Publié le 6 septembre, 2018 | par @avscci
0Entretien – Lee Chang-dong pour Burning
Tout le monde s’accorde pour dire que Burning est l’un des grands oubliés du palmarès du dernier Festival de Cannes. C’est pourtant un film magnifique, qui nous séduit, avant de nous entraîner par monts et par vaux, parfois sur de fausses pistes, qui fait mine de se livrer pour mieux nous échapper dans la séquence suivante, qui nous intrigue et nous fascine. L’ambiguïté des trois personnages principaux n’y est pas pour rien. Deux hommes et une femme qui se livrent à de très belles arabesques sentimentales et nous offrent sur un plateau d’argent la possibilité de nous identifier à l’un d’entre eux, si ce n’est aux trois à la fois… Nous souhaitons en tout cas bon courage à ceux qui doivent déterminer le genre des films qu’ils recensent. Burning est le type-même de ces films qui se dérobent, qui vous attendent tout à coup là où nous ne pensions pas les trouver, qui multiplient les ruptures de rythme et se passionnent pour un personnage pour mieux le lâcher un peu plus loin. Lee Chang-dong ne nous mâche pas le travail et c’est tant mieux. Son film n’est pas un drame romantique, ni un thriller, ni le portrait de personnages en apesanteur, ni un pamphlet sur une société trop figée, ni même une comédie sentimentale. Parce qu’il est tout ça à la fois. Et plus encore : un film d’auteur au meilleur sens du terme, qui ne se livre jamais tout à fait pour au final nous laisser entendre les battements de son cœur.
Pourquoi avoir laissé passer huit ans entre Poetry et Burning ?
Lee Chang-dong : À l’inverse de beaucoup de réalisateurs, je pense que je me complique un peu la vie. Je pourrais faire des films sympas et drôles, qui plairaient au public. Mais je n’en ai pas envie. À chaque fois que j’ai une idée de film, je me demande si c’est vraiment la bonne. Je me pose toute une série de questions inutiles. Pendant ces huit ans, j’ai eu plusieurs projets, mais je n’étais pas vraiment convaincu qu’il faille les mener à bien. Et c’est ainsi que le temps passe…
Vous avez été écrivain avant de réaliser des films. Les deux démarches vous procurent-elles le même plaisir et la même liberté ?
L. C.-d. : Vous savez, je n’étais pas un romancier heureux. L’écriture me faisait souffrir énormément. Peut-être était-ce la conséquence d’un manque de talent, mais je n’arrivais pas à trouver l’inspiration. Mon problème premier était de trouver une écriture, un langage. Il m’est arrivé de passer des nuits entières sans être capable d’écrire ne serait-ce qu’une ligne. Mais j’avais des histoires à raconter. J’aurais donné beaucoup pour que quelqu’un puisse coucher sur une feuille à ma place ce que j’avais dans la tête. Et l’idée de faire des films s’est imposée. Parce qu’un film n’est pas de la responsabilité d’une seule personne, le cinéma est un art collectif. Même si le metteur en scène est au cœur du processus de création, il est entouré par toute une équipe qui porte le projet avec lui. J’avais écrit jusqu’à maintenant les scénarios de tous mes films. Pour Burning, j’ai fait appel à une scénariste, Oh Jung-mi. Je pensais qu’elle allait tout écrire. Mais je me suis rendu compte dès le premier jet que je devais m’impliquer davantage.
Burning est adapté d’un livre de Haruki Murakami, Les Granges brûlées. Avez-vous été sensible à son écriture, à son univers ?
L. C.-d. : Je ne peux pas dire que je sois un fervent lecteur de Murakami. Quand j’écrivais, dans les années 1980, j’étais beaucoup plus influencé par le courant nihiliste. La littérature, pour moi, est beaucoup plus liée à la réalité des choses. Elle offre la possibilité de méditer sur ce qui peut faire changer notre vie. Je suis davantage du côté de la morale que ne l’est Murakami. Lui est complètement libre du sentiment de réalité. Je dirais qu’il y a chez lui une insoutenable légèreté de l’imaginaire. En ce sens je suis à l’opposé de son écriture. Mais ce qui m’a attiré dans la nouvelle de cet écrivain, c’est qu’elle part d’un tout petit mystère qui peu à peu fait tache d’huile. Et que ce petit mystère nous relie au mystère de la vie.
Pas plus que vos films précédents, Burning ne se laisse circonscrire à un genre. Il se présente à la fois comme une comédie sentimentale, un thriller, un mélodrame, tout en ayant par moments des parfums de fantastique… Vous nous prenez par la main pour nous entraîner sur un chemin qui se dérobe en permanence…
L. C.-d. : Je pense que le cinéma doit ressembler à la vie. Notre existence ne suit jamais une route toute tracée. Même si avec le recul on se dit parfois que certains événements faisaient partie intégrante de notre destin. Mais au moment où les choses surviennent, nous ne savons pas sur quoi cela va déboucher, où la vie va nous mener. À mon sens, le cinéma doit absolument témoigner de cet aspect imprévisible de la vie. Dans un film quand les personnages sont face à une énigme, ils font tout leur possible pour la résoudre. Je ne voulais pas procéder de cette façon-là. Je voulais que le film soit le lieu d’une expérience cinématographique et que le mystère du film se fonde dans le mystère de la vie, qui par essence n’est jamais résolu.
C’est ce qui fait que le spectateur n’a jamais d’avance sur les personnages, ce qui est trop souvent le cas dans des films plus formatés…
L. C.-d. : Mais tous les spectateurs ne prennent pas plaisir à cette incertitude. Beaucoup demandent à être surinformés. S’ils ne cernent pas très vite la situation, ils sont perdus. La tendance est donc de baliser le chemin, une tendance que je combats, naturellement…
On voit bien que la forme est fondamentale dans vos films. Sans être aussi radical que Peppermint Candy, dont toute l’histoire était racontée à l’envers, Burning offre des ruptures de ton, des ruptures de rythme qui laissent pantois. Savez-vous où vous allez dès le début de l’écriture ou êtes-vous, vous aussi, entraîné par vos personnages, qui prennent d’une certaine manière leur autonomie ?
L. C.-d. : C’est difficile de différencier les personnages et la structure du film, qui coexistent tout au long de l’écriture. Il est évident que je ne vais pas dessiner une structure ou trouver une intrigue pour ensuite glisser les personnages à l’intérieur. L’inverse n’est pas possible non plus. Encore que les personnages influent sur la structure et l’intrigue au fur et à mesure qu’ils s’affirment.
Le film se plaît à semer quelques fausses pistes. On ne sait pas si Hae-mi possède un chat ou si Ben est incendiaire… Ne nous offrez-vous pas ce qu’Hitchcock appelait des macguffin ?
L. C.-d. : Je ne peux pas vous empêcher de voir ces éléments comme des macguffin, mais je pense qu’ils ont une existence véritable. Chez Hitchcock, le macguffin est un outil qui permet de donner une forme à l’intrigue. Le chat de Hae-mi et les penchants criminels de Ben ne sont pas de simples outils. Mais c’est vrai que les frontières ne sont pas parfaitement étanches. Hae-mi est un personnage à part entière, mais elle est aussi celle qui permet à Jong-soo de personnifier sa quête. Mais ceux qui voient Hae-mi comme le personnage central du film n’ont pas tort pour autant. Elle est constamment fauchée, elle pourrait se recroqueviller et subir, mais elle ne renonce pas à découvrir le monde et à s’ouvrir aux autres. Elle questionne le sens de la vie. C’est une façon de placer certains éléments qui semblent au prime abord périphériques ou secondaires au cœur de l’intrigue…
Les personnages de tous vos films sont des êtres déclassés, douloureux, qui ont parfois du mal à définir ce qui les motive, dans un monde en proie à des conflits de classe… Est-ce votre façon de voir le monde ou est-ce la condition nécessaire à toute construction dramatique digne de ce nom ?
L. C.-d. : Je me sens proche de mes personnages. Je ne sais pas si c’est dû à mon éducation, à l’environnement dans lequel j’ai grandi. J’aime les gens qui sont en marge de la société, à qui il manque quelque chose. J’ai l’impression qu’ils me ressemblent. Or je ne peux parler que de ce que je connais. Par ailleurs je pense que les héros ne sont pas les puissants, les riches, les bien-nés. Ce sont ceux qui sont faibles, ceux qui ont des défauts, qui doivent lutter contre l’adversité, à qui il arrive des aventures. Ce que je dis n’a d’ailleurs rien d’original. C’était déjà vrai dans les récits de la Grèce antique.
Il me semble que vos personnages ont en commun d’aller au bout de leur logique, y compris quand elle les mène au pire…
L. C.-d. : Mes personnages prennent des chemins où ils ne devraient pas aller, ils essayent d’atteindre une étoile hors de leur portée, ou qui entament des combats perdus d’avance. Ce sont des cousins de Don Quichotte. Ce sont ces gens-là qui m’intéressent, ils ont saisi la vérité des choses.
Burning est pour moi un film sur l’absence, qui comporte beaucoup de sentiments évanouis, de frustrations et de fantômes…
L. C.-d. : Si vous voulez parler de la disparition de Hae-mi, je pense que son absence nous donne vraiment à réfléchir. C’est son absence qui donne paradoxalement corps à son existence.
Votre œuvre traite aussi de l’état de la société coréenne, dont on peut suivre l’évolution à travers vos films successifs, même si vos premiers films sont plus directement politiques. La marginalité et le pouvoir sont au cœur de votre réflexion sur le monde.
L. C.-d. : La politique occupe une place importante dans nos vies, quels que soient les régimes en place, ou les classes en présence. L’individu ne va sans doute pas le ressentir dans sa vie de tous les jours. Mais quand on ignore la politique, ce n’est pas réciproque. Les Coréens par exemple ne ressentent pas au quotidien la séparation de leur pays en deux nations distinctes, mais cette division est tapie au fond du cœur de chacun. Quand nous voyons Macron, Trump ou Poutine à la télévision, nous avons le sentiment qu’ils appartiennent à un autre monde et que leurs actions n’influencent pas vraiment nos vies. Mais c’est faux, bien sûr. La politique nous reste mystérieuse parce que nous pensons que nous n’avons pas le pouvoir de changer quoi que ce soit.
Vous avez été des deux côtés de la barrière puisque vous avez occupé quelques temps le poste de ministre de la Culture…
L. C.-d. : On m’a proposé d’être ministre en 2003. J’ai beaucoup réfléchi avant de donner une réponse. Je me voyais comme un outsider et je ne voulais pas perdre le regard un peu critique que je portais sur le monde. J’avais un peu peur de ne plus être en situation de regarder les choses en face. Mais une fois au gouvernement, je crois que je suis resté un outsider. J’étais aux premières loges pour observer comment fonctionne le pouvoir. C’était passionnant de voir comment les décisions de quelques-uns pouvaient influencer la vie du plus grand nombre. n
Propos recueillis par Yves Alion et traduits du coréen par Yejin Kim
버닝 / Beo-ning. Réal. : Lee Chang-dong. Scn. : Lee Chang-dong et Oh Jung-mi, d’après Les Granges brûlées, de Haruki Murakami.
Dir. Phot. : Hong Kyeong-pyo. Mus. : Mowg. Déc. : Shin Joom-he. Cos.: Lee Choong-yeon. Mont.: Kim Hyeon et Kim Da-won. Prod. : Pinehouse Film, Now Film, NHK.
Avec Yoo Ah-in, Steven Yeun, Jon Jong-seo, Lee Joong-ok, Ok Ja-yeon.
Durée : 2h28. Sortie France : 29 août 2018.