Publié le 6 novembre, 2017 | par @avscci
0Entretien – Olivier Marchal pour Carbone
Le cinéma français a réussi à débaucher trois flics pour son usage exclusif : Michel Alexandre, à qui l’on doit (entre autres) les scénarios de L.627, Le Cousin et Les Voleurs ; Simon Michael, qui a beaucoup œuvré pour Claude Zidi (à commencer par Les Ripoux) et Pierre Jolivet ; et Olivier Marchal aussi à l’aise devant et derrière la caméra (et à l’occasion sur les planches). Avec Carbone, Marchal nous livre son cinquième long métrage (sans compter films de télé et séries). Et quelles que soient les émotions que nous a jadis procuré son 36 quai des Orfèvres, il n’est pas interdit de penser que nous tenons ici son meilleur film. Peut-être parce qu’il ne s’est pas arrêté cette fois-ci à certaines afféteries de style, pour mieux se centrer sur des personnages puissants. Des hommes (et des femmes) ordinaires qui presque par hasard franchissent la ligne jaune du banditisme. Partant de la fraude à la taxe carbone (qui a privé l’État en 2008/2009 de plusieurs milliards d’euros), le cinéaste dresse un tableau du monde de la nuit et de celui des affaires (qui peuvent virer au louche) comme on n’en avait pas vu depuis longtemps. Le risque n’est pas très grand de ranger le film parmi ces classiques du polar qui illustrent une époque, depuis Touchez pas au grisbi (dans les années 50) jusqu’au Grand Pardon (dans les années 80), en passant par tant d’autres films qui nous ont fait rêver.
Votre long métrage précédent, Les Lyonnais, date de 2011. On a le sentiment que vous avez mis ces six ans à profit pour infléchir votre style. Autant vos films précédents étaient tentés par l’outrance, par le baroque, autant Carbone semble se référer davantage au polar indémodable des années 50 et 60, ajoutant une dose de mythologie à une observation assez réaliste…
Olivier Marchal : Certains de mes films précédents étaient sans doute davantage dans la stylisation. Quand j’ai réalisé MR73, je voulais montrer le départ des ténèbres. Ma tentation du baroque comme vous le dites, était pleinement assumée.
Ce qui saute aux yeux dans Carbone, c’est la perméabilité des différents milieux : avocats, hommes d’affaires et truands peuvent assez facilement changer de couloir… Ce qui n’est pas confortable pour le spectateur en quête de repères. Et tant mieux !
O. M. : Pour être très franc, Carbone est un film de commande. C’est la première fois que je me lance dans une aventure sans avoir écrit le scénario original. Le sujet de départ ne m’est pas aussi familier que d’ordinaire. Ce qui m’a permis de me détacher, de proposer un point de vue différent, une mise en scène différente. Au sortir des Lyonnais, j’ai eu un projet assez lourd et ambitieux sur la guerre de 14, qui m’a pris trois ans et auquel j’ai dû renoncer, ce que j’ai très mal vécu. Carbone s’est fait dans une urgence qui peut-être a bénéficié au film. J’ai accepté de me lancer dans le film à condition de rendre les personnages plus sympathiques, ou du moins plus attachants qu’ils ne l’étaient dans le scénario original, signé Emmanuel Naccache.
C’est lui qui devait le réaliser ?
O. M. : Il aurait bien aimé pouvoir le faire. Mais débuter derrière la caméra avec un film noir est devenu très difficile. Les comédies sont plus faciles à vendre ! Le scénario a un peu circulé. Et quand il m’est arrivé entre les mains, je me suis pris au jeu.
Dans vos films précédents, les flics et les voyous occupaient tout l’espace. Carbone dépasse ces frontières habituelles, et développe un argument presque politique… Nous sommes assez proches d’un film que Boisset aurait pu signer il y a quelques années…
O. M. : C’est au départ une histoire vraie. Mais j’ai voulu rendre les personnages un peu plus humains que ceux qui étaient dans la réalité aux commandes de la fraude à la TVA, des escrocs arrogants. Même s’il faut reconnaître qu’ils avaient fait preuve d’une certaine intelligence pour réussir à détourner autant d’argent. C’étaient des types issus du milieu des affaires en relation avec Israël. Je n’ai pas insisté sur cet aspect-là, car par les temps qui courent la communauté juive n’a pas besoin de cette publicité-là. Mais c’était une bonne façon aussi de se détacher du personnage principal de l’affaire pour donner un peu plus de marge à la fiction.
Le même type de problèmes s’est posé quand Bertrand Tavernier avait réalisé L.627. Certains lui reprochaient d’avoir choisi des Arabes et des Noirs pour incarner les dealers. Lui avait répliqué que c’était simplement la réalité…
O. M. : Les mêmes questions se posent aujourd’hui. Il n’est évidemment pas question de laisser croire à une forme de racisme, ou du moins de mise en lumière d’une communauté précise, quelle qu’elle soit. Mais après cela, il faut reconnaître que la réalité des faits n’aide pas toujours à échapper aux clichés. Mais que faire ? Je me souviens d’une critique au sujet de ma série Section zéro : « Encore un casting très chrétien d’Olivier Marchal ». On ne va pas s’amuser à ne montrer à l’écran que des panels de personnages certifiés conformes à la réalité sociale. Quand j’étais flic, il n’y avait pas de policiers issus des minorités. On pouvait le déplorer, mais c’était ainsi. Alors j’ai tendance à conformer mes films à mes souvenirs. Je fais de plus en plus attention à coller davantage à la situation actuelle, où la police accueille blacks et rebeux en son sein.
Comment s’est fait le choix du personnage central ?
O. M. : Je tenais à ce que le public soit un minimum en empathie avec lui. Même si le type a escroqué le fisc de plusieurs milliards, une somme qui s’est ensuite retrouvée dans nos impôts. On ne se projette sans doute pas dans le personnage quand il devient un délinquant d’envergure internationale.
Pourquoi avoir choisi de commencer par son exécution et de raconter toute l’histoire par un long flash-back ?
O. M. : J’avais peur que le film ait du mal à démarrer si je n’introduisais pas dès le départ des éléments dramatiques. Tout ce qui suit a trait aux difficultés de l’entreprise, aux accrochages avec les impôts, etc. J’avais peur que l’on trouve le film bavard. Et montrer d’entrée de jeu que le personnage ne va pas s’en sortir, permet de le charger, de lui donner une épaisseur. Cela me permettait au passage de faire un clin d’œil, toutes proportions gardées, à Brian de Palma et son Impasse, où l’on voit Pacino courir sur un quai de gare…
Les arnaques que montre le film sont d’abord financières. N’était-ce pas une gageure que de rester pédagogique tout en ayant un minimum d’éléments visuels à mettre en avant ?
O. M. : J’avais effectivement très peur d’être bavard, et j’ai tout fait pour limiter les explications verbales. Celles-ci sont plutôt du domaine de l’avocat qu’incarne Michael Youn. J’ai veillé à ce que ce soit clair… et concis. Les morceaux de rap sont également là pour donner du sens, tout en apportant un peu d’énergie. Cela permet également d’enchaîner quelques vignettes qui nous montrent les personnages dans leur quotidien. Mais qui suffisent à exprimer la facilité avec laquelle l’arnaque s’est montée. Même si tout le monde n’a pas les moyens de monter de fausses sociétés avec des passeports achetés à des mecs dans la rue et de trouver les liquidités nécessaires pour acheter les droits à polluer… Mes personnages n’ont pas le sentiment de faire le mal, ils ne versent pas le sang et ne s’en prennent à personne de défini, ce sont des gamins. Les deux frères avec lesquels le personnage incarné par Magimel est en cheville sont dans la bidouille depuis qu’ils sont enfants, et l’un des deux est clairement perché. Des types comme ça, qui vivent la nuit, qui ne se rendent pas compte que leurs arnaques ne vont pas durer toute la vie, j’en ai connu beaucoup. Leur problème, c’est de ne pas savoir s’arrêter. S’ils avaient été plus raisonnables, l’arnaque serait passée…
Mais ils ne gardent pas la tête froide. La soirée au cours de laquelle l’un des frères pète les plombs est l’un des grands moments du film…
O. M. : Je me suis basé sur une soirée au Buddha Bar au cours de laquelle tout est parti en sucette. Les mecs jetaient en l’air des liasses de centaines d’euros tellement ils étaient grisés par le fric. Il faut dire que la coke faisait des ravages… Ces types-là je ne les considère pas comme des truands professionnels, qui eux gardent leur sang-froid. Ce sont des voyous de bas étage. Le problème est qu’il y a de plus en plus de voyous de ce type, alors que les braqueurs organisés tendent à disparaître. Le gang des postiches, les Lyonnais appartiennent au passé. Il ne reste guère que la Brise de mer, en Corse… Nous avons changé d’époque. Quand j’étais flic, aucun gamin de quinze ans ne se faisait descendre à la Kalachnikov pour des conneries, les règlements de compte étaient réservés aux gangs constitués.
Les personnages du film ont tous quelque chose à se reprocher. Et même le flic est corrompu. On se dit que tous baignent dans la même soupe et qu’il n’y a pas d’issue…
O. M. : C’est une invention scénaristique. J’aime bien les personnages de flics ripoux, ils me fascinent. Certains me mes potes ont basculé.
Comme Michel Neyret, auquel vous avez consacré un film pour la télévision, Borderline ?
O. M. : C’est toujours mon ami. Ce sont ses méthodes qui n’étaient pas orthodoxes. Mais il n’y a jamais eu d’enrichissement personnel…
Il n’empêche qu’il a contribué en ce temps à l’existence de cette zone grise, à laquelle appartiennent tous les personnages du film dans laquelle il n’est pas facile de reconnaître le bien et le mal. Carbone est comme un théâtre de la vie, où chacun est pris à se propre logique…
O. M. : Ce que j’essaye de montrer dans mes films, c’est que ces choix de vie mènent au néant, au drame. Mais le côté poreux des personnages est une évidence. Mais qui peut se targuer de ne pas avoir de part d’ombre ? Qui peut affirmer qu’il n’a jamais trompé son conjoint, qu’il n’a jamais conduit en état d’ivresse ou qu’il n’a jamais pris de la drogue ? Quand on choisit de devenir policier, on a des héros. Quand j’étais môme, j’avais des images de types exemplaires, incarnés au cinéma par Jean Gabin ou Lino Ventura. Mais quand je suis entré dans la police, dans les années 80, des films comme La Balance ou La Guerre des polices avaient montré que la réalité était toute autre… Lucien Aimé-Blanc est le premier flic qui a relevé qu’il était stupide que les policiers conservent des heures de bureau alors que les voyous travaillent plutôt la nuit. C’est à partir du moment où les flics ont basculé dans la nuit que des accointances entre voyous et policiers ont commencé à exister. Mais pour être franc, les résultats étaient au rendez-vous.
Cette collusion entre flics et voyous est remarquablement mise en avant dans Le Cousin, d’Alain Corneau…
O. M. : Alain Corneau était pour moi un très grand cinéaste, doublé d’un homme de culture. J’ai depuis longtemps l’ambition de faire un remake de Police Python 357 avec des personnages d’aujourd’hui.
Être policier, n’est-ce pas une façon d’être en permanence en situation inconfortable, de flirter avec l’interdit ?
O. M. : C’est certain. 70% des policiers cherchent l’aventure. Quand on débute, on en prend plein la figure. J’ai débuté à 21 ans. Les vieux flics m’ont fait découvrir Pigalle… Je venais de la province, je n’avais encore jamais vu de boîtes de strip-tease, de bars à putes, etc. J’ai été immédiatement fasciné par ce que je voyais. J’avais l’impression d’être dans un film. Au début c’est intimidant, puis on commence à prendre confiance, on prend de l’âge, on gravit les échelons… Et on sort des rails. Parce que votre femme vous reproche d’avoir bossé quatre-vingt heures dans la semaine et de ne jamais être à la maison, et qu’on finit par préférer rester dehors à boire des coups avec les copains… On fait de mauvaises rencontres. La bascule est facile. Les tentations, qu’elles soient sexuelles ou financières sont permanentes… Il faut être costaud. Personnellement je suis resté clean, question d’éducation sans doute. Mais je reconnais que j’ai vécu des choses incroyables…
C’est ce qui vous permet d’être aussi précis dans vos films…
O. M. : C’est incontestable. Je suis très cinéphile, je voue une grande admiration au cinéma noir américain. Mais avoir vu des films, et avoir lu des polars ne suffit pas, l’expérience est un plus.
Quand vous étiez flic, vous saviez que vous alliez franchir le pas et travailler pour le cinéma ?
O. M. : Assez vite, oui. Pas les deux premières années, mais par la suite c’est devenu une évidence. J’étais fier d’être policier, mais je ressentais quand même une certaine frustration. À la fin des années 80, les politiques, les médias ont commencé à nous traiter comme des pestiférés. Et quand je voyais un flic à l’écran, je me disais que j’aimerais bien être à sa place. Comme par ailleurs la nuit m’avait permis de fréquenter des actrices et des acteurs fascinés par les flics, l’approche du cinéma s’est faite presque naturellement… n
Propos recueillis par Yves Alion
Réal. : Olivier Marchal. Scén. : Emmanuel Naccache et Olivier Marchal, sur une idée de Ali Hajdi. Phot. : Antony Diaz. Mus. : Erwann Kermorvant. Prod.: Les Films Manuel Nunz/Nexus Factory/EuropaCorp/UMedia/La Vérité Production. Dist. : EuropaCorp. Int. : Benoît Magimel, Gringe, Idir Chender, Laura Smet, Michaël Youn, Dani, Patrick Catalifo, Gérard Depardieu. Durée : 1h44. Sortie France : 1er novembre 2017