Publié le 18 octobre, 2017 | par @avscci
0Entretien – Raoul Peck pour Le jeune Karl Marx
Raoul Peck, président de la FEMIS à Paris depuis 2010, ancien ministre de la Culture d’Haïti, est surtout cinéaste, auteur récemment d’un excellent portrait de James Baldwin, I am not your negro. Convaincu de la modernité absolue de la pensée de Karl Marx, allant ainsi contre le courant de ce que le grand barbu appelait « l’Idéologie », il montre les jeunes compères, Karl et Friedrich, entre Cologne, Londres, Bruxelles et Paris, comme deux aventuriers intellectuels et politiques, en lutte contre tout ce que leurs aînés d’un mouvement socialiste languissant représentent de lourdeur et d’enlisement conceptuel. Nous avons rencontré le cinéaste qui a filmé leur pensée en action.
Vous êtes passé constamment de la fiction au documentaire. Comment est né ce nouveau projet ?
Raoul Peck : I am not your negro et Le Jeune Karl Marx ont été conçus en même temps. J’observe depuis longtemps la régression politique et les batailles fratricides au sein de la gauche, la montée de l’ignorance, le rejet de la science, du politique, de l’histoire même. Tout devient superficiel, c’est le règne des opinions, d’une presse recalibrée, concentrée. Dès 2001 j’ai réalisé un documentaire, Le Profit et rien d’autre, qui est un peu le prequel du Jeune Karl Marx. Dans ma jeunesse, Baldwin et Marx m’ont aidé à me structurer, à trouver ma place, à trouver ma forme de combat. J’ai suivi quatre ans de séminaire à Berlin autour du Capital. Il faut revenir aux fondamentaux.
Vous êtes marxiste ?
R. P. : Non. Même Marx rejetait cet adjectif, qui est une manière de fixer les choses, alors qu’il a démontré avec Engels que le Capital est un processus, un mouvement constant. Que vous devez raffiner votre pensée tout le temps, en vous basant sur la réalité, pas en restant accroché à des concepts. La lutte des classes d’aujourd’hui prend des formes différentes. De quel côté par exemple sont les classes moyennes, malgré leur situation apparemment confortable ? Où se situent les petits patrons ? Malgré cette complexité et l’importance nouvelle et toujours plus grande du capital financier, souvent invisible, la base de l’analyse marxiste, son idée du salariat, du profit, des formes de production, reste valide.
Comment un penseur, un philosophe, peut-il devenir un personnage de cinéma ?
R. P. : Je n’avais aucun exemple, personne n’a fait de film sur Marx, à l’exception d’une mauvaise mini-série soviétique où « le gros barbu » raconte sa vie. Il y a eu d’autres approches. Howard Zinn à écrit une merveilleuse pièce en 1999, Karl Marx, le retour. De nouvelles biographies ont été publiées depuis quinze ans, y compris aux États-Unis. Pour moi le défi était de ne faire ni une thèse universitaire ni l’habituel biopic. Dans un biopic, ce sont les émotions des personnages, leurs relations qui font avancer le récit. Ni Marx, ni Jenny, ni Engels ne doivent être traités sur ce mode. Utiliser leurs états d’âme pour faire progresser la narration serait contradictoire avec ce qu’ils étaient eux-mêmes. Ils agissaient selon ce qu’ils avaient compris du monde où ils vivaient, quel que soit le coût de ces actions, même s’ils avaient trois enfants, même s’ils devaient se retrouver dans la misère.
Leurs actions font-elles avancer le film ?
R. P. : Oui, et l’évolution de leurs idées. La théorie et la pratique.
Marx et Engels sont aussi deux malins, deux embrouilleurs. C’est un ressort dramatique, et un élément de comédie.
R. P. : Oui. En fait tout est dans leur correspondance, que chacun peut lire encore aujourd’hui. Les biographies écrites sur eux sont trop contradictoires pour être utilisées dans un scénario. J’ai demandé aux acteurs de lire ces lettres, que je leur sélectionnais, bien plus que des biographies de leurs personnages. Je voulais qu’ils s’attachent à leur vie quotidienne, comment ils mangeaient, ils buvaient, ils fumaient…
Une vision matérialiste !
R. P. : Absolument. Les lettres qu’ils ont échangées sont écrites par des hommes jeunes, drôles, vivants, révolutionnaires. Ils y parlent de théorie, passent de l’anglais à l’allemand, puis au français. J’ai gardé cette alternance de langues dans le film. C’est la vie, la vraie vie. Engels raconte même comment il a cocufié tel dirigeant socialiste. Nous, nous avons désincarné le politique, qui est devenu un truc de professionnels. Marx, lui, affirme que la liberté collective passe par la liberté de chacun. Pour moi le jeune spectateur devait sentir que c’était son histoire qui était racontée. Ils ont à peu près 25 ans et, dans une Europe en crise, ils décident rien de moins que de changer le monde. Pas l’Allemagne ou l’Europe, le monde !
Engels n’a peur de rien. C’est un punk !
R. P. : Oui. On lui conseille de se méfier des Irlandais, il y va directement. C’est sans doute aussi parce qu’il vient d’une classe qui n’a peur de rien. Mais Marx et Engels savent échapper au déterminisme de classe.
Vous aviez un souci d’authenticité…
R. P. : Je défie les historiens de trouver une erreur de fait dans notre film. Nous avons réduit, concentré, bien sûr. Les socialistes auxquels ils s’opposaient étaient nombreux et très différents. Nous nous sommes tenus à Proudhon et Weitling, les deux pôles principaux. Leurs propos sont tirés de leurs écrits authentiques. Mon souci d’authenticité, je l’ai dans la fiction comme dans le documentaire. Par exemple dans mon Lumumba, en 2000. J’aurais pu faire un documentaire sur Marx et une fiction sur Baldwin. J’ai commencé à travailler sur les deux projets sans savoir la forme que j’allais choisir. Je n’exclus pas aujourd’hui de réaliser une fiction sur Baldwin.
Vous avez commencé par lire les notes de Rossellini pour le film sur Marx qu’il préparait en 1974, l’année de sa mort…
R. P. : Avec Pascal Bonitzer, nous voulions nous protéger des réticences du monde du cinéma en mettant en avant le nom de Rossellini. Puisqu’il avait eu ce projet, il était possible de faire un film sur Marx. J’ai passé toute une journée à Rome avec la compagne de Rossellini. Elle était d’accord pour que nous reprenions le projet. Mais c’était un traitement inachevé. Il évoquait leur première rencontre à Berlin, qui s’était mal passée. Nous avions écrit avec Pascal ces scènes-là, nous étions remontés à l’enfance de Marx, nous avions écrit des scènes plus tardives. Mais nous ne les avons pas tournées. Finalement ce que les droits des notes très succinctes de Rossellini auraient coûté était excessif. Nous en sommes donc revenus à la correspondance de Marx et Engels.
Cela dit, quand Rossellini tournait des films sur Pascal ou Descartes, il se posait constamment la question de la cohérence formelle de ces films avec la pensée de leur personnage. Comme vous.
R. P. : C’est ce que j’ai essayé de faire déjà pour Lumumba ou Baldwin. Baldwin avait écrit des scénarios, en fait infilmables. Mon défi était donc de réaliser un projet infilmable…
On peut voir aussi dans votre film un buddy movie à l’américaine, une comédie brillante avec quatre amis qui font des mauvais coups. Vous rejetez pourtant le modèle hollywoodien…
R. P. : Je veux bien utiliser des clichés pour donner envie au spectateur, pour lier l’émotion à la pensée, la tête et le ventre. Donner envie au spectateur, en fait, d’ouvrir un livre en sortant de la salle, ou d’ouvrir une discussion. C’est la méthode de Brecht.
Comment adapte-t-on un projet aux moyens financiers dont on dispose ?
R. P. : Nous avons coupé une vingtaine de pages, des scènes de bataille, d’affrontements avec la police, un mois avant de tourner. Mais en réalité ces scènes n’auraient rien apporté de plus au film.
Quelle préparation avez-vous demandé aux acteurs ?
R. P. : August Diehl savait quatre ans avant le tournage qu’il allait jouer le rôle de Karl Marx. Il a même voulu utiliser le zézaiement attribué à Marx dans un texte qu’il avait lu. Mais je ne voulais pas mettre en danger la crédibilité du personnage, évidemment.
Et la place de Jenny Marx et Mary Burns ?
R. P. : La priorité était la relation Karl-Friedrich. Ensuite montrer le véritable partenariat entre Karl et Jenny. Pour Mary Burns, nous avons inventé sa place dans l’usine du père Engels, mais elle a travaillé dans une filature équivalente à Manchester, dont elle a été renvoyée à cause de son attitude de révolte. Engels l’a rencontrée à Manchester, elle l’a aidé dans son enquête et la préparation de son livre. Engels a vécu toute sa vie ensuite avec les deux sœurs Burns. À la mort de Mary, il a épousé Lizzy.
Où avez-vous tourné ?
R. P. : Les scènes parisiennes à Paris, avec des corrections numériques bien sûr. Les scènes de filatures en Allemagne, où nous avons utilisé des machines authentiques, en état de marche. L’authenticité des objets a beaucoup compté pour moi. J’ai écarté les beaux objets anciens qu’on me proposait. Marx vivait modestement, pas entouré d’antiquités précieuses. Les acteurs, en prenant une tasse dans la cuisine, devaient prendre une tasse correspondant à la réalité de la vie de Marx dans ces années-là, il fallait qu’il puissent vraiment boire dedans. Quand on voit leurs manuscrits à l’écran, il s’agit de leur véritable écriture. Pour le plan où on voit August écrire le mot « Gespenst » (spectre) dans les premières lignes du Manifeste, de nombreuses prises ont été nécessaires pour qu’il écrive avec la graphie authentique de Marx.
On accuse Marx des crimes commis en son nom au siècle suivant…
R. P. : Dès le moment où le travail de Marx est associé à une prise de pouvoir, tout change. Le pouvoir, c’est un autre monde. Je suis passé par là, j’ai vu ce qu’il se passe chez les êtres humains, que le pouvoir soit démocratique ou pas. Ce qui s’est passé en Union Soviétique, dans un contexte de guerre de surcroît, n’a rien à voir avec une quelconque utopie de Marx. Les massacres, les famines : comme disait Howard Zinn, on ne peut pas appeler communistes des gens qui assassinent leurs compagnons de combat. Marx et Engels auraient été éliminés dès les premières années de la révolution russe.
Propos recueillis par Yves Alion et René Marx
Réal. : Raoul Peck. Scén. : Pascal Bonitzer et Raoul Peck. Phot. : Kolja Brandt. Mus. : Alexei Aigui. Prod. : Agat Film & Cie et Velvet Film. Dist. : Diaphana Distribution.
Int. : August Diehl, Stefan Konarske, Vicky Krieps, Hannah Steele, Olivier Gourmet, Alexander Scheer.
Durée : 1h58. Sortie France : 27 septembre 2017