Critiques de films

Publié le 1 avril, 2015 | par @avscci

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Critique Inherent Vice de Paul Thomas Anderson

Confession d’un enfant des sixties

La sortie d’Inherent Vice, nouveau film de l’ancien wonder boy du cinéma hollywoodien devenu plus ou moins (au moment de There Will Be Blood) un maître reconnu, est bien entendu un événement. Pourtant, le film vient de subir un États-Unis un échec public et critique assez neuf dans la carrière d’Anderson. Une incompréhension assez radicale, où une partie de la critique américaine a semblé presque gênée de ne pas savoir par quel bout prendre le nouveau long métrage d’un cinéaste qui fut un temps si facilement abordable et assimilable. Ce simple fait témoigne du changement sismique qui est en train de s’opérer dans la carrière, dans le style, peut-être même dans la vision du cinéma, du réalisateur. Une mutation dont Inherent Vice est un syndrome particulièrement frappant et, par ailleurs, fort bienvenue.

paul thomas anderson

De fait, Anderson fut pendant longtemps un auteur fort énervant. Surgi à la fin des années 90 avec le succès de son deuxième long métrage, Boogie Nights, il a immédiatement présenté un talent formel évident, mais également une nature toute aussi manifeste de petit malin certifié. Boogie Nights tombait en effet à pic, revisitant une époque à la mode (les seventies) avec des références cinématographiques et culturelles en vogue (Scorsese, entre autres), sur un sujet scabreux (le trajet d’une porn star à peine fictive), juste ce qu’il faut, sans oublier l’indispensable come-back de la vieille star oubliée (ici Burt Reynolds). Son film suivant, Magnolia, semblait plus risqué et sincère, mais également particulièrement foutraque, voire creux, dans son approche. Puis (après Punch Drunk Love) vint There will be blood, impitoyable étude d’un homme misanthrope et déterminé à réussir à tout prix. Un personnage parfaitement dessiné (servi par un grand numéro de Daniel Day-Lewis) et dans lequel Anderson a sans doute projeté beaucoup de sa propre ambition de jeunesse, virtuose, parfois démesurée, voire déplacée. Le film fut un succès critique et commercial, qui sembla constituer pour l’auteur un solde de tout compte : il y gagnait enfin la reconnaissance recherchée depuis le début, tout en livrant une œuvre qui se bat entre le passé et un renouveau artistique, loin des réalisations sursignifiantes et surdécoupées des premières œuvres. Rassasié, Anderson a ensuite livré The Master, qui a de fortes chances de rester comme la grande rupture stylistique du cinéaste. Si les critiques se sont beaucoup penchés sur le cabotinage parfois éreintant de Joachim Phoenix dans le rôle principal, ils n’ont pas forcément vu le principal : Anderson abandonne sa réalisation démonstrative et volontariste pour se laisser enfin guider par ses personnages, dans un récit qui erre, divague parfois, mais laisse entrer une vie et une liberté, voire un mystère, inconnu jusque-là dans la dynamique de l’auteur. Le terrain pour Inherent Vice était préparé, apparaît le lien existant entre ses deux œuvres, à première vue dissemblables.

j phoenix dans inherent vice

Le sujet du film, adapté d’un ouvrage de l’écrivain américain (méconnu en France) Thomas Pynchon est simple, avant de se complexifier considérablement : soit un privé qui vit dans la Californie hippie des années 70, et doit résoudre un cas de disparition apporté par son ancienne petite amie. Les cinéphiles pourront reconnaître un point de référence évident, Le Privé de Robert Altman [ci-dessous], où l’auteur de Nashville plongeait le légendaire Phil Marlowe dans le même contexte social et géographique. Mais Anderson (et Pynchon) apportent un twist à cette comparaison évidente. Marlowe, dans Le Privé, était l’observateur cynique et extérieur d’un monde (le paradis psychédélique des swinging sixties) en pleine déliquescence. Le détective de Inherent Vice, Doc Sportello (Joachim Phoenix) n’a en aucun cas ce détachement. Il est pleinement, de par sa coupe afro à sa consommation de hasch en passant par son entourage, un authentique hippie, et donc un membre à part entière de cet univers finissant. Ce faisant, Anderson se place (consciemment ou pas) dans les traces de l’autre grand classique cinématographique avec Phil Marlowe, Le Grand Sommeil de Howard Hawks. Comme dans ce film, Inherent Vice est en effet un long métrage à hauteur d’homme, où l’intrigue et la réalisation tiennent compte du regard, de l’enquête et du parcours du héros. Précisément parce que Sportello n’est pas un observateur mais un participant du monde décrit, le metteur en scène livre un récit subjectif où le point de vue du détective sur son entourage permet d’embrasser pleinement, sans hauteur et sans trop de distance, l’univers dépeint. Inherent Vice est peut-être un film trip, mais moins à cause d’éventuelles visions hallucinogènes (malgré tout présentes) qu’à cause de ce voyage dans lequel le spectateur est embarqué sans jamais avoir le moindre élément d’avance (ou de retard) par rapport au valeureux privé.

Et ce monde qui s’offre aux yeux des spectateurs (fidèlement adapté par Anderson des pages à l’imagination fertile de Thomas Pynchon) vaut la visite : un univers finissant, encombré des décombres d’un rêve hippie dont tous savent qu’il est dépassé, sans vraiment oser admette au grand jour cette vérité partagée. La fin des swinging sixties était, pour l’écrivain, l’occasion d’évoquer un des rares moments dans la vie américaine où une vague tentative de liberté fut formulée et vécue par certains. Inherent Vice, le film et le roman, sont, derrière les multiples éléments d’une intrigue un peu touffue (dans la tradition du Grand Sommeil), le constat lucide, parfois désespéré de cet échec. L’intrigue reprend des éléments traditionnels du film noir et les traite plutôt convenablement : la morale (comment agir bien dans un monde où cette notion n’a pas vraiment de valeur), la femme fatale, un héros en permanence pris dans une ambiguïté essentielle. Mais s’il y a un sujet central au cœur d’Inherent Vice, c’est peut-être la perception. Doc Sportello regarde le monde, Anderson fait corps avec lui, et le film en entier se construit dans ce double mouvement. Avec, en narratrice, une femme (Sortilège, interprétée par la chanteuse Jonna Newson) qui semble voir plus que la plupart des autre protagonistes, Sportello traverse tout entier le récit en étant sommé de regarder chaque personnage (la fausse séductrice, l’avocate, le business man vaguement hippie, l’espion musicien et, bien entendu, le policier dur à cuire incarné par le formidable Josh Brolin) pour ce qu’il est, de découvrir progressivement une sorte de vérité (relative) sur ses camarades et peut-être, finalement, sur l’époque et le lieu dans laquelle il vit. Là réside, au-delà du personnage, le grand changement dans l’œuvre d’Anderson. Qu’il est loin, le cinéaste qui verrouillait ses premiers longs métrages à coups de travellings sursignifiants, au risque de les enfermer dans un « tout ça pour ça » persistant. La rupture The Master apparaît ici dans sa pleine mesure. L’auteur a clairement appris (il le dit lui-même en entretien) à se laisser guider par ses personnages, en lieu et place de sa précédente volonté démiurgique un peu mince (n’est pas Kubrick, ou même Coppola, qui veut). Anderson accepte de regarder en face l’opacité du monde, accepte d’être pris dans les mystères (de l’intrigue, de ses propres protagonistes, des lieux et de l’époque) quand il cherchait avant à les dominer. Si ce n’est une révolution, c’est en tout cas une belle évolution.

Le prix à payer pour cette transformation est, aux États-Unis, clair : Paul Thomas Anderson n’est plus prophète en son pays. Le demi-succès critique de The Master (qui bénéficiait encore de l’effet There will be blood) a laissé place à une forme d’incompréhension totale de la critique américaine, qui ne sait comment aborder le nouvel opus de l’ancien enfant terrible. En livrant une œuvre sans clefs en main (à la différence des premiers films d’Anderson, mais également d’un succès comme Birdman), Anderson a changé d’atmosphère comme d’admirateurs.

Certains qui le détestaient commencent à l’aimer, et inversement. L’auteur est en tout cas à un moment charnière, où il cherche lui-même une nouvelle place, après avoir brisé (volontairement ou pas) celle de favori du cinéma indépendant commercial. Anderson, parce qu’il est désormais un artiste prêt à tous les risques, est donc un homme à regarder de près, davantage qu’auparavant. n

PIERRE-SIMON GUTMAN

Réal. : Paul Thomas Anderson. Scén. : Paul Thomas Anderson d’après le roman de Thomas Pynchon. Mus. : Jonny Greenwood. Phot. : Robert Elswit. Avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Owen Wilson, Katherine Waterston, Benicio Del Toro, Reese Witherspoon, Jean Malone, Maya Rudolph, Martin Short. Dist. : Warner Bros. Durée : 2h29. Sortie France : 4 mars 2015.




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