Entretiens Bella e perduta de Pietro Marcello

Publié le 6 juillet, 2016 | par @avscci

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Entretien Pietro Marcello – Bella e perduta

Avec Bella e perduta, Pietro Marcello invente une forme cinématographique en acceptant le hasard. Il préparait un documentaire sur Tommaso Cestrone, simple berger qui protégea héroïquement de la Camorra un palais du XVIIIème siècle dans la région de Caserta, près de Naples. Le tournage fut interrompu par la mort brutale de celui-ci, à 48 ans, le jour de Noël 2013. Marcello imagina alors qu’un bufflon promis à l’abattoir, sauvé par Cestrone, était recueilli par un Polichinelle sorti des entrailles de la terre, intermédiaire, comme jadis, entre les morts et les vivants. Le résultat est un des films les plus émouvants et les plus beaux qu’on ait vu depuis longtemps : images splendides, magie, présence réelle des animaux devenus les égaux des hommes, dénonciation subtile et bouleversante de la criminalité organisée, de la destruction du patrimoine, de l’oubli de la nature et de sa beauté. Ni documentaire, ni fiction, une synthèse politique, poétique, mythologique, qui en dit plus sur le monde contemporain et le cinéma que tous les discours du moment. Nous avons rencontré l’auteur de ce film capital.

La mort de Tommaso Cestrone a-t-elle déterminé la forme de votre film ?

Pietro Marcello : Je suis de l’avis de Rossellini : il faut filmer contre le scénario. C’est évidemment encore plus vrai dans le champ du documentaire. Le projet partait de Voyage en Italie, livre de Guido Piovene écrit en 1957. Avec notre petit budget, nous avons commencé notre voyage en Campanie et nous sommes tombés sur Cestrone, « l’ange de Carditello » (photo ci-contre). Cet homme jeune, fort, en bonne santé, est mort après quelques mois de tournage. Sa mort est un mystère. Il avait gagné : peu de jours avant sa mort, l’État avait accepté d’acheter le palais de Carditello. Il avait aussi l’habitude de sauver des bufflons abandonnés dans les fossés. Les mâles, utilisés depuis les Romains pour le labourage, sont devenus inutiles dans la chaîne de production de la mozzarella. Leur croissance est très lente, contrairement aux veaux. Je suis né à Caserta. Maurizio Braucci, mon coscénariste, qui est d’abord un écrivain, est né à Naples et nous avons grandi tous les deux dans cette ville. Notre équipe a vraiment hérité de ce bufflon. Nous avons alors fait le choix du réalisme magique, choix facile puisque nous étions nos propres producteurs. Nous pouvions faire confiance au hasard. Le film est imparfait, mais l’imperfection n’est pas un défaut. Ce qui compte c’est que le film ait une âme. S’il en a une, ce n’est pas uniquement grâce à nous. C’est grâce au paysage, à l’humanité que nous racontons. Nous avions très peu d’argent, nous tournions avec de la pellicule, ce qui rend le travail plus difficile. Mais il fallait rendre hommage à Cestrone, un citoyen, un berger ignorant, que j’identifie à l’homme révolté de Camus. Ignorant dans la mesure où il se demandait lui-même comment un lieu aussi beau était arrivé entre les mains d’un berger. Cela me fait penser à l’Italie. On nous dit sympathiques, joyeux. Je crois que nous sommes surtout cyniques, même vis-à-vis de la Beauté. Nous sommes « stratifiés de Beauté », depuis les ruines antiques jusqu’aux retables que raconte Pasolini. Cela nous rend cyniques, incapables de nous occuper de cette Beauté. Nous en avons trop. N’importe où ailleurs, un tel palais devenait patrimoine de l’Unesco.

Vous préférez la pellicule ?

P. M. : Ce n’est pas un dogme. Mais j’aime l’aspect alchimique de la pellicule. L’attente du développement, un autre temps du cinéma. On peut cependant très bien faire un film avec un téléphone.

Comment sont tournées les scènes subjectives, du point de vue du buffle ?

P. M. : Avec une Super16 modifiée à laquelle nous avons ajouté une manivelle. Toute la pellicule utilisée était périmée. Depuis trente ans ! Les émulsions diffèrent et créent des effets variés. Les seules parties numériques sont quelques scènes de manifestations.

Contre qui luttait Cestrone ?

P. M. : Charles de Bourbon, au temps des Lumières, fit de Carditello une ferme modèle avec des chercheurs venus de toute l’Europe : on y a initié la production industrielle de la mozzarella. À l’intérieur, les peintures de Hackert représentent ce territoire riche, fertile, où on récoltait trois fois par an ! Le Risorgimento a marqué la fin de cette époque et les camorristes se sont emparé du palais. Cestrone a été une sorte de shérif héroïque. Avant lui, le palais servait de refuge aux camorristes en fuite. À cinq kilomètres de Carditello, il y a Casal di Principe, repaire de la Camorra. Tout près, à parfois un kilomètre, il y a cinq gigantesques décharges illégales, dont Maruzzella, une des plus grandes d’Europe. Un ministre courageux, Massimo Bray, a décidé de faire acheter le palais par l’État. Mais déjà une partie de l’argent destiné au palais a été détourné. C’est une métaphore du malheur de l’Italie du Sud. L’Italie républicaine, le rêve de Mazzini, n’est pas encore une réalité.

Portrait de Pietro Marcello

Les plans du point de vue du narrateur sont fixes, ceux du point de vue du buffle, non. Pourquoi ?

P. M. : Quand on ne travaille pas avec des professionnels, le plan fixe est plus sûr. Nous étions au maximum dix sur le tournage, parfois trois ou quatre. Sergio Vitolo (Polichinelle) est un de mes meilleurs amis, mais il est forgeron, pas acteur.

Le film montre un tel respect pour les animaux qu’on se dit que Sarchiapone, le buffle, est un individu, que vous n’avez pas tourné avec plusieurs buffles, comme on le fait souvent.

P. M. : Sarchiapone est le meilleur acteur du film. Aujourd’hui c’est un privilégié, il est bien traité, il vit dans le confort parce qu’il a fait ce film. Ce sont des animaux beaucoup plus intelligents que les veaux. Ils ont de la mémoire, ils sont gentils, pacifiques. Il y a une âme à l’intérieur de cette masse énorme. Elio Germano lui a prêté sa voix.

Pourquoi Polichinelle parcourt-il ces trois cents kilomètres au nord, jusqu’à Gesuino, berger de la région de Viterbe ?

P. M. : J’ai rencontré Gesuino Pittalis pendant les repérages. Ce berger connaît par cœur Leopardi, Foscolo, Pascoli, mais fait aussi des fouilles illégales, trafique les antiquités, comme tant de paysans des campagnes italiennes, ceux que je suivais quand j’étais enfant.

Le film parle de la violence, celle de la Camorra, la violence contre les animaux, contre les œuvres d’art. Il accuse le monde d’aujourd’hui…

P. M. : On dit parfois : « Ça allait mieux quand ça allait moins bien ». Le monde du confort ne nous a pas rendus meilleurs. Il ne nous sauvera pas. Guy Debord le disait en 1965. Pasolini parlait de l’Italie qui changeait, on comprend qu’il soit toujours resté au Sud, où il disait que les gens avaient « les idées claires », même dans le mal, contrairement à ceux du Nord industrialisé.

Quel est le lien avec votre film précédent, La Bocca del lupo ?

P. M. : Je ressens une nostalgie profonde pour mon enfance, ma province, une Italie que je ne reconnais plus. Je suis amoureux de mon pays, je n’en ai pas honte. Le béton ne l’empêche pas de rester l’un des plus beaux du monde. J’ai voyagé, mais je ressens toujours le besoin de raconter l’Italie. Je regarde toujours vers le Sud. Le titre du film vient du chœur de Nabucco : « Ô ma patrie, belle et perdue ».

Que pensez-vous du cinéma d’aujourd’hui ?

P. M. : On ne filme plus un arbre, une fontaine… La peinture et le cinéma n’ont plus de relation, contrairement à l’époque de Lattuada, de Soldati, de Duvivier, de Becker. On investit dans la technologie, dans la vitesse, mais on ne compose plus.

« La fable seule peut raconter la réalité », selon vous. Il y a même un ogre dans le film, c’est Gesuino…

P. M. : La fable est très difficile. Voilà pourquoi je parle de film imparfait. Quand Polichinelle décide de quitter son masque, de devenir un homme ordinaire, il n’entend plus ce que dit le buffle. Notre Polichinelle est tragique, ce n’est pas celui de la commedia dell’arte. C’est un psychopompe, un Charon déjà présent dans les tombes étrusques et romaines.

Vos cadres sont très étudiés, mais vous dites être un cinéaste « peu structuré ».

P. M. : Je parlais de l’écriture. Les scénaristes de Rossellini étaient toujours désespérés. Il bouleversait tout. Melville était peut-être le seul à ne rien changer aux structures prévues avant le tournage. Je pense pour ma part que le scénariste devrait intervenir au moment du montage.

Propos recueillis par René Marx

Réal. : Pietro Marcello. Scén. : Maurizio Braucci, Pietro Marcello. Phot. : Pietro Marcello, Salvatore Landi. Prod. : Avventurosa et RAI Cinema. Avec Elio Germano, Tommaso Cestrone, Sergio Vitolo, Gesuino Pittalis. Dist. : Shellac. Durée : 1h26. Sortie France : juin 2016.

 




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