Publié le 12 mai, 2024 | par @avscci
0Mon pire ennemi de Mehran Tamadon
Depuis ses premiers longs métrages Bassidji et Iranien, qui prenaient à revers le cinéma contestataire iranien en nouant tour à tour un dialogue avec des gardiens de la révolution islamique, puis avec des Mollahs, Mehran Tamadon fait office de trublion, prenant un malin plaisir à appuyer là où ça fait mal sous couvert de donner la parole aux représentants les plus symboliques du régime – et en les plaçant face à leurs contradictions. Dans son nouveau film, et suite à l’interdiction qui lui est faite de retourner dans son pays, le réalisateur cherche à se préparer à l’expérience d’un interrogatoire par les agents de la république islamique. Il demande alors à d’autres Iraniens qui en ont été victimes de jouer le rôle des tortionnaires (en parallèle, il a tourné un autre documentaire attendu pour le mois de mai – Là où Dieu n’est pas – qui recueille le témoignage de plusieurs survivants à ces séances d’interrogatoire mêlées de torture). Le concept du film lui-même est délicat, puisqu’il fait revivre à ses interlocuteurs leurs propres traumatismes. L’un des hommes qu’il sollicite refuse d’ailleurs instantanément : “Ce n’est pas dans ma nature”, dit-il. Malgré tout, c’est édifiant de voir, lors de la première partie du film, des exemples concrets du processus d’annihilation morale que représentent ces longues sessions de questions et de tentatives d’intimidation. À ce titre, la démonstration remplit son rôle d’édification, à défaut de répondre à la question de départ : un interrogateur a-t-il une conscience ? La dernière partie du film est de loin la plus éprouvante, en sortant du cadre relativement confortable du simple jeu de rôle, pour basculer dans une reconstitution plus ambiguë. La jeune femme qui accepte de jouer le rôle de l’interrogatrice pousse en effet le cinéaste dans ses retranchements, en ajoutant au processus verbal des actes d’humiliation et de violence physiques. On ne peut s’empêcher, à ce moment du film, de s’interroger sur la part de scénarisation de ces maltraitances, et surtout de leur nécessité. Le propos redevient nettement plus intéressant lorsque la jeune femme, sortant de son rôle d’interrogatrice, et basculant dans une forme de fiction alternative, conteste le principe-même du film, reproche au cinéaste de jouer avec les souvenirs traumatiques de ses victimes, et l’accuse de manquer d’éthique en faisant prendre des risques inconsidérés à ses “comédiens”. Elle prend ainsi en charge les interrogations et critiques du spectateur lui-même, permettant au réalisateur d’y répondre par anticipation. Si la réflexion est passionnante, il est évident aussi qu’elle n’aurait rien perdu à aller vers plus de subtilité.
Marie-Pauline Mollaret
Film documentaire français de Mehran Tamadon (2023). 1h21.