Publié le 7 novembre, 2016 | par @avscci
0Entretien avec Luc et Jean-Pierre Dardenne pour La fille inconnue
Luc et Jean-Pierre Dardenne appartiennent à deux ensembles de cinéastes que les commentateurs mettent souvent en exergue. D’un côté les frères de cinéma (une qualité partagée par les Larrieu, les Taviani, les Coen, les Wachovski), de l’autre ceux qui ont été honorés à deux reprises par une Palme d’or (à l’instar de Bille August, Emir Kusturica, Ken Loach, Francis Coppola, Shoei Immamura ou Michael Haneke). Ce n’est pas anecdotique. Luc et Jean-Pierre Dardenne sont effectivement de ces « poids lourds » que les festivals s’arrachent et si certains de leurs films nous accrochent plus que d’autres, force est de reconnaître qu’ils n’ont jamais fait le moindre faux-pas. Leur œuvre forme un tout, une comédie humaine au sens balzacien du terme d’une cohérence absolue, esthétiquement et sur le fond.
Quant à la fratrie, si le grand public ne différencie pas vraiment les frères, c’est aussi parce que ceux-ci ne cherchent pas du tout à se mettre en avant autrement que comme une entité artistique, un collectif. Ce qui ne les empêche pas bien sûr d’occuper une place précise.
« Nous ne sommes pas toujours à égalité à tous les stades de la fabrication des films. C’est Luc qui écrit le scénario, même si nous sommes naturellement ensemble pour décider des grandes lignes de ce que nous allons raconter et des personnages que nous allons faire vivre. Mais nous continuons à parler, à échanger des idées au tournage. Les comédiens se demandent toujours ce que nous nous racontons, en fait nous sommes en train de chercher la meilleure façon de procéder. Et au final nous n’avons pas de divergence. »
Preuve supplémentaire de leur capacité à tout remettre en question : le film a été écourté de plusieurs minutes depuis sa présentation à Cannes. Il est donc resserré, sans doute plus efficace, même si les différences n’apparaissent pas flagrantes à la première vision.
Le point de départ de La Fille inconnue est simple : nous nous attachons aux pas d’une jeune femme, médecin de son état, confrontée à une question d’ordre moral depuis qu’elle se sent responsable de la mort d’une fille venue sonner (en dehors des horaires d’ouverture de son cabinet) à sa porte, à laquelle elle n’a pas ouvert.
« Nous parlions de ce film depuis des années. Nous avions le point de départ de l’intrigue : ce médecin qui se sent coupable de la mort d’une jeune fille immigrée et sans identité, qui va battre la campagne pour trouver des traces de son existence et lui assurer une sépulture digne de ce nom. »
Les films des Dardenne sont toujours incarnés, dans des corps, des professions, des territoires qui ne sont jamais indifférents. Le travail sur le corps est ici particulièrement important dans la mesure où le médecin est (aussi) là pour guérir leurs patients atteints d’un mal physique. Le cinéma n’a d’ailleurs pas été avare depuis quelques mois dans la description presque naturaliste du quotidien des praticiens. Cf Médecin de campagne, Quand on a 17 ans, etc.
« À observer les patients de Jenny, notre personnage, il est clair que la frontière n’est pas étanche entre le physique, le mental, le social… Les personnages somatisent. Bien sûr le corps réagit le premier, la douleur étant une façon commode de communiquer sans avoir à verbaliser quoi que ce soit. »
Mais ces corps des (im)patients ne sont pas en dehors du monde. Et le choix des lieux est comme toujours primordial pour les deux cinéastes. Il fallait que le cabinet de Jenny soit situé près d’une voie rapide, proche de la Meuse de préférence.
« Nous ne trichons pas. Il n’était pas question que les berges du fleuve soient éloignées du cabinet, même si le cinéma permet justement de laisser croire à ce qui n’est pas. Le choix de la voie rapide met en valeur la précarité des personnages, leur manque d’enracinement véritable. Les lieux sont pour nous des éléments fondamentaux. Ce sont souvent les lieux qui inventent l’histoire. »
Ce n’est sans doute pas par hasard si la plupart de leurs films ont élu domicile à Seraing, parfait exemple de « l’horreur économique » (le terme n’est pas employé par les frères, mais le titre de cet essai célèbre convient on ne peut mieux à leur univers).
« Nous avons vu le pays évoluer. Toutes ces communes qui étaient encore prospères il y a peu connaissent aujourd’hui le chômage et des tensions sociales de toutes sortes qui ne peuvent que déclencher un mal-être durable ».
À regarder la filmo des Dardenne de plus près, on note que la moitié de leurs films proviennent de faits divers (ce qui n’est pas le cas ici). Mais que bien malin qui peut sans éléments extérieurs s’en rendre compte, tant le réel est profondément enraciné, de façon presque documentaire.
« On a beaucoup glosé sur notre mise en scène, cette fameuse caméra sur l’épaule. Mais tous nos films ne sont pas conçus dans un moule unique. La mise en scène doit s’effacer derrière le sujet et les personnages. Si la caméra bouge, c’est pour accompagner les personnages, elle ne le fait jamais gratuitement, pour se faire remarquer ».
Il est certain que nous ne sommes pas au théâtre et que les frères ont pour première obsession celle de nous faire entrer dans le réel de plain-pied. Quitte à en gommer certains aspects pour ne pas courir le risque de tomber dans un pittoresque hors de propos. Ainsi pour ce qui est de la langue…
« Nous ne cherchons pas à imprimer une langue unique, tous les personnages ne parlent pas de la même façon, avec le même vocabulaire, et nous voulons en rendre compte, il ne faut pas gommer les différences sociales ou culturelles. Mais pour autant nous évitons tout autant de donner un relief trop ostentatoire à ces différences. Elles doivent rester au second plan, il ne faut pas que l’on y fasse plus attention que cela, pour se laisser embarquer par ce qui se passe sur l’écran. Les deux types du cybercafé, dont on comprend que ce sont des macs, cherchent à faire peur à Jenny, mais sans donner dans le pittoresque. »
De fait, chacun est à sa place, notamment sur le plan du travail. Le cinéma des Dardenne ne s’est jamais défait de cette nécessité absolue de définir les personnages par leur activité professionnelle (ce qui n’est au fond pas si courant si l’on regarde ce qui se fait de plus près). Il serait judicieux de dresser la liste des métiers exercés par les personnages de leurs films, on s’apercevrait de toute évidence que les travaux manuels, ouvriers sont majoritaires. Mais le travail de médecin n’est pas pour autant un refuge ignifugé, bien au contraire. Observer Jenny dans son cabinet, c’est aussi mesurer sa fragilité, ses doutes, y compris quand elle tance son stagiaire, dont les incertitudes sont étalées en plein jour.
La Fille inconnue comporte un aspect policier, puisqu’il y a enquête et que l’on attend l’épilogue pour connaître l’identité de celui qui a tué la jeune Africaine. Mais cet aspect est évidemment corollaire de la quête presque existentielle du personnage. Pas plus que la technique, la forme policière ne doit en aucun cas faire de l’ombre à l’objet premier du film, celui de dresser le portrait d’une société malade.
« Il y a effectivement dans ce film un aspect policier. Mais Jenny n’est pas flic. C’est ce qui fait que son enquête n’est pas orthodoxe, et qu’elle nous intéresse d’autant plus. Elle agit avec naïveté, de façon frontale, elle ne cherche pas à finasser ou à manipuler ceux qu’elle rencontre, comme peuvent le faire des policiers, elle va droit au but, quitte à blesser ou se mettre en porte à faux. »
Ce qui est intéressant, c’est que coexistent deux filles inconnues dans ce film. La victime de meurtre, bien sûr. Mais au fond nous n’en savons pas beaucoup plus sur Jenny. Et elle-même semble découvrir des parts d’elle-même qu’elle ne connaissait pas bien à l’occasion de cette crise. Cette façon butée d’aller jusqu’au bout des choses peut-être…
« Jenny a commis une faute. D’autres diraient que ce qui lui arrive, c’est simplement pas de chance, et effectivement elle n’avait pas à ouvrir après les heures d’ouverture du cabinet. Mais ce que la raison lui dicte n’a pas de prise sur elle : elle sait qu’elle est responsable. Nous ne voulons pas être moralistes, mais nous voyons bien que tous les personnages de nos films se définissent de fait par rapport à une morale. Jenny fait ce qu’elle avait à faire ».
De fait les personnages, quels que soient leurs désirs, leur parcours, leur spécificité, cherchent à trouver un équilibre, à accorder leurs actes avec leur pensée, compte tenu du cadre économique et social qui est le leur. Chacun cherche sa propre vérité, c’est le seul chemin possible. Parfois c’est pour le moins douloureux…
Mais qu’en est-il des comédiens ? Les Dardenne ont dès leur début aimé mélanger les comédiens professionnels à des amateurs qui le plus souvent sont socialement proches de ceux qu’ils incarnent.
« Nous ne faisons pas de lectures à proprement parler avec les comédiens, mais nous aimons bien répéter, afin que tout le monde soit au taquet au moment où l’on tourne. Adèle a dû répéter les gestes du médecin avant le tournage, il fallait qu’elle puisse se saisir d’un stéthoscope comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, sans y penser, ou du moins en donnant l’illusion qu’elle le faisait sans y penser. Et nous traitons tous les comédiens de la même manière, qu’ils soient pro ou non. Certains ont tiqué quand nous avons travaillé avec Marion Cotillard, qui a aujourd’hui un statut de star. Mais nous n’avons pas travaillé différemment avec elle. Les comédiens ne regardent pas ce qu’ils font, ils sont le personnage. Quand Marion tombe, elle ne cherche pas à faire de l’effet ou à se présenter sous son meilleur jour. Elle tombe. Et nous sommes là pour la voir tomber ».
Cette sensation durable d’un naturel absolu, cet aspect presque documentaire de leur cinéma, les Dardenne l’assument. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que le film se fasse sur le plateau, à l’arrache.
« Les comédiens improvisent très peu. Nous ne sommes pas les gardiens du temple et nous acceptons que l’on change un mot ici ou là pour que le comédiens se sentent en situation, mais dans l’ensemble ce sont les dialogues d’origine que l’on entend dans nos films, qui sont sans doute beaucoup plus écrits que ce que certains imaginent. »
En tout cas, c’est avec bonheur que nous retrouvons les deux comédiens récurrents de leur cinéma, dont le talent a conjointement éclaté dans La Promesse, Jérémy Rénier et Olivier Gourmet. Ce qui ne nous empêche pas d’accueillir avec joie une petite nouvelle dans leur univers, Adèle Haenel.
« Adèle, nous l’avions croisée à une remise de prix, nous pour Deux jours une nuit, et elle pour Les Combattants. Et nous avons été frappés à la vision du film par sa force, ce mélange de détermination et de sensibilité. La Fille inconnue n’a évidemment pas de lien direct avec Les Combattants, mais Adèle est d’une certaine manière de nouveau un soldat d’une cause qui la grandit ». n
Propos recueillis par Yves Alion
Scén. et réal. : Jean-Pierre et Luc Dardenne. Phot. : Alain Marcoen.
Avec Adèle Haenel, Olivier Bonnaud, Jérémie Renier, Louka Minnella, Christelle Cornil, Olivier Gourmet, Pierre Sumkay, Marc Zinga.
Prod. : Les Films du Fleuve et Archipel 35. Dist. : Diaphana Distribution.
Durée : 1h46. Sortie France : 12 octobre 2016.