Publié le 21 février, 2016 | par @avscci
0Interview Vilmos Zsigmond
La lumière du juste
Mort le 1er janvier 2016, le chef opérateur Vilmos Zsigmond était venu à Paris en juin précédent afin d’y présenter la version restaurée de The Rose de Mark Rydell (1978) dans le cadre du Champs-Elysées Film Festival. Il achevait alors le tournage d’un documentaire que lui a consacré Pierre Filmon, Close Encounters With Vilmos Zsigmond, produit par Marc Olry, que nous devrions découvrir dans le courant de cette année.
Né en Hongrie en 1930, cet homme de lumière qui se faisait une très haute idée de son métier, mais n’entendait pas « dételer » malgré son âge vénérable, a incarné dans les années 70 avec son ami et compatriote László Kovács l’émergence de l’école hongroise au sein du Nouvel Hollywood. Peut-être parce que les deux compères avaient débuté leur carrière ensemble quinze ans plus tôt en filmant caméra à l’épaule l’insurrection de Budapest de 1956, avant de prendre la poudre d’escampette en direction des États-Unis, avec leurs images vendues à la chaîne CBS en guise de laissez-passer. Après avoir effectué ses premières armes sur des séries B, sous le nom de William Zsigmond, le chef opérateur met son expertise au service d’auteurs comme Robert Altman, Jerry Schatzberg, Mark Rydell, Steven Spielberg, Brian de Palma, Michael Cimino (dont la mythique Porte du paradis qui a sonné le glas des Artistes Associés) et Woody Allen, tout en collaborant ponctuellement avec John Boorman, Martin Scorsese, George Miller, Roland Joffé, Sean Penn ou Jack Nicholson. Excusez du peu ! Lauréat d’un Oscar pour son travail sur Rencontres du troisième type de Spielberg (sur lequel il a pourtant failli se faire renvoyer à plusieurs reprises par la production), en 1978, et nommé à trois autres reprises, il a également été distingué d’un Bafta pour son travail sur Voyage au bout de l’enfer de Cimino, en 1980, et couronné pour l’ensemble de son œuvre par ses collègues de Camerimage, en 1997, et ses pairs de l’American Society of Cinematographers, deux ans plus tard.
Qu’est-ce qui vous a décidé à devenir un homme d’images ?
Vilmos Zsigmond : Je me souviens qu’à l’âge de dix-sept ans, à une période où j’avais dû rester cloué au lit pendant un mois à la suite d’une maladie, j’ai lu un manuel intitulé Photographie artistique. J’ai été séduit par ses illustrations et me suis dit que ça me plairait de devenir photographe, mais l’éventualité de travailler dans le cinéma ne m’avait même pas effleuré à l’époque. J’aurais aimé pouvoir aller à la fac, mais dans la Hongrie communiste de l’époque, les études universitaires étaient réservées aux enfants de la bourgeoisie et je n’en faisais pas partie. J’étais d’origine ouvrière, ce qui me valait d’être considéré comme un moins que rien. Pour faire ses preuves, quand on venait de mon milieu, il fallait aller travailler en usine et montrer qu’on était courageux. C’est dans ce contexte que j’ai suivi puis animé des cours prodigués dans le cadre d’un atelier d’apprentissage de la photo situé dans l’usine où je travaillais. On y apprenait notamment le développement et le tirage. Ce n’est qu’ensuite que j’ai été autorisé à aller étudier à l’Académie des arts du théâtre et du cinéma de Budapest, ce à quoi je n’avais jamais osé penser par moi-même.
À quel moment avez-vous décidé de vous orienter vers la direction de la photo plutôt que vers la mise en scène ?
V. Z. : Très vite, car la réalisation est indissociable de la lumière et quand on veut raconter une histoire, on doit aussi réfléchir à la manière dont on va bien pouvoir l’éclairer. À l’époque, c’était un apprentissage beaucoup plus compliqué sur le plan technique, donc on devait être capable de maîtriser de multiples paramètres de façon manuelle. J’ai donc appris à créer en jouant des ombres et de la lumière, comme cela se pratiquait au temps du cinéma muet. En 1951, dans l’école hongroise où j’étudiais, on nous faisait surtout regarder des films de cette période.
Vous souvenez-vous d’un film qui vous ait marqué en particulier ?
V. Z. : Dans la Hongrie communiste, nous avions essentiellement accès à des films soviétiques, comme Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein ou certaines œuvres de Poudovkine. En fait, dans cette école de cinéma, nous apprenions surtout les bases et ce n’est qu’ensuite que j’ai réalisé à quel point la lumière tient un rôle fondamental dans le processus de réalisation d’un film. Personnellement, cependant, je n’ai jamais été convaincu que le contraste entre l’ombre et la lumière soit si important que ça, alors que l’éclairage l’est. À mes débuts, j’étais fasciné par les ombres et ce qui les provoquait. Par la suite, j’ai beaucoup étudié la peinture et me suis imprégné de ses différentes techniques. Et j’ai réalisé combien la couleur est plus difficile à maîtriser que le noir et blanc.
À l’époque pourtant, on peut imaginer que dans une école de cinéma, on n’avait que peu d’occasion de travailler sur la couleur…
V. Z. : Effectivement, nous ne pouvions travailler qu’en noir et blanc, pour des raisons d’ordre à la fois technique et économique. Ce n’est qu’à la fin de mes quatre années d’étude à l’école de cinéma que nous avons enfin pu avoir brièvement accès à la couleur. Mais, de toute façon, dans la Hongrie de cette époque, on ne tournait encore qu’en noir et blanc, donc ça ne m’a pas vraiment gêné. Ce que j’ai appris sur la lumière à l’école de cinéma, c’est surtout la façon de tirer parti du rayonnement du soleil quand il passait à travers une vitre, de façon à pouvoir reproduire artificiellement en studio la lumière naturelle. Croyez-moi, il m’a fallu du temps pour maîtriser cela !
Y a-t-il des professeurs de cette école qui vous aient plus particulièrement marqué ?
V. Z. : Dans la Hongrie de l’époque, il y avait en tout et pour tout cinq chefs opérateurs qui se partageaient l’intégralité de la production cinématographique et ils étaient tous enseignants dans cette école. Donc on peut affirmer que nous avons été formés par l’élite de ce métier. Par conséquent, n’importe quel imbécile pouvait devenir un bon chef opérateur. Mais j’avoue avoir beaucoup appris dans cette école…
Vous rappelez-vous de votre premier jour de tournage ?
V. Z. : Non. En fait, dès l’école, on nous demandait constamment de tourner cinq minutes par-ci, dix minutes par-là, et nous en sortions avec un diplôme après avoir travaillé sur un film de fin d’études d’une trentaine de minutes qui était ensuite projeté dans les salles. Du coup, nous étions fiers de lire notre nom sur un écran. Je me souviens juste avoir éclairé un film en noir et blanc qui se déroulait pendant la guerre, dans des souterrains enfumés, pendant des bombardements.
Parmi les films que vous avez tournés aux États-Unis, quel est celui que vous considérez comme un tournant déterminant dans votre carrière ?
V. Z. : C’est sans aucun doute L’Homme sans frontière de Peter Fonda que j’ai tourné juste avant John McCabe de Robert Altman, en 1971. Il s’agissait d’un western, mais qui ne ressemblait pas du tout visuellement à ceux qui sortaient à cette époque. Peter Fonda tenait à filmer certains plans à la bougie, car son histoire se déroulait à une époque où l’électricité n’existait pas encore. Il ne s’agissait donc pas simplement de tourner en extérieur jour. Cette expérience m’a beaucoup fait progresser en matière d’éclairage. Ensuite, le film d’Altman m’a entraîné dans une direction assez différente en utilisant la technique dite du flashage qui consiste à exposer le négatif à la lumière avant même de tourner, afin de donner aux images un teint laiteux qui rappelle ce qu’on peut voir sur certaines photos d’époque. Dans un cas comme dans l’autre, je me suis d’abord mis au service des réalisateurs pour essayer d’obtenir le résultat qu’ils escomptaient.
Savez-vous pour quelle raison les réalisateurs faisaient appel à vous ?
V. Z. : Avant John McCabe, Robert Altman travaillait avec Laszlo Kovacs qui se trouvait être mon meilleur ami et avec lequel j’avais émigré de Hongrie. Il y avait donc une certaine logique à ce que je le remplace, ce que j’ai fait parce qu’il n’était pas disponible à ce moment-là, comme il a pu le faire de son côté à d’autres occasions. Ma chance a été de tomber sur un film qui m’a permis de me faire remarquer. Par la suite, John Boorman a repéré mon travail et m’a confié la photo de Délivrance dont les conditions de tournage étaient elles aussi très particulières pour ne pas dire extrêmes, mais en fait à l’opposé de celles de John McCabe. J’ai dû répondre à des questions en trouvant moi-même des réponses dont je n’avais pas la moindre idée quand j’ai commencé. Ma force, c’était qu’à l’école de cinéma, j’avais appris à résoudre des problèmes qui se posaient ponctuellement en m’adaptant aux circonstances et en essayant des solutions. Et ça, ça m’excitait beaucoup.
Avez-vous collaboré avec des réalisateurs plus férus de lumière que d’autres ?
V. Z. : En règle générale, il y a très peu de réalisateurs qui se passionnent pour les problèmes d’éclairage. C’est une notion extrêmement abstraite pour eux. Ils s’intéressent davantage à l’histoire qu’ils racontent et aux comédiens qu’ils doivent diriger. Certains vous donnent des références. Je me souviens, par exemple, que John Boorman avait une idée précise du look qu’il voulait pour Délivrance. Nous avons donc dû résoudre quelques problèmes techniques avant le début du tournage. Il voulait notamment éviter les couleurs trop vives en se rapprochant du noir et blanc. Mais John Boorman venait d’Angleterre où l’image occupe traditionnellement une place importante dans le cinéma. De même que les comédiens y emploient une méthode très différente de celle des Américains qui est essentiellement conditionnée par leur expérience du théâtre.
Vous avez pourtant travaillé aussi avec de grands techniciens américains. Par exemple, Brian de Palma qui procède à des mouvements de caméra parfois compliqués. Quel souvenir gardez-vous de votre expérience en commun ?
V. Z. : Il m’a beaucoup fait progresser. Un réalisateur qui innove en permanence est stimulant. Il vous force à trouver des solutions. Je me souviens du plan séquence de cinq minutes qui ouvre Le Bûcher des vanités. Il me fascine d’autant plus que, de mon point de vue, il sert le récit. Il ne s’agit pas simplement d’un tour de force technique. C’est le genre de plan qui vous aide à vous immerger au cœur de ce film. Je suis capable d’apprécier un beau mouvement de caméra quand j’en vois un et je ne pense pas que ça nuise vraiment à l’histoire qu’on raconte.
Vous avez également collaboré avec Woody Allen qui a pour particularité d’avoir travaillé avec des chefs opérateurs originaires de divers pays. Qu’avez-vous appris à son contact ?
V. Z. : Woody Allen n’appartient pas à la race des stylistes, mais il a besoin d’avoir des techniciens solides à ses côtés. Quand il travaillait avec Gordon Willis, par exemple, il lui suffisait de lui expliquer ce qu’il voulait, mais ce n’était jamais lui qui trouvait les solutions. Il a surtout besoin de pouvoir faire confiance à son directeur de la photographie. Du coup, il vous accorde une grande liberté, ce qui est très agréable. C’est moi, par exemple, qui lui ai suggéré de tourner à la grue le plan d’ouverture du Rêve de Cassandre au cours duquel les deux personnages principaux vont acheter un bateau dans un véritable cimetière jonché de coques échouées dans la boue. Le résultat était spectaculaire, mais en voyant les rushes, le lendemain, il a décidé de retourner cette scène plus simplement, sous prétexte qu’il la trouvait trop hollywoodienne ! En fait, il craignait que la technique ne se voie trop et ne prenne le pas sur l’histoire proprement dite.
Quel souvenir gardez-vous du film qui vous a valu un Oscar, Rencontres du troisième type ?
V. Z. : En fait, contrairement à ce qu’on pourrait penser, Steven Spielberg est un réalisateur qui se soucie assez peu de la technique. À l’instar de son ami George Lucas, il ne rechigne jamais à faire des films hollywoodiens et assume totalement de tourner des films à grand spectacle qui rapportent de l’argent. L’avantage de disposer d’un gros budget, c’est qu’on a la possibilité de tourner des plans intéressants sur le plan technique. Sur Rencontres du troisième type, Spielberg voulait avant tout que cette histoire paraisse le plus réaliste possible et que la technique et les effets spéciaux n’empêchent jamais d’y croire. Dans son esprit, il fallait qu’on puisse en venir à oublier qu’on était en train de regarder un film. Après tout, c’est aussi ça la fonction du cinéma.
Propos recueillis par Jean-Philippe Guerand