Critique

Publié le 5 décembre, 2024 | par @avscci

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Limonov, la ballade de Kirill Serebrennikov

Il y a bien entendu tous ces éléments qui peuvent, légitimement, énerver. Les acteurs anglais jouant des Russes en parlant la langue de Shakespeare avec un accent à couper à la corde, afin de justifier l’invraisemblance de son usage en plein URSS. Mais il faut dire que le projet est à la base à la fois très ancré (un récit russe sur un artiste russe obsédé par la Russie) et multiple, puisqu’écrit par un auteur français, Emmanuel Carrère, fasciné et parfois choqué par son sujet, l’écrivain Edouard Limonov, un auteur exilé aux Etats-Unis dans les années 1970, devenu (presque) célèbre en France dans les années 1980, avant de retourner dans son pays après la chute du mur, pour une ultime mue, dans la peau d’un chef nationaliste politique révolté par son époque et porte drapeau d’un patriotisme fier, mystique. De multiples vies pour un seul homme, qui n’est peut-être pas si éparpillé, puisque tout le film va être la démonstration étonnante, convaincante de la cohérence étrange, mais véritable, de ce personnage fabuleux, en apparence seulement contradictoire.

Derrière le trajet convenable de l’artiste maudit

Au début est donc le livre. Un ouvrage signé par Carrère, biographie d’un écrivain russe l’ayant fasciné à Paris dans les années 1980, Limonov donc. En le scrutant, l’auteur ajoute un autre personnage flamboyant et aux multiples vies à son propre palmarès, rejoignant ainsi L’Ennemi, entre autres. Carrère voit l’artiste de talent, le rebelle, l’humain déchiré et empêtré dans ses propres contradictions, entre révolte et admiration pour la Russie romanesque et éternelle. Lorsque le metteur en scène de Leto, le Russe Kerell Serebrennikov regarde Limonov, il ne voit très certainement pas la même chose que le Français. Il voit une histoire sans doute moins personnelle et plus collective, celle d’un personnage certes flamboyant mais aussi profondément intégré, malgré sa période d’exil, à l’histoire du pays, de la décadence de l’URSS jusqu’à la résurgence nationaliste en passant par les guerres des Balkans. Limonov comme révélateur d’une époque, portant en lui-même les soubresauts de l’histoire. Cette folie des temps est très littéralement filmée lorsque le cinéaste fait errer son protagoniste dans un décor de théâtre surréel où défilent les images de ces années (principalement la décennie 1990). Dans ce genre de dispositif à la fois très théâtral et pourtant cinématographique, on peut voir la résurgence du grand dramaturge que Serbrennikov était avant de passer à la réalisation. On peut surtout deviner cette même vision qui traverse, à un moment où un autre, tous les personnages de ses films, cette fièvre hallucinée, dérangeante, qui était au cœur même de son dernier long métrage, La Fièvre de Petrov. Quelle est sa nature, dans ce contexte précis ? La fièvre de la nation, celle de la Russie dans cette période folle que traverse Limonov ?

L’âme russe en action, en chair et en os

À priori, le personnage semble plutôt se présenter comme une sorte de punk littéraire. Il erre dans le New York des années 1970 en contenant une rage infinie et en rejouant une partition plus proche de Travis Bickle (le héros de Taxi Driver, très explicitement cité) que de Pouchkine. La mise en scène semble porter cette idée en posant le personnage comme un élément perpétuellement disruptif, en porte à faux permanent avec son environnement immédiat, qu’il soit la Russie communiste, le Paris socialiste ou le New York capitaliste. Limonov dérange, Limonov n’est jamais à sa place et cherche constamment la sienne, à travers des expériences diverses, parfois extrêmes, et des vies qui le sont tout autant : valet de milliardaire, rebelle russe, artiste maudit exilé en Amérique, auteur coqueluche du Paris des années 1980. De quoi est-il le nom ? Le film entier semble tenir dans cette question, puisque là où Carrère voit un humain fascinant, anticonformiste, révolté jusqu’à la fin, violent et talentueux, le cinéaste filme autre chose, cette fameuse âme russe peut-être… Si elle existe, elle s’incarne d’étrange façon lorsque, finalement, l’écrivain devient un leader ainsi qu’un prisonnier politique, plus proche d’une résurgence nationaliste extrême que de l’anticommunisme idéaliste de sa jeunesse. Cette ultime vie peut être vue comme un autre masque, une autre expérience, mais on peut également penser que Serebrennikov la perçoit comme un aboutissement logique, la conclusion flamboyante et effrayante à la fois d’une révolte (contre le capitalisme et le communisme) qui n’a finalement su s’incarner que dans une nouvelle révolution nationaliste, romantique et potentiellement terrifiante (comme Limonov lui-même donc). Edouard Limonov aurait-il soutenu l’invasion russe de l’Ukraine ? Une question bien évidemment faussée, tant il est dangereux de faire parler les morts. Mais son soutien enthousiaste de la composante nationaliste de la guerre des Balkans peut générer un doute à ce sujet. Le personnage lui-même avait présenté le livre de Carrère (sorti alors qu’il était encore en vie !) comme une parfaite transposition de l’âme russe. C’est très probablement cela que filme Serebrennikov, une âme russe exposé aux changements de l’histoire, aux déplacements géographiques et temporels, balloté comme elle l’a rarement été durant la fin du XXe siècle et le début du XXIe, pour finalement en arriver là, à la Russie poutinienne (Limonov a d’abord combattu Poutine, avant de se transformer en l’un de ses grands soutiens). Edouard Limonov apparait alors exactement, sous les yeux de la caméra et des spectateurs, comme une version humaine de sa patrie, fascinant et dangereux, comme l’explicite les mots concluant le film.

Pierre-Simon Gutman

Limonov, the ballad of Eddie. Film franco-italo-espagnol de Kirill Serebrennikov (2024). avec Ben Wheatley, Viktoria Miroshnichenko, Tomas Arana. 2h18.




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