Publié le 10 janvier, 2015 | par @avscci
Numéro 616 – Les Quatre cent coups de François Truffaut
Pour commander, cliquez ici
Extrait Dossier Les Quatre Cent Coups
Entretien avec Serge Toubiana
Serge Toubiana est directeur de la Cinémathèque française et commissaire de l’exposition François Truffaut. Il a coécrit une biographie de Truffaut avec Antoine de Baecque et a coréalisé avec Michel Pascal le film François Truffaut, portraits volés. Il a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.
Quelle est la nature de votre lien avec François Truffaut ? L’avez-vous rencontré ?
Serge Toubiana : Je suis rentré aux Cahiers du cinéma aux alentours de 1972-73, à la fin de leur période maoïste, qui était très crispée, très renfermée. Truffaut ne se reconnaissait plus du tout dans les Cahiers. Serge Daney a repris la revue en main en 1974, avec le titre de secrétaire de rédaction plutôt que celui de rédacteur en chef. Je suis devenu son second, son « aide de camp » et j’ai beaucoup appris à ses côtés. Je trouvais bizarre, et pour tout dire scandaleux, que les Cahiers soient fâchés avec Truffaut, avec Chabrol, avec Rohmer, avec la Nouvelle vague. Il n’y avait pas eu de rupture avec Godard car ses films avaient suivi la même voie.
En 1975, j’ai dit à Serge qu’il fallait écrire à Truffaut, lui dire que nous voulions refaire une revue de cinéma digne de ce nom. Truffaut était actionnaire des Cahiers, ce qui était important car nous avions besoin d’argent. Il avait pris sa distance avec les Cahiers dans les années 60 parce que la Nouvelle vague était finie mais il avait contribué à renflouer la revue en 1969 pour la racheter à Filipacchi (avec Jacques Doniol-Valcroze qui était le gérant, Pierre Cardin, Costa-Gavras, Pierre Braunberger…). Ce geste de générosité et d’amitié n’avait pas été payé en retour car les Cahiers étaient dans leur période structuraliste et Truffaut disait ne plus comprendre ce qui s’écrivait sur ses films. Nous lui écrivons donc une lettre, il nous reçoit dans son bureau et c’est ma première rencontre avec lui. Il était réservé, timide, laissait des silences. Ce n’était pas du tout de l’inattention : il vous regardait dans les yeux, avec un regard extrêmement fort. Il nous a laissé parler puis nous a sorti deux choses extrêmement violentes : « Si vous aviez eu du courage, vous auriez dû changer de revue, ne pas utiliser Les Cahiers du cinéma, la revue créée par André Bazin, pour en faire une revue maoïste, car ce n’était pas l’ambition de Bazin. Je prends note de votre intention de refaire une revue de cinéma et je serai dorénavant avec vous d’une neutralité bienveillante. » Sous-entendu : « Je ne vais pas vous faire de chèque mais on remet les compteurs à zéro. Faites vos preuves. »
À partir de là, les Cahiers ses sont réintéressés timidement à ses films. La réconciliation a pris du temps, plusieurs années, et je regrette que nous n’ayons pas vraiment traité L’Homme qui aimait les femmes en 1977 alors que c’est l’un de ses films que je préfère. En 1978, nous adorons La Chambre verte et en 1980, nous publions un très long entretien avec lui. C’est moi qui monte au créneau : « Nous voudrions faire un entretien avec vous : vous ne vous êtes pas exprimé dans les Cahiers depuis 1967, et entre-temps le cinéma a changé, votre relation à Godard a changé, il vous attaque tout le temps, vous êtes en train de finir Le Dernier Métro… ». Il nous reçoit chez lui, Daney, Jean Narboni et moi, toute une journée. Il revient sur sa conception du cinéma, sur sa brouille avec Godard… C’est un entretien magnifique, très polémique car il attaque Godard, et qui est tellement dense que nous le faisons paraitre en deux parties. Lorsque Le Dernier Métro sort, nous en parlons dans les Cahiers, plutôt bien, puis Truffaut part faire La Femme d’à côté. Durant cette période se crée un lien entre lui et Narboni. Il redevient un allié des Cahiers, surtout pour l’édition : il nous écrit des préfaces, participe aux hors-séries sur Welles, Rossellini, Audiberti, Hitchcock, nous recommande des choses comme la biographie de Bazin par Dudley Andrew que l’on traduit et dont il fait la promotion lors du Festival de Cannes en 1983.
Quant à moi, il m’envoie une lettre : « Vous êtes l’élément le plus civilisé des Cahiers », et nous déjeunons en tête-à-tête tous les six mois. Seulement en tête-à-tête car il est très timide. Nous allions déjeuner, très mal, très vite, puis nous remontions dans son bureau, nous fumions un cigare et il me faisait parler. C’était son côté journaliste : il s’informait à travers moi de ce qu’étaient en train de faire Tavernier, Chabrol ou Rohmer. Je lui donnais des nouvelles des autres.
Cela veut-il dire qu’il ne les côtoyait pas ? Même pas un coup de fil ?
S. T. : Non, il était pris par ses projets, ses tournages. Je crois qu’il avait des relations de voisinage avec Rohmer, ils se croisaient souvent. Ils se vouvoyaient, s’estimaient beaucoup, mais il n’y avait pas de familiarité entre eux, car Rohmer avait dix ans de plus. Truffaut tutoyait Godard, Jean Gruault, ses amis de la Cinémathèque, des ciné-clubs. Par contre, je crois qu’il vouvoyait Doniol, car il était aussi plus âgé. Rivette était le seul avec lequel Truffaut avait des liens, à qui il montrait ses films.
Les relations entre Truffaut et Les Cahiers du cinéma furent donc compliquées !
S. T. : Les Cahiers ont compté dans sa vie, il y a passé du temps, s’en est occupé, en a fait une arme de combat, il a même modifié l’ADN de la revue en 1954 avec son texte « Une certaine tendance du cinéma français », en la rendant plus polémique qu’elle n’était avec Bazin.
J’ai contribué, modestement, à réconcilier Les Cahiers et Truffaut, et après cela a continué. Dans les années 70, Truffaut n’était pas aimé par les critiques des Cahiers à cause du tapage maoïste. Nous disions : « C’est Godard qui a raison, Truffaut est académique ». Moi je n’étais pas d’accord avec ça. J’ai toujours eu l’impression qu’il fallait combler un vide, entre Les Cahiers et lui, entre moi et lui, entre nous et ses films.
Même Daney, qui était un ami et dont j’ai tout appris, ne s’est intéressé à Truffaut que très tard. Il a adoré La Femme d’à côté. Lorsque je faisais le documentaire avec Michel Pascal, j’ai découvert dans les archives que Truffaut avait engagé un détective privé pour connaitre son vrai père, et découvert que ce père inconnu était juif. Je suis allé voir Daney chez lui, qui était déjà malade du SIDA et qui a été bouleversé par cette histoire car il était dans la même problématique d’enfant bâtard, de père inconnu, plus ou moins juif, peut-être mort dans les camps. Truffaut avait découvert que son père habitait Belfort, qu’il était dentiste, il avait même essayé d’aller le voir. Tout cela bouleversait Daney.
Truffaut est mort le 21 octobre 1984. J’étais à Tokyo, invité par Serge Silberman sur le tournage de Ran de Kurosawa. On m’appelle la nuit pour m’annoncer la mort de Truffaut. Ce qui a marqué beaucoup de gens, c’est qu’il a été le premier cinéaste de la Nouvelle vague à mourir. Il est mort à 52 ans, pas de vieillesse. Pour nous, ça a été un vrai scandale.
Vous ne saviez pas qu’il allait mourir ?
S. T. : Je savais qu’il était malade, à l’hôpital depuis trois semaines ou un mois, mais tout le monde le protégeait. Madeleine Morgenstern, sa première femme, dont j’ai fait la connaissance après, le protégeait, son secrétaire disait qu’il se reposait. Madeleine et Truffaut étaient séparés depuis belle lurette, mais il est revenu chez elle pour mourir et elle a joué un rôle essentiel dans la gestion de l’après-Truffaut, en particulier en termes d’autorisations, de droits. Truffaut m’avait même envoyé une lettre disait qu’il allait mieux, qu’il était en convalescence. Je ne sais pas si c’était une stratégie ou s’il s’illusionnait lui-même. En mai 1984, il était venu sur le plateau d’Apostrophes, méconnaissable, défendre son livre sur Hitchcock. Il y avait Polanski, Mastroianni et Yves Montand.
Je suis revenu rapidement du Japon mais j’ai raté les obsèques. Nous avons fait un magnifique numéro spécial des Cahiers. Cette disparition était scandaleuse et il fallait qu’on lui donne des preuves d’amour.
Claude Miller disait que Truffaut avait trouvé comme personne le point d’équilibre entre le cinéma d’auteur et un cinéma plus apte à toucher le grand public…
S. T. : Je ne connais pas d’autres cinéastes en France qui aient cette position, comparable à celle d’Hitchcock, entre le spectacle et l’expression personnelle. Sautet, ce n’est pas pareil, car il n’était pas son propre producteur. Louis Malle, peut-être, mais il est parti aux Etats-Unis, laissant le champ libre à Truffaut. Il y a d’ailleurs plusieurs points communs entre Malle et Truffaut : les femmes qu’ils ont aimées, les actrices qu’ils ont filmées.
Ils mettaient tous les deux beaucoup de choses personnelles dans leurs films. Il est impossible de comprendre les films de Truffaut sans connaitre sa biographie…
S. T. : Cette intimité est importante, c’est pour cela qu’Antoine de Baecque et moi, nous sommes alliés pour écrire sa biographie, alors que nous n’avons pas les mêmes méthodes. De Baecque est un historien, qui fait énormément de recherches. Truffaut a laissé une masse considérable de documents. Tout était classé. Truffaut a toujours été quelqu’un d’organisé, il avait une société de production (Les Films du Carrosse), des bureaux et des collaborateurs réguliers. Il aimait bien la vie de bureau, s’enfermer derrière ses doubles portes comme un notaire. Le samedi il allait à son bureau pour ouvrir son courrier. Truffaut adorait ça, il se sentait aussi responsable des autres : il faut que la machine tourne, il faut payer les salaires.
La première étape de l’histoire des Films du Carrosse, c’est le précieux conseil que donne à Truffaut son beau-père, le père de Suzanne Morgenstern, de faire une société de production : coup de génie car après le succès des Quatre Cents Coups Truffaut a la liberté de faire ce qu’il veut. La deuxième époque, c’est à la fin des années 60 lorsque Gérard Lebovici, l’agent de Truffaut, lui apporte le contrat avec les Artistes Associés. Lebovici était une personne très importante de l’entourage de Truffaut, que l’on n’a pas connu car il est mort la même année et était encore plus secret que lui. Tout en lui permettant de conserver sa liberté artistique, il lui a apporté un financement américain, puis de l’argent des chaines de télévision, Antenne 2 et TF1, qui ont produit Le Dernier Métro.
Le succès du Dernier métro a angoissé Truffaut : le succès, ça vous met devant des responsabilités, des devoirs. Tout le monde venait le voir.
A-t-il toujours eu ce comportement timide et poli ? Il disait que depuis tout petit il avait compris qu’il fallait dire oui à tout le monde et faire ce qu’on voulait…
S. T. : Je le vois comme un homme qui s’abrite, plutôt chétif, un petit entrepreneur indépendant. Mais il a réussi à conquérir l’Amérique grâce à sa stratégie, aux Artistes Associés et à ses relations avec Hitchcock, Renoir. Lorsqu’il allait là-bas, il était le roi du monde. Il y a des jolies femmes partout, il loue une bagnole décapotable, descend au Beverly Hills Hotel. Il parle mal anglais mais il est le petit frenchie qui a réussi et peut côtoyer qui il veut. Lorsqu’il revient à Paris, il a du travail, sa feuille de route est claire et il se réfugie dans son bureau avec les livres et les films qu’il aime, les auteurs qu’il aime, Lubitsch, Hitchcock, les fondamentaux. Au fond, on retrouve un homme un peu étriqué, à idée fixe, avec une passion exclusive, le cinéma – je mets de côté sa passion des femmes sur laquelle je ne sais rien.
C’était un homme secret. À une époque, un journaliste américain a commencé à insinuer que Truffaut n’était pas le fils de son père. Roland Truffaut n’est pas son géniteur mais il lui a donné son nom. Truffaut ne voulait pas que ça sorte car il ne fallait pas faire de peine à Roland. Il a été très vigilant là-dessus et quand il est mort la consigne est restée car Roland était toujours vivant. Il ne fallait pas faire de peine aux vivants.
Dans les années 80, Narboni et moi avons voulu publier un deuxième recueil de ses textes, Plaisir des yeux, avec ses articles sur les acteurs et de beaux textes sur des écrivains, Henri-Pierre Roché, David Goodis… Nous avons dit à François que nous voulions rééditer « Une certaine tendance du cinéma français ». Il était dans une gêne… il ne voulait pas. On lui dit que c’est un texte important : « Oui, mais quand je l’ai écrit j’avais 22 ans, j’ai attaqué des gens qui étaient en situation de travailler, qui étaient l’establishment. Aujourd’hui c’est moi qui travaille beaucoup, eux sont à la ramasse et je ne veux pas leur faire du mal deux fois. » Nous avons fini par le convaincre.
Dans le fond, il était resté d’accord avec ce qu’il avait écrit !
S. T. : Il a évolué sur des cinéastes comme Clouzot ou Carné, mais dans son article il attaquait surtout Aurenche et Bost, Allégret et Delannoy. Il était resté assez convaincu de ses opinions.
Certains ont dit qu’il y a eu une rupture entre son goût de critique et les films qu’il a réalisé, trouvant que Le Dernier Métro ou Adèle H. ressemblent justement à du Delannoy et pas à la révolution esthétique de la Nouvelle vague…
S. T. : Le Dernier Métro n’est pas le film de Truffaut je préfère mais on voit bien pourquoi il le fait, ce qui l’inspire : l’homme caché dans la cave, la femme maitresse d’elle-même, le clivage entre le travail et la passion et puis la période de l’Occupation durant laquelle il a grandi. Ce qui me plait le plus chez Truffaut, c’est qu’après Le Dernier métro il fasse La Femme d’à côté, et revienne sur un sujet brûlant, la passion, le « ni avec toi, ni sans toi ». Le film se fait presque « contre » le précédent car La Femme d’à côté est un film assez sauvage dans sa mise en scène, son récit, avec cette fin d’une noirceur terrifiante. Après il tourne Vivement dimanche ! qui est un film léger dont il n’est pas très content. Il disait : « Si ça ne marche pas, c’est mérité », mais ça a marché. Après il était parti sur plusieurs projets : Nez de cuir, La Petite voleuse, 0014. Il avait mis plusieurs fers au feu pour ne pas perdre de temps, pour faire travailler Les Films du Carrosse et pour retrouver Depardieu qui était prévu dans Nez de cuir avec Fanny Ardant.
Truffaut ne révolutionne pas grand-chose. Ce n’est pas son but, il le dit, c’est un classique. Mais je ne le vois pourtant pas comme un cinéaste rangé : c’est un artiste indépendant, romanesque, coupé du présent et de la mode.
Plusieurs de ses films sont des adaptations et il n’y a souvent rien de plus autobiographique que le choix des livres que l’on veut adapter. Est-ce qu’il se reconnaissait dans les personnages qu’il portait à l’écran ?
S. T. : Le petit musicien de Tirez sur le pianiste est comme Charles Denner dans L’Homme qui aimait les femmes : un homme à idée fixe, timide, qui ne pense qu’à une chose, la conquête féminine. Ce frémissement amoureux est ce que Truffaut a le plus mis en scène. Dans La Sirène du Mississipi, l’homme se fait complètement manipuler par une femme qui se fait passer pour une autre. C’est une voleuse qui a grandi. Dans La Mariée était en noir, il y a cette dimension hitchcockienne, avec la musique de Bernard Herrmann. Lorsque Jeanne Moreau tue Michel Bouquet, elle tourbillonne autour de lui, fascinante. Truffaut pousse le potentiomètre au maximum, il va au bout des situations, il n’a pas peur du ridicule. La Chambre verte est un film qui frôle le ridicule, la fin de La Femme d’à côté est aussi très crue : la jouissance jusqu’à la mort, rien ne nous est épargné. Le plan rouge du dépucelage dans Les Deux Anglaises et le Continent est un des plus violents qui soient. Cette cruauté, on ne l’aurait jamais trouvée chez Delannoy, c’est purement Truffaut. Il y a quelque chose de dangereux, de mal-élevé et de maladif dans sa représentation de l’amour. L’amour est une maladie, on le voit dans La Femme d’à côté et L’Histoire d’Adèle H. qui est un film sur la destruction. Elle se consume pour un être absent, qui n’existe pour ainsi dire même pas. Cette absence est encore plus marquée dans La Chambre verte qui a une dimension nécrophile.
Mais il y avait aussi chez Truffaut le goût de l’enfance, de l’éducation et de la transmission. Il donnait aux enfants la place la plus belle, celle de la vie, de la joie. Il a fait des films qui s’adressent à tous les âges de notre vie, avec l’enfance, les premiers émois amoureux…
Parlons de l’exposition. Comme tous les grands artistes, le regard que l’on porte sur Truffaut se renouvelle toujours. Le regard des jeunes d’aujourd’hui n’est pas le même que ceux d’hier. Qu’est-ce que cette expo dit de neuf sur Truffaut ?
S. T. : Elle n’apprend peut-être pas grand-chose de neuf, mais elle montre. Elle montre une trajectoire, une cohérence, une idée fixe, l’écriture. Il écrit dès l’enfance, remplit des carnets, prend des notes sur tout, les films qu’il a vu, les salles. C’est cohérent que l’exposition ait lieu à la Cinémathèque car c’était sa maison : Truffaut a grandi à la Cinémathèque, il a défendu Langlois, puis s’est un peu écarté de lui, mais il a vraiment beaucoup appris ici. Dans l’exposition, on rappelle aux jeunes d’aujourd’hui que Truffaut n’a pas eu de foyer : le foyer familial c’est l’horreur, il fait l’école buissonnière, va dans les salles de cinéma, les ciné-clubs, à la Cinémathèque. Entre 1946 et 1948 il fait son ciné-club et se plante complètement. Son père l’emmène en centre de redressement, à sa sortie il va voir Bazin au ciné-club du Quartier Latin. Le cinéma a vraiment sauvé Truffaut, ce qui n’est pas le cas de Chabrol qui n’a jamais eu besoin de faire ses preuves face à la société. Truffaut et Chabrol étaient très différents même s’ils avaient une admiration commune pour Hitchcock et Renoir. Pour Truffaut, le cinéma était vital.
Pour ma génération, Truffaut incarne quelque chose que Chabrol ou Godard n’ont pas : il nous a transmis plus que d’autres son amour du cinéma, à travers ses textes et sa posture critique, car le livre d’entretiens avec Hitchcock parlait de la mise en scène de façon nouvelle.
Son enfance n’a pas été facile mais ce n’était pas le cauchemar non plus…
S. T. : Si ça avait été vraiment le cauchemar, je pense qu’il n’aurait pas été en mesure de faire Les Quatre Cents Coups avec autant d’intelligence et de liberté. C’est quelqu’un qui a beaucoup su tirer avantage de son expérience de la vie, de son autobiographie, mais en allant à chaque fois vers de l’universel, sans pathos. L’enfant souffre, il est malheureux, mais il a aussi une grande énergie. Les Quatre Cents Coups est une sorte de journal intime, sur lequel on sent l’influence de Rossellini. Truffaut le disait : on n’a pas assez vu les liens entre Doinel et l’enfant laissé à lui-même d’Allemagne année zéro. Pour parler de son enfance, Truffaut a une expression que j’aime beaucoup : il ne dit pas une enfance malheureuse car il n’est pas dans le pathos, il dit une enfance boiteuse.
Il avait ce sentiment de se bâtir un destin et d’être un peu un personnage romanesque ?
S. T. : Comment savoir ? La chose qui m’intrigue, c’est qu’il ait laissé autant de traces organisées de son passage, de preuves de son travail même à une époque où il n’est pas encore célèbre. Son ami Robert Lachenay a fait de même de son côté car il était persuadé que Truffaut serait Napoléon. Le chemin est balisé, Truffaut a mis des cailloux partout pour qu’on le suive. Cet autodidacte à l’identité trouble, cet enfant mal-aimé, sans aucun diplôme, rejeté par la société à tous les niveaux, a eu le souci de conserver des traces de toutes les étapes de son parcours. Il fait une œuvre mais laisse aussi des traces pour ceux qui voudront bien s’y intéresser. En même temps il s’est tenu à l’écart des honneurs, a refusé la Légion d’honneur, n’a pas voulu être président de la Cinémathèque ni entrer à l’Académie française. Il avait aussi un côté un peu anarchiste, contre la récupération. Il ne votait pas mais avait un sens de la responsabilité civique et sociale : il a fait en sorte que tout soit archivé, conservé.
Cette accumulation de traces est une démarche proche de celle de Langlois, mais Langlois est désordonné alors que Truffaut est méthodique. Cela ressemble aussi au personnage qu’il interprète dans La Chambre verte.
S. T. : Il conservait chaque lettre, des photocopies, des carbones… Sa fragilité se confrontait à la mémoire, il construisait la maison qu’il n’a jamais eue.
Quels sont les cinéastes français truffaldiens aujourd’hui ?
S. T. : Je pense que l’influence de Truffaut est passée dans le cinéma français et mondial à travers le goût du romanesque. Il y a Claude Miller et les autres cinéastes de sa génération, ainsi qu’Olivier Assayas, Valérie Donzelli qui adapte Julien et Marguerite, un scénario inédit de Truffaut et Gruault sur une histoire d’inceste, Noémie Lvovski. Mais son influence est également grande en Amérique. Wes Anderson parle de Truffaut génialement. On retrouve l’influence de Truffaut chez Martin Scorsese, dans la voix off des Affranchis. La Cinémathèque a reçu récemment John McTiernan qui nous a dit que La Nuit américaine était un film qu’il avait vu et revu jusqu’à le connaitre par cœur. Au-delà de Truffaut, il y a l’influence de la Nouvelle vague sur le cinéma américain moderne, l’influence du jeu de Belmondo sur De Niro. À bout de souffle, Belmondo, Truffaut, Léaud, les Américains ont vu ça lorsqu’ils étaient à la fac et ça leur a donné un courage inouï pour commencer à faire du cinéma contre le Hollywood des studios.
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION ET RENÉ MARX
MIS EN FORME PAR SYLVAIN ANGIBOUST