias britanniques les plus conservateurs y ont vu une nouvelle fois une apologie du terrorisme. On ne sait pas si c’est de la mauvaise foi ou de la bêtise, mais il est clair que le problème irlandais est une blessure qui n’est pas près de se refermer. Jim Sheridan (flanqué à l’écriture du fidèle Terry George) remet ça trois ans plus tard avec The Boxer. Tournant autour du personnage d’un ancien militant de la cause irlandaise qui rêve, après plusieurs années de prison, de renouer avec celle qu’il aime et sa passion pour la boxe. Mais ses anciens camarades ne l’entendent pas forcément de cette oreille… Les deux films de Sheridan forment un diptyque cohérent autant que sensible. Ils ont également en commun de mettre en scène Daniel Day Lewis (que Sheridan avait révélé dans My left foot), lui-même irlandais. Dans les deux cas, notre homme est brisé par le destin (et les va-t-en guerre des deux camps). À l’image des familles détruites de Omagh ou des mères douloureuses de Some mother’s son. À l’image de cette Irlande martyrisée, plaie vive au cœur de la démocratie européenne. Nul n’a mieux stigmatisé les dérapages des différents gouvernements anglais et les libertés prises avec la démocratie, justement, que Ken Loach. Seize ans avant Le vent se lève, il nous avait gratifié d’un très percutant Hidden agenda. Sous la forme du thriller, le film mettait directement en cause le gouvernement conservateur, accusé de manipuler la vérité et d’instaurer de façon rampante un régime d’exception qui n’avait plus rien à voir avec l’idéal démocratique. Accusation cinglante mais basée sur des éléments irréfutables… Présenté à Cannes en compétition officielle, le film déchaîna comme il se doit l’ire des médias aux ordres d’outre-Manche. Comme dit l’adage, il n’y a que la vérité qui blesse. Et Ken Loach a mal à son pays… Tout comme Paul Greengrass, qui n’a de cesse de défendre les hommes et les femmes ordinaires contre les fanatismes de tous poils. C’est ce qu’il a fait en produisant Omagh. Et en signant la réalisation de ce qui reste son film le plus marquant : Bloody Sunday. C’était le dimanche 30 janvier 1972. Le mouvement pour les droits civiques organisait une marche (pacifique) pour l’égalité. Même si l’IRA était absente de la manifestation, les Anglais y ont vu l’occasion de mater l’insurrection catholique. La troupe tira. Treize morts. Le film est d’autant plus parlant que Greengrass y dévoile sa « méthode », cette illusion de prises de vue directes, caméra sur l’épaule au milieu de comédiens de circonstances, souvent des proches de ceux qui sont représentés à l’écran. S’il nécessite une autre dramaturgie, l’effet est dévastateur. Ces films sont des brûlots, ce sont aussi de grands et beaux films. Les commentateurs ont souvent évoqué Costa-Gavras, parfois avec un peu d’ironie. En réalité c’est le plus beau compliment qui puisse être fait, la capacité du réalisateur de Z à traiter les sujets politiques les plus casse-gueule par le biais du thriller étant prouvée depuis belle lurette. Bien sûr le cinéma ne peut pas changer le monde, mais comme le dit Ken Loach, il est « comme un petit grain de sable…». Qui peut détraquer la machine totalitaire, confondre les cyniques et replacer l’Homme sur le devant de la scène. Si l’on sait s’y prendre. n
YVES ALION
* Voir notre entretien avec Ken Loach et Paul Laverty dans les pages Actu du n° 614 de l’ASC à l’occasion de la sortie en salles de Jimmy’s Hall.