Publié le 15 janvier, 2020 | par @avscci
0Entretien – Midi Z pour Nina Wu
Nina Wu ne se livre pas immédiatement à celui qui le découvre, mais c’est le prix de sa richesse, de ses multiples lignes directrices. Le film se mérite, c’est le prix de son charme insidieux. Nina Wu est un magnifique portrait de femme, celui d’une actrice qui après avoir tout lâché pour se donner à sa passion, après avoir galéré pendant des années, se retrouve avec une proposition qu’elle ne peut pas refuser. Mais elle y laisse sinon son âme, du moins une part d’elle-même, réveillant au passage des douleurs anciennes.
Cela pourrait être une comédie. Et ce ne serait pas la première fois que l’on s’attache aux pas d’une comédienne ou d’un comédien qui vivote plus qu’il ne vit de son art, enchaînant les pubs, les figurations et quelques rôles secondaires au théâtre. Yves Robert a jadis consacré un film chaleureux et un peu mélancolique à ces seconds couteaux du spectacle, Salut l’artiste. Nina Wu est quant à elle encore à l’âge où il n’est pas interdit d’avoir encore de l’espoir, même si nous la voyons se maquiller pour faire quelques chats payants, et peut-être plus si affinités, sur Internet avec quelques âmes esseulées. Mais quand elle entre pour de bon dans le monde du cinéma, ce n’est pas beaucoup plus glorieux. Le casting est une humiliation. Plus sordide encore que celui d’Emmanuelle Devos dans Le Temps de l’aventure, c’est dire. Et le tournage est une horreur. Le metteur fait visiblement partie de ceux qui ont besoin de manipuler les comédiens, et même de les violenter pour obtenir ce qu’ils veulent. Et le pire, c’est que ça marche. C’est précisément quand Nina éructe la haine qu’il lui inspire que celui-ci commence à montrer des signes de satisfaction. La façon dont notre héroïne perd peu à peu pied, dont sa vie chancelle, dont ses repères s’efface, dont ses priorités se brouillent évoque à plus d’un titre le très beau premier film de Jerry Schatzberg, Portrait d’une enfant déchue, une véritable déclaration d’amour du signataire de
L’Épouvantail à celle qui était alors sa muse, Faye Dunaway. Schatzberg avait pris soin de traduire par une mise en scène éclatée, des glissements narratifs continuels entre rêve et réalité, l’irruption continuelle de flash-backs. C’est exactement ce qu’a fait Midi Z, qui n’a jamais vu le film de Schatzberg… Nina Wu n’est pas un film réaliste. Pour reprendre l’expression de Polanski au sujet du personnage interprété par Catherine Deneuve dans Répulsion, on a envie de parler d’un « paysage mental ». Le film en profite pour jouer avec les couleurs, laissant au rouge le soin de représenter l’imaginaire. L’onirisme s’insinue, les repères temporels se brouillent. Mais sur fond de harcèlement sexuel, si le film laisse aussi un gout amer quant aux mœurs du monde du cinéma, qui se targue d’avoir des raisons que la raison ignore, il n’en pose pas moins quelques questions plus universelles sur le 7e Art, sur sa capacité à faire rêver, à ouvrir des fenêtres sur le monde qui seraient sans doute restées fermées si personne n’avait eu l’idée de se saisir d’une caméra.
Actuellement, en France, tout le monde parle du harcèlement fait aux femmes par des réalisateurs, producteurs etc. C’est une notion qui est abordée dans votre film, et, si à l’époque on ne parlait pas encore de Polanski, l’onde de choc de l’affaire Weinstein était déjà omniprésente dans le monde du cinéma. Y avez-vous pensé quand vous avez réalisé votre film ?
Midi Z : En réalité, pas du tout. Un soir j’ai reçu le scénario complet, je l’ai lu d’une traite, je ne pouvais pas m’arrêter. Il m’a fait comprendre quel type de cinéma j’aimais vraiment, celui qui est fait d’expériences personnelles, qui va visiter l’intime. La lecture m’a persuadé d’être en présence d’un regard très délicat porté sur les femmes. De nos jours, il y a encore très peu de films sur des parcours créatifs féminins, alors que justement ce scénario portait sur le périple artistique de Nina Wu. J’ai moi-même demandé à la scénariste si elle avait pensé à Weinstein en écrivant son scénario, or elle avait terminé de l’écrire en 2016, soit un an avant le scandale. Pour autant, suite à celui-ci, elle a réécrit certaines choses en s’inspirant de l’actualité.
J’ai moi-même revu le scénario et j’ai remarqué que l’on pouvait disséminer des indices dans l’histoire pour faire écho au scandale. Si les spectateurs ne les perçoivent pas, ce n’est pas grave, ça n’a aucune incidence sur l’intrigue principale. Par exemple, Chambre 1408 est un film distribué par Weinstein, produit par Lorenzo di Bonaventura, qui raconte l’histoire d’un écrivain enfermé dans une chambre d’hôtel dont la réputation est d’être hantée. J’ai emprunté le titre du film pour choisir la pièce où l’actrice passe l’audition.
Le harcèlement n’est pas propre au cinéma, il peut survenir dès qu’il y a des enjeux de pouvoir. Si vous êtes une actrice ou un acteur vous êtes prêts à faire certaines choses pour obtenir un rôle. Avez-vous entendu parler de telles choses en Asie également ?
M. Z : J’ai, bien sûr, entendu parler d’affaires de ce genre. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai fait ce film. J’avais besoin de temps pour mener à bien des recherches sur le scandale, sur les harcèlements, sur la société asiatique, je suis allé sur Internet et j’ai trouvé une histoire très similaire à celle de Nina Wu. Celle d’une fille tout juste arrivée à Taipei, qui rencontre un producteur très gentil avec elle, qui la traite comme sa propre fille, lui promettant un rôle dans son prochain film. Je ne sais pas si c’était une histoire vraie ou inventée, mais grâce à la description disponible sur Internet, nous savions qui était le producteur. Finalement leur relation est devenue sexuelle et la fille n’a pas eu le rôle.
Parfois, même sans parler de relation sexuelle, il peut y avoir de l’humiliation et c’est quelque chose de très spécifique au cinéma. Les acteurs incarnent des personnages et on ne sait jamais où se situe la limite entre les deux. Parfois les metteurs en scène s’engouffrent dans cet espace…
M. Z : Tout à fait. En Asie les réalisateurs entraînent leurs acteurs. Par exemple, pour un film sur les gangsters, ils n’hésitent pas à envoyer les acteurs au sein de gangs. De mon côté, je préfère que l’acteur vienne me voir tous les jours pour le préparer à jouer son rôle, et lui-même peut me faire des propositions de jeu.
Quel genre de réalisateur êtes-vous ? Vous allez sans doute me dire que vous ne ressemblez pas à celui que l’on voit dans le film, qui est très dur, voire gratuitement cruel.
M. Z : En effet, je ne suis pas ce genre de réalisateur. Pour moi, l’humanité est une priorité. Plus grande même que l’art. J’ai grandi dans une famille modeste. À seize ans je suis arrivé à Taïwan, je devais à la fois survivre et soutenir ma famille financièrement. J’ai rencontré de nombreux problèmes tout au long de ma vie. Et parfois, les gens me faisaient remarquer que j’étais trop gentil. Je pense que l’interprétation d’un personnage peut être compliquée mais je ne suis pas le genre de réalisateur à faire peur à mes acteurs, à leur mettre la pression. J’ai ma propre personnalité, les gens m’apprécient pour ce que je suis. Pour ce qui est du travail des acteurs et actrices, le réalisateur doit avoir des pouvoirs magiques pour obtenir ce qu’il attend, et parfois pour arriver à les faire pleurer.
Comment travaillez-vous avec les acteurs ? Travaillez-vous beaucoup en amont du tournage pour façonner le personnage ? Ou laissez-vous aux acteurs une part de liberté ?
M. Z : Je leur laisse beaucoup de liberté, mais, en effet, avant le tournage j’ai l’habitude de faire de nombreuses répétitions. Ces répétitions débouchent sur plusieurs types d’entraînements. Le premier est physique : dans Nina Wu, les actrices devaient faire des acrobaties, elles devaient pouvoir les faire à cent pour cent. La comédienne principale a également dû passer son certificat de plongée pour certaines scènes du film. La deuxième partie de l’entraînement est mentale : nous donnions des cours de littérature aux acteurs au cours desquels ils devaient lire des passages du scénario, puis nous prenions deux à trois heures pour en discuter ensemble. Le but n’était pas de poser des questions personnelles, mais je leur disais ce que je voulais, quel était le but recherché. Après trois mois je n’avais plus rien à leur dire.
Ce qui est fascinant dans ce film, c’est son habileté à nous perdre entre le rêve et la réalité. Et nous aimons ça…
M. Z : En fait, ce film est, pour moi, très logique. Les spectateurs ont été éduqués pour percevoir les choses d’une certaine manière. La plupart des films populaires décrivent les souvenirs en utilisant des effets spéciaux séparant très clairement le présent du passé. Nous, nous floutons la ligne entre ces deux temporalités, c’est pourquoi les spectateurs sont plus facilement pris au dépourvu. Le problème est que le public a moins de patience de nos jours, pour essayer de comprendre ou juste de voir. J’ai des amis qui ont vu le film deux fois et qui n’ont pas réussi à le comprendre, notamment parce qu’ils avaient un horizon d’attente différent.
Devoir pénétrer dans l’esprit d’une femme pour donner vie au personnage de Nina Wu a-t-il été un problème pour vous ? Ou, les êtres humains sont-ils tous au fond lisibles ?
M. Z : Je pense avoir des difficultés à comprendre les gens différents. Je suis très logique et rationnel. Pendant que je lisais le scénario, j’y ai vu beaucoup de détails et des mots très précis comme « paranoïaque » et j’ai dû demander à la scénariste : « Comment perçois-tu ces mots-là ? ». De manière générale, nous sommes tous les mêmes, nous avons les mêmes besoins biologiques. Mais au niveau de l’esprit nous sommes différents, qui plus est vis-à-vis du sexe opposé. C’est pourquoi j’aime beaucoup ce film, qui décrit comment les femmes sont perçues et à quel point elles peuvent être sensibles.
Comme dans Une étoile est née, le personnage a soif de notoriété et de succès. Elle a l’obligation de saisir sa chance. C’est pour cela que Nina Wu est si tendue : il est pour elle vital de réussir.
M. Z : Nina Wu incarne deux aspects : le diable et l’innocence. Elle a été violée par le producteur, mais en même temps ça lui a permis d’obtenir le rôle, les mauvaises choses qui lui sont arrivées lui ont permis d’obtenir ce qu’elle voulait, c’est ce qui provoque sa schizophrénie. Les êtres humains sont vraiment très compliqués. Parfois nous pensons que notre corps peut tout supporter, et c’est notre esprit qui flanche.
Dans votre culture, montrer deux femmes qui s’aiment est-il accepté ?
M. Z : À Taiwan, oui, c’est accepté, autant dans la culture que dans la loi. En Birmanie, les gens aussi vont l’accepter, mais, le mariage pour tous n’est pourtant pas légalisé.
Vous êtes né en Birmanie, puis vous êtes arrivé à Taïwan, vous êtes donc déchiré entre deux cultures. Peut-être y-a-t-il un peu de vous chez cette femme qui part à Taipei et perd tous ses repères et les gens qu’elle connaissait ?
M. Z : Oui, ma vie a beaucoup changé quand je suis arrivé à Taiwan. Je me retrouve dans Nina Wu, parce que j’ai quitté mon pays natal depuis maintenant vingt ans.
Ce changement a-t-il été douloureux ?
M. Z : En fait, pas vraiment. Peut-être n’avais-je pas vraiment réalisé à l’époque. Maintenant, je me redécouvre : je suis parti à seulement seize ans, et à seize ans, normalement, tu es censé vivre avec ta famille, alors que moi, ma famille est restée en Birmanie, j’étais tout seul. Nina Wu est, elle aussi, toute seule dans cette immense ville.
Souvent, dans vos films, vous parlez du fossé qu’il existe entre deux pays. Nina Wu finit par retourner dans son village, où elle ne reconnaît pas ce qu’elle a quitté. J’ai pensé que ça parlait de vous.
M. Z : Je pense que les artistes, s’ils sont suffisamment honnêtes quand ils s’expriment, ne peuvent pas ne pas parler d’eux…
À propos du tournage, saviez-vous depuis le début que vous utiliseriez ces couleurs rouges et que vous joueriez avec ce flou entre le rêve et la réalité ?
M. Z : Dès le début, le scénario décrivait le passé, le présent, le rêve et la réalité, qui étaient tous mélangés. Il y a toutefois eu des changements pendant le tournage. Par exemple, la scène de l’audition était initialement prévue pour être placée au début du film, mais pendant le tournage nous nous sommes rendu compte qu’il fallait la mettre à la fin pour que le film parle d’un long périple douloureux. La magie du cinéma, c’est de pouvoir suivre le personnage à la fois dans son passé et dans son présent. C’était déjà dans le script, mais nous avons fait quelques modifications lors du montage, notamment sur la façon de représenter son passé après qu’elle a été violée. En montrant le viol au début du film, nous aurions perdu le mystère.
Avez-vous filmé le viol avec un téléphone ?
M. Z : Oui, dans ce film nous essayons d’utiliser différents niveaux de représentation pour montrer ce qui se passe dans l’imagination de la femme, dans ses cauchemars. Ce que nous avons fait, c’est presque un rêve dans le rêve.
Vous ne vouliez pas être trop provocateur : nous savons qu’elle a été violée, mais pas plus. Comme la scène d’amour entre les deux femmes, dont nous ne voyons que le début. Vous êtes le roi de l’ellipse…
M. Z : Ce qui est intéressant c’est que, peu importe ce qu’elle jouait et laissait voir à l’image, les dialogues suffisaient. Quand le producteur demande aux deux femmes de jouer une scène, Nina Wu décrit la scène à son amant dans la campagne.
Vous disiez que certaines choses que vous aviez imaginées ont changé au moment du montage, mais la façon dont joue l’actrice est toujours si douloureuse, il y a tellement de souffrance sur son visage, ça devait être fou de la diriger…
M. Z : C’est comme si nous suivions notre corps avec notre âme, nous ne suivons pas seulement notre vie au présent, mais toujours vis-à-vis de notre passé. C’est pourquoi elle a cette expression si douloureuse. Je pense que beaucoup de spectateurs peuvent trouver ça déroutant.
Propos recueillis par Yves Alion
Traduits de l’anglais et mis en forme par Camille Sainson
Réal. : Midi Z. Scén. : Ke-Xi Wu et Midi Z. Phot. : Florian J.E. Zinke. Mus. : Lim Giong. Prod. : Seashore Image Productions, Harvest 9 Road Entertainment, Jazzy Pictures. Dist. : Epicentre Films. Int. : We Ke-Xi, Sung Yu-Hua, Hsia Yu-Chiao, Shih Ming-Shuai. Durée : 1h43. Sortie France : 8 janvier 2020