Publié le 20 janvier, 2017 | par @avscci
0Entretien Lucas Belvaux pour Chez nous
C’est dans Allons z’enfants, qui est peut-être le plus beau film d’Yves Boisset, à défaut d’être le plus connu, que nous avons fait la connaissance de Lucas Belvaux. Il incarnait Simon Chalumot, un jeune pacifiste réfractaire à l’ordre militaire que ses parents avaient placé parmi les Enfants de troupe. Il avait alors vingt ans. Sans cesser de jouer la comédie, Belvaux est depuis lors passé derrière la caméra, bâtissant une œuvre à la fois cohérente et palpitante. Son petit dernier, Chez nous, se range de toute évidence au cœur de cette veine politique (mais non militante) dont Boisset n’a jamais cessé d’être l’un des plus dignes (et constants) représentants. Et de fait Chez nous possède la force des plus grands films de l’auteur de Dupont Lajoie et du Juge Fayard, dont La Femme-flic est également imprégné de la terre du Nord. Chez nous ne fait pas dans la demi-mesure, il appelle un chat un chat, et un populiste un populiste. Mais il n’est pas pour autant dépourvu de cette humanité qui irrigue tous les films de Belvaux (à l’exception peut-être de 38 Témoins, volontairement distancié). Compte tenu de son sujet, et à l’aune des réactions que la simple bande-annonce du film a fait naître, il est à craindre que le film quitte les pages culture des journaux pour émigrer vers les pages politique. Ce serait dommage, car Chez nous est un grand film, un beau film, un film courageux mais subtil qui donne la part belle aux comédiens.
Le terrain politique n’est jamais absent de vos films, mais c’est la première fois que vous traitez le sujet de façon aussi frontale. Faut-il y voir un sentiment d’urgence ?
Lucas Belvaux : C’est pendant le tournage de mon film précédent, Pas son genre, qui se déroule dans sa plus grande partie dans le Nord, que je me suis rendu compte que la prégnance des idées du F. N. devenait très forte. Le personnage central du film était une coiffeuse, au demeurant extrêmement sympathique. Je me suis demandé pour qui cette coiffeuse pourrait voter aux prochaines élections. Et j’ai observé les figurants, ou même ceux que nous pouvions côtoyer au bistrot. La chaleur proverbiale des gens du Nord était intacte, mais pourtant une bonne partie de ces gens-là allaient probablement voter pour l’extrême droite. J’ai commencé à me demander si ce ne serait pas intéressant de réaliser une suite à Pas son genre, ou du moins reprendre le personnage, pour mettre en lumière cette contradiction.
Le film met en scène certains personnages dont on ne sait rien des orientations politiques tant que l’on ne pose pas la question. Les sympathisants du F.N. n’ont pas tous le crâne rasé, ils ne se différencient pas du reste de la population. Un peu comme les mutants de L’Invasion des profanateurs de sépulture…
L. B. : Le but du film de Siegel avait effectivement pour objectif de dénoncer une invasion sourde, invitant le spectateur à prendre conscience du danger avant qu’il ne soit trop tard. Mon intention était de montrer quelles étaient les motivations des électeurs du F. N. mais aussi de décrire le fonctionnement du parti dans sa conquête du pouvoir. Sans oublier de parler de la nébuleuse souvent inquiétante de ceux qui gravitent autour…
Pour cimenter tout cela, vous êtes parti d’un livre de Jérôme Leroy, qui est d’ailleurs le coscénariste du film…
L. B. : Nous ne sommes pas directement partis du livre de Jérôme, mais je voulais que nous puissions avoir une approche comparable. Je ne voulais pas que ceux dont le film dénonçait le comportement soient immédiatement identifiés comme étant des militants du F. N., même si les similitudes sont évidentes. Pas plus que Catherine Jacob ne ressemble réellement à Marine Le Pen, même si ses discours, sa brutalité y font penser. Mais nous connaissons d’autres leaders politiques qui partagent ces caractéristiques. Les personnages du film sont composites, ils ont été construits à partir de plusieurs modèles.
Avant d’écrire le scénario, avez-vous planché de façon journalistique sur la façon dont procédaient les leaders du F. N. pour recruter des cadres et séduire les électeurs ? Aviez-vous un cahier des charges des thèmes à traiter avant de trouver le moyen de faire exister les personnages ?
L. B. : Je n’avais pas d’a priori. Les éléments sont davantage apparus au cours de l’écriture. Le point de départ était bien de raconter l’histoire de cette fille qui dérive. Tout est parti du personnage interprété par Émilie Dequenne, bien que tout soit mêlé. Cela étant dit, pour ce qui est du parti dont je montre le fonctionnement, je n’avais pas envie de raconter n’importe quoi. J’ai lu beaucoup de choses, je me suis remis en mémoire nombre d’événements de ces dernières années.
Avez-vous rencontré des militants du F. N. ?
L. B. : Non. Ce n’était pas la peine, je connais des types d’extrême droite, certains depuis des années. Et puis j’ai beaucoup été sur Internet, j’ai épluché les sites appartenant à ce que l’on nomme la Fachosphère. Depuis que le film est fini, j’ai naturellement été taxé de propagandiste gaucho par les gens du F. N., mais on peut penser ce que l’on veut, je ne raconte pas de conneries dans le film. Le tableau est assez objectif, en tout cas étayé par des événements réels.
Ce que le film met en lumière, c’est le décalage entre la façade du parti, plutôt souriante et bon enfant, et l’arrière-cour, beaucoup moins présentable…
L. B. : Les crânes rasés ont été éloignés des caméras, mais ils ne sont jamais très loin. Marine Le Pen a veillé à recycler un certain nombre de militants de groupes identitaires, dont beaucoup ont un parcours effrayant. Il y a donc aujourd’hui des militants en costume-cravate, qui jouent le jeu, mais sans avoir modifié leur vision du monde, et d’autres restés en périphérie, que l’on ne montre pas trop. Le parti agrège toute cette mouvance. Le parti regroupe d’ailleurs des gens qui sont en désaccord profond, puisque des catholiques ultra-traditionnalistes côtoient des païens qui se réclament du peuple des forêts. Mais ce qui regroupe tous ceux qui se reconnaissent dans le F. N., c’est la colère. Le parti regroupe toutes les colères…
Pourquoi avoir choisi de tourner dans le Nord ?
L. B. : C’est une région que je connais bien. Et puis la sociologie des électeurs du F. N. n’est pas uniforme à travers tout le territoire. Ce qui m’interpelle en premier lieu, c’est le vote frontiste ouvrier. Qui est très présent dans le Nord, parmi les déclassés de la crise. Ça m’intéressait beaucoup plus de suivre la dérive de ma coiffeuse que de chercher à comprendre les ratonneurs de Dupont Lajoie.
Chez nous est un film engagé, mais ce n’est pas un film militant. Pour autant, pourra-t-il convaincre ceux qui ne sont pas déjà convaincu par la dangerosité du parti de Le Pen ?
L. B. : J’espère que oui. Je l’ai fait de telle façon qu’il puisse recueillir l’assentiment d’un large public, et pas seulement de convaincus d’avance. Encore une fois je crois que le film est assez objectif, contrairement à ce que disent certains, qui ne l’ont d’ailleurs pas vu. Mon film n’est pas militant, mais il est citoyen.
On a effectivement entendu certains cadres du parti voler dans les plumes du film. Mais ne vont-ils pas être les attachés de presse de Chez nous, un peu comme Éric Besson, qui était alors ministre de Sarkozy, l’avait fait en condamnant Welcome ?
L. B. : Je ne sais pas. Je n’ai pas cherché à faire de la publicité à Chez nous avant sa sortie. J’aime bien que l’on parle des films tels qu’ils sont, je me méfie des rumeurs, des buzz. Je me serais volontiers passé de la polémique. Je pense que celle-ci a une double utilité pour le F. N. Elle permet de resserrer les rangs autour de son discours traditionnel. Je suis frappé de voir les réactions qui se déversent sur Internet, où je suis comparé à Goebbels, ce qui est pour le moins inattendu ! S’ajoutent à cela des dérapages antisémites, dont on se demande vraiment ce qui les a provoqués…
Vous pensiez que le film allait déclencher tout cela en le faisant ?
L. B. : Je savais que le film n’allait pas faire plaisir. Mais je ne pensais pas que cela serait aussi rapide et aussi brutal. J’espère que la caricature qui est faite du film va laisser la place quand le film sera sorti à une vision plus honnête de ce qu’il est. Les militants d’extrême droite ne sont pas présentés comme des abrutis alcooliques sans la moindre épaisseur…
Au contraire, le personnage interprété par Dussollier est incroyablement complexe…
L. B. : C’est effectivement un personnage que nous nous sommes régalés à dessiner. Lui aussi est un agrégat de plusieurs hommes politiques, du F.N. ou d’autres partis.
Le film semble être vu à travers les yeux de l’héroïne, qui est dans un premier temps séduite par la présentation qui lui est faite du parti et qui finit par claquer la porte après en avoir vu l’arrière-boutique…
L. B. : Je ne suis pas certain qu’elle claque la porte pour des raisons purement idéologiques, ce qui limite sans doute la portée de son geste. Mais elle est visiblement blessée d’avoir été manipulée. Entre également en ligne de compte sa prise de conscience de la violence que provoque le discours de l’extrême droite. Tout bascule quand elle assiste au tabassage des types de la cité. Mais ce n’est pas immédiat : elle est dans le déni, persuadée dans un premier temps que cette violence n’est pas reliée au parti.
Le film est coproduit par la Belgique, vous-même êtes belge de naissance… Les questions que pose le film sont-elles partagées par nos voisins ?
L. B. : Le Front National est minoritaire en Wallonie, mais les mouvements nationalistes sont très puissants en Flandre. D’un côté le N.-V. A., la droite dure, ultranationaliste, raciste, qui est d’ailleurs au pouvoir, et de l’autre le Vlaams Belang, qui regroupe les héritiers de la collaboration, et qui le revendique. Cela dit, si la Wallonie n’est pas aussi touchée, l’écart se resserre et j’ai reçu des messages sévères après visionnage de la bande annonce du film de toute la Belgique.
Chez nous est donc un film nécessaire…
L. B. : J’espère qu’il sera perçu comme un film citoyen. Il fallait le faire. S’il existe aussi peu de films de ce genre, c’est aussi parce qu’on s’est laissé délégitimé par le discours de l’extrême droite. On a beaucoup entendu des questions du type : « Qui sont ces privilégiés qui dépensent des fortunes pour faire des films et qui disent parler au nom du peuple ? » À force d’entendre des choses de ce type, beaucoup ont commencé à avoir des scrupules. Mon film est aussi en réaction contre cette frilosité. Je me sens très légitime pour parler de gens que je connais et du pays où je vis.
Ce cinéma-là avait beaucoup plus de vitalité dans les années 70, qui étaient une période d’ébullition…
L. B. : Aujourd’hui les lignes sont moins claires. L’Histoire est compliquée… Et beaucoup se sont rendu compte qu’il était stupide de voir le monde en noir et blanc. Alors que les sympathisants ou militants d’extrême droite sont restés pour la plupart très cohérents et manichéens dans leur analyse. Le discours « ni droite ni gauche », par exemple, cela fait cent ans qu’il est mis en avant… Une façon de dire que la lutte des classes n’existe pas et que la Nation est le seul élément identitaire de chacun. À noter au passage qu’il s’agit d’une idée dévoyée de la Nation, dont les racines sont à Valmy ! À l’époque, était français celui qui prenait pour siens les idéaux de la République.
Un projet comme celui-ci implique-t-il une recherche de financements plus difficile que d’ordinaire ?
L. B. : Il n’y a pas eu de grande différence. Je n’ai pas eu l’Avance sur recettes, ce qui était également le cas pour mes films précédents. Mais je dois dire que j’ai eu un peu de mal à entendre les arguments qui m’ont été opposés. Au final j’ai eu un peu moins d’argent que d’habitude, ce qui m’a gêné pour quelques scènes nécessitant une figuration nombreuse, mais rien de fondamental n’a été remis en question.
Qu’avez-vous conservé du livre de Jérôme Leroy ?
L. B. : Essentiellement deux personnages : celui qu’interprète Guillaume Gouix, militant nationaliste violent, et celui de Catherine Jacob, à la tête du parti. Mais encore une fois c’est davantage l’esprit du livre que la lettre qui prévaut. Quand j’ai contacté Jérôme, j’avais déjà les grandes lignes de mon histoire. Puis nous avons travaillé sous une forme très ping-pong : Jérôme m’envoyait des notes, que j’intégrais au scénario, que je lui renvoyais, etc.
On dit que souvent les personnages prennent leur autonomie et obéissent à une certaine logique, que le scénariste ne peut pas contraindre. Ceux de Chez nous ont tous une logique bien tracée, et qui leur est propre.
L. B. : C’est certain. La difficulté était de ne pas être caricatural. Il fallait être frontal, faire que chaque personnage tienne ses positions, mais que ce soit à chaque fois sincère et motivé. Comme disait Renoir « chacun a ses raisons ». Mais j’ajouterai que ce n’est pas une raison… J’ai fait attention à ce que le film ne soit jamais théorique, qu’il soit le plus incarné possible.
Comment trouvez-vous, que ce soit à l’écriture ou sur le plateau, le juste équilibre entre la nécessité de dire des choses et celle de laisser la bride aux personnages pour qu’ils soient crédibles, vivants ?
L. B. : Il faut partir des personnages. Ce n’est qu’ensuite qu’il s’avère que ce sont des hommes et des femmes politiques. Les personnages ne nous sont pas présentés d’un bloc, et pour la plupart ce n’est que peu à peu que le film en définit les contours. Exactement comme dans la vie, quand nous faisons la connaissance de quelqu’un. Il était indispensable que le discours de l’extrême droite sorte de sa pure rhétorique pour devenir un poison au quotidien, qui s’immisce dans les groupes d’amis (qui vont cesser de l’être) et dans les familles (qui parfois éclatent)…
Comment s’est fait le choix des comédiens ?
L. B. : Le rôle de Pauline était écrit pour Émilie Dequenne, avec qui j’avais eu beaucoup de plaisir à travailler sur mon film précédent, Pas son genre. J’ai choisi d’en faire une infirmière, parce que c’est un métier exposé, confronté en première ligne à toutes les plaies du tissu social. C’est sa souffrance, et sans doute son sentiment de n’être pas en mesure de tout régler, qui la font basculer. C’est la première fois, en revanche, que je travaillais avec André Dussollier. Il a été parfait, très attentif à ne pas tomber dans la caricature. Il s’est régalé à interpréter ce personnage tortueux, ambigu, inquiétant. Tous les acteurs sont en tout cas venus en connaissance de cause, ils avaient lu le scénario. Tous savaient les risques qu’ils prenaient, en termes d’image. André Dussollier ou Catherine Jacob m’ont parfois demandé : « Mais qu’est-ce que vous nous faites dire ? ». Je reconnais que c’est difficile de porter certains dialogues avec sincérité. Mais l’incarnation est à ce prix, l’absence de sincérité aurait condamné le projet.
C’était peut-être plus difficile pour André Dussollier, qui se veut insidieux, séducteur, que pour Catherine Jacob, dont la plupart des répliques relèvent du discours.
L. B. : Oui mais d’un autre côté, le personnage de Dussollier n’est pas construit en référence à une personnalité existante, celui de Catherine Jacob si. Catherine s’est demandé comment incarner Marine Le Pen en sachant qu’elle ne pouvait pas l’incarner. Il fallait trouver une crédibilité au personnage sans être dans la copie pure et simple. Mais elle est très crédible dans la peau de ce personnage proche des gens, aussi démago que manipulatrice. Le choix de Catherine Jacob découle également de la nécessité que le personnage soit un peu plus âgé que Pauline, pour qu’elle devienne une sorte de grande sœur.
Les personnages sont incarnés. Mais vous avez également veillé à ce que les lieux le soient. Des plans de coupe sont insérés pour que nous n’oublions jamais où nous sommes…
L. B. : Bien sûr. Cette terre du Nord possède une identité forte. C’est une ancienne terre ouvrière en crise. La commune du film a pour nom Hénard, mais c’est en référence à Henin-Beaumont, la commune dont Steeve Briois, cadre du F. N. est maintenant maire. L’histoire de cette commune est d’ailleurs passionnante, puisque ce sont deux communes qui ont été regroupées : Hénin-Liétard était un prototype de la ville minière, enracinée dans la culture ouvrière, avec ses corons et sa souffrance sociale, mais aussi une vraie solidarité ; alors que Beaumont était un village agricole moins soumis aux influences extérieures. La perte de cette identité ancienne a été vécue de façon très douloureuse…
Propos recueillis par Yves Alion
Réal. : Lucas Belvaux. Scén. : Lucas Belvaux et Jérôme Leroy. Phot. : Pierric Gantelmi D’Ille. Mus. : Frédéric Vercheval.
Prod. : Synecdoche/Artemis Productions. Dist. : Le Pacte.
Int. : Émilie Dequenne, Catherine Jacob, André Dussollier, Guillaume Gouix, Anne Marivin, Cyril Descours.
Durée : 1h54. Sortie France : 22 février 2017.