Publié le 7 janvier, 2025 | par @avscci
0La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar
Avec les années, Pedro Almodóvar s’est éloigné de l’ironie, du baroque, du mélodrame, des narrations retorses, pour s’attacher aux seuls sentiments, à la simplicité descriptive de relations interpersonnelles conscientes du temps qui passe et qui condamne. Il y avait encore, en 2004, dans La Mauvaise Education, du roman-feuilleton (substitution de personnages, vengeance tardive), beaucoup de “film noir” (meurtres crapuleux), mais l’ironie, encore présente dans Parle avec elle en 2002, avait disparu. La Mauvaise Education, en dépit du plaisir qu’on prenait à son spectacle, était un film triste, désenchanté. Des années plus tard, en 2019, dans Douleur et Gloire, les signes de mise à distance demeuraient encore un peu. Almodóvar faisait appel au cinéma d’animation ou reprenait le clin d’œil théâtral qui achevait Le Dernier Métro de François Truffaut. Mais ces ruses narratives ne dissimulaient en rien le sérieux du propos. La recherche de la vérité de Salvador, le personnage principal de Douleur et Gloire, était tressée par le récit même du film. C’étaient les personnages qu’il croisait, ou plutôt qu’Almodóvar scénariste mettait sur son chemin, qui le faisait avancer vers cette vérité. Son angoisse se dissolvait peu à peu, la lucidité était source de guérison. Madres paralelas, en 2021, renouait un peu avec les procédés du mélodrame (l’échange des nourrissons) mais Almodòvar y maintenait gravité, sérieux.
À quelques jours de ses soixante-quinze ans, le grand manchego, qui n’a jamais obtenu la Palme d’Or, a reçu son deuxième Lion d’Or à la Mostra de Venise 2024 pour La Chambre d’à côté, après un Lion d’Or à la carrière en 2019. La Chambre d’à côté, un film dont on peut dire qu’il est absolument sérieux. Ingrid (Julianne Moore) est une romancière new- yorkaise à succès. Elle apprend, pendant la signature de son nouveau livre, qui s’intitule On Sudden Deaths, que son amie Martha (Tilda Swinton), célèbre reporter de guerre qu’elle avait à peu près perdue de vue, se meurt d’un cancer. Martha, la retrouvant, lui demande de l’accompagner dans sa décision d’en finir volontairement avec ses souffrances. Ingrid proteste que la mort la terrifie (c’est ce qu’elle écrit dans ses romans), finit par accepter et prend un chemin de vérité comparable à celui du Salvador de Douleur et Gloire. La Chambre d’à côté est le premier « film américain » de Pedro Almodóvar, même s’il l’a tourné principalement en Espagne, avec quelques scènes seulement réalisées aux États-Unis. L’Anglaise Tilda Swinton et l’Américaine Julianne Moore interprètent un couple d’amies du même âge (les actrices sont nées en 1960 toutes les deux) appartenant à une classe privilégiée de New-Yorkaises, élégantes, logées dans de beaux appartements raffinés, ayant réussi brillamment leur vie professionnelle.
Ce qui reste de mise à distance dans La Chambre d’à côté, ce sont peut-être justement les « apparences sociales ». Les deux femmes sont d’une élégance constante, ne cessent de changer de tenues, plus ou moins colorées selon les moments, mais marquant toujours leur appartenance à l’upper class. Est-ce qu’on souffre moins du cancer et du contact avec la mort parce qu’on a de belles fringues ? Évidemment pas. Et les couleurs chaudes auxquelles Almodóvar nous a habitués ternissent parfois : le bleu, le gris, le noir prennent leur place dans ce subtil nuancier. Au dernier moment, Ingrid retrouve le rouge éclatant et le jaune vif. Julianne Moore déclarait au New York Times le 4 septembre 2024 : « …en regardant mon col-roulé vert et la veste violette de Tilda, je me disais : « Mon dieu, on est en train de marcher dans un de ses films… » ». Au sujet de la mise à distance, il faut ajouter évidemment le fait que, pour la première fois, Almodòvar ne s’exprime pas dans sa propre langue, ce qui crée une manière d’artifice qui n’a rien de gênant, au contraire.
Le cinéaste se rapproche, dans son récit new-yorkais, géographiquement si l’on peut dire, de Woody Allen. Woody Allen qui lui aussi a connu un chemin où l’ironie et la distance ont laissé place à une gravité de plus en plus assumée. Les dialogues, les décors, le ton des conversations même le rapprochent de ce Woody Allen avec qui il partage par ailleurs une fascination décisive pour Ingmar Bergman. Almodóvar cite Persona à plusieurs reprises, littéralement. Les personnages de La Chambre d’à côté rappellent même physiquement ceux de Persona. Dans le roman de Sigrid Nunez qu’adapte Almodóvar, Quel est donc ton tourment ?, les héroïnes n’ont pas de nom. Est-ce donc un hasard si Almodóvar appelle les siennes Ingrid et Martha ? Dans Les Communiants (1966) de Bergman, Ingrid Thulin interprétait le personnage de Martha. Reste donc, sous les beaux affûtiaux et les appartements trendy, une femme qui meurt et une amie qui accepte de ne pas la laisser seule, si cela est humainement possible. Almodòvar vise à la simplicité, au récit élémentaire et associe aux deux amies le personnage qui était déjà dans le roman de Nunez, le conférencier joué par John Turturro. Il a été l’amant de l’une et l’amant de l’autre, il a le même âge qu’elles, réapparaît aussi après des années d’éloignement. Et il rappelle à Ingrid que Martha n’est pas la seule malade. La planète elle-même est foutue et au fond personne ne veut le voir. S’ajoutent à cela les impasses politiques, les extrêmes-droites menaçantes et le policier chrétien intégriste qui poursuit Ingrid. C’est un Memento mori que met donc en scène Almodóvar, mais, aussi triste et noir qu’il soit, son film avance quand même un propos supplémentaire. Il suggère, grâce au rôle d’Ingrid, qu’il est possible de ne pas mourir seul. On le savait depuis longtemps, Pedro Almodóvar, et c’est une grande vertu, est un sentimental.
René Marx
La Habitación de al lado / The Room next Door. Film hispano-américain de Pedro Almodóvar (2024), avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro. 1h47.