Publié le 14 décembre, 2021 | par @avscci
0Entretien Luc Desportes – L’Échelle de Richter
S’il est un dessinateur que les lecteurs de L’Avant-Scène Cinéma connaissent bien, c’est bien Luc Desportes, dont ils dégustent les dessins mois après mois depuis des lustres. Mais Luc bien évidemment fait preuve de son talent sur d’autres médias… Il reste le storyboardeur attitré de Cédric Klapisch ou Jean-Pierre Jeunet, ce qui lui a permis de travailler, entre autres, sur Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, travail qui a donné naissance à un bel album, auquel l’équipe de l’ASC n’était pas totalement étrangère… Il signe également régulièrement des publicités. Son blog témoigne de l’éclectisme de son activité graphique…
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION
Il vient d’ajouter un nouveau chapitre à son œuvre, sous la forme d’un roman graphique de toute beauté, sur un scénario de son ami Raphaël Frydman, L’Échelle de Richter, chez Gallimard Bande Dessinée. Cette bande dessinée aurait pu, aurait dû être un film, mais le projet n’a pas pu trouver son financement. Nous en sommes d’autant plus désolés que le dessin de Luc évoque aussitôt des images de cinéma qui se mettent à tourner dans notre imaginaire de manière virale. Mais nous ne perdons pas tout, puisque le livre nous régale. Le trait impressionniste, introverti, en noir et blanc colle parfaitement au propos, qui nous entraÎne au cœur d’un roman noir de la meilleure espèce, qui fait évidemment référence aux classiques du genre tout en restant le témoignage brûlant d’un certain spleen très contemporain. Le livre frôle les 500 pages (mais il est plutôt avare de mots), il se lit pourtant d’une traite. Nous ne pouvions pas ne pas chercher à en savoir un peu plus. Luc a lâché ses pinceaux pour répondre à nos questions…
C’est votre première bande dessinée…
Luc Desportes : Absolument, à l’exception d’un supplément de quelques pages parues jadis dans (A suivre…). L’Échelle de Richter est clairement… d’une autre échelle. Le livre compte 500 pages, mais nous avons écarté nombre de pages supplémentaires… Pour tout dire cela faisait longtemps que j’en avais envie. Raphaël, le scénariste, et moi nous croisons régulièrement. Un jour il m’a parlé d’un projet de film qu’il avait commencé à monter avec Why Not Productions, mais qui n’avait au final pas abouti, qu’il avait ensuite envisagé de transformer en série, une nouvelle fois en vain. Mais il aimait bien l’histoire qu’il avait écrite, il me l’a donnée à lire et je lui ai aussitôt dit oui pour travailler avec lui sur une bande dessinée.
Vous êtes familier des storyboards, mais nous sommes ici dans un autre monde…
L. D. : Bien sûr, mais nous avions la structure du récit et les personnages en magasin, ce qui est déjà beaucoup. Pour le passage à la BD, Raphaël a probablement fait quelques modifications par rapport au scénario du film, mais c’est à la marge.
On ne sait pas ce que le film aurait été, mais la BD est en tout cas très peu bavarde. Les personnages sont des solitaires et des taiseux…
L. D. : C’est ainsi qu’ils sont caractérisés. Raphaël a, lui, une certaine facilité de plume. Mais c’est vrai que je ne crois pas que le film aurait été l’occasion d’échanges verbaux débordants. Pour moi le scénario ne cherchait pas à se livrer à une étude savante sur le pourquoi du comment, mais plutôt à s’attacher aux personnages, en posant sur eux un regard juste, précis.
Comment avez-vous préparé votre travail ?
L. D. : D’une part en visionnant un certain nombre de films néoréalistes italiens de la grande époque, parce que je trouve que les univers se ressemblent. De l’autre en ouvrant les yeux. Le récit se déroule aux Halles, et il se trouve que j’habite ce quartier.
Difficile de ne pas penser d’abord aux films noirs dont le modèle reste Quand la ville dort ou Les Forbans de la nuit, quand le destin colle aux pattes de personnages qui s’enfoncent dans des sables mouvants d’une société qui ne fait pas de cadeau.
L. D. : Bien sûr. C’est aussi ce que dit Cédric Klapisch, qui m’a fait l’amitié de signer le prologue du livre. Mais il est aussi des séries noires plus récentes qui se déroulent en France, qui ont pu être très inspirantes. Comme le magnifique Série noire, d’Alain Corneau.
Comment avez-vous accordé vos violons avec Raphaël Frydman ?
L. D. : J’ai plusieurs fois travaillé avec lui avant de me lancer dans l’aventure de cette BD. Mais quand nous planchons sur une publicité, nous nous mettons d’accord sur le cadre, et je pars ensuite dessiner dans mon coin. En ayant à l’esprit de conférer une certaine dose de séduction au dessin, parce que tout doit être séduisant dans la publicité. Et quand je montrais mes dessins propres à Raphaël, il était déçu. Nous n’avons pas eu ce souci pour L’Échelle de Richter : compte tenu du côté torturé des personnages, faire propre aurait été une erreur éditoriale.
Quand vous lisez des BD, vous êtes plutôt amateur de la ligne claire ?
L. D. : Je suis resté très longtemps un grand fan de la ligne claire, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quand je fais un storyboard, j’ai envie qu’il soit directement lisible. Le storyboard n’existe pas pour satisfaire l’ego de son créateur, mais pour permettre à une quinzaine de personnes présentes sur un plateau d’être sur la même longueur d’ondes pour ce qui est du décor ou de la mise en scène. Il est assez logique qu’il soit plutôt en ligne claire. Mais quand on passe à quelque chose de plus introspectif, il n’est pas incongru de changer de registre. À moi de savoir le faire sans perdre en lisibilité. Mais nous ne nous sommes pas accordés Raphaël et moi aussi facilement. Quand je lui montrais mes dessins, il lui arrivait de me demander de les refaire pour aller davantage dans telle ou telle direction. Il nous est arrivé de travailler vraiment ensemble, côte à côte. Il était assis à côté de moi pendant que je dessinais. Le récit bénéficiait de cette manière d’une liberté nouvelle… Ça me rappelait certaines séances de travail sur le storyboard avec des cinéastes, où je peux quand même m’autoriser à donner mon point de vue. Avec Klapisch ou Jeunet, j’ai le bonheur de travailler en pleine confiance. Ils ne me considèrent pas comme un simple illustrateur. Avec Raphaël, nous avons modelé la matière graphique ensemble. Notre meilleur ami était un photocopieur. Nous l’avons beaucoup fait fonctionner, pour ensuite faire des découpages, parfois à l’intérieur du dessin.
Un chapitre est dévolu à chacun des personnages, ce qui permet de confronter les points de vue… C’est malin, sans être révolutionnaire… Le cinéma a maintes fois utilisé ce procédé.
L. D. : Bien sûr. Mais l’éclatement de la page n’est pas révolutionnaire non plus. Il n’est qu’à relire Will Eisner. Nous n’avions pas non plus envie de faire des cases.
Certains dessins nous interpellent, qui échappent au réalisme pour illustrer des fantasmes, l’imaginaire des personnages…
L. D. : C’est une nouveauté pour moi. Je dois avouer que je n’avais jamais dessiné de steak haché avant de faire L’Échelle de Richter. Le récit a besoin de ce steak haché bien sûr, mais il y a aussi un plaisir graphique à sortir du train-train. Certaines pages du scénario pouvaient trouver une traduction immédiate. Mais d’autres se sont frayé un chemin plus escarpé. Comment faire comprendre que l’on transporte de la cocaïne dans la viande ?
Votre scénariste avait-il enquêté sur les mules et les moyens qu’elles emploient pour faire transiter la came à la barbe des douaniers ?
L. D. : Tout à fait. C’est une question qui l’intéressait…
Votre trait est en noir et blanc. Vous n’avez jamais eu la tentation de le colorier ?
L. D. : Franchement je n’y ai pas pensé. Ce n’est pas dans mon ADN. Si je fais des couleurs par ordinateur, cela sera froid, si je travaille à l’aquarelle, ce sera mauvais… Bien sûr, cela m’est arrivé quelques fois en pub, ou pour les dessins additionnels pour l’album d’Amélie Poulain, mais cela ne me correspond pas vraiment. Je n’ai pas d’autre explication…
Propos recueillis par Yves Alion
L’Échelle de Richter, de Raphaël Frydman et Luc Desportes, Gallimard bande dessinée, 496 pages.
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