Publié le 9 décembre, 2015 | par @avscci
0Entretien László Nemes – Le fils de Saul
Dans un grand hôtel parisien, très éloigné des préoccupations du film et de son cinéaste, l’homme dont la planète cinéphile parle depuis Cannes nous accueille. Lázsló Nemes, scénariste et réalisateur du Fils de Saul semble fatigué, malgré sa mine juvénile, contrastant avec le sérieux préoccupé de son premier long métrage. Le film d’une vie, d’un homme obsédé et exposé à la Shoah dès son plus jeune âge, et qui a tenu à se poser les bonnes questions (esthétiques, narratives, morales, bref cinématographiques) pendant des années avant d’aborder le thème. Il s’explique ici sur le travail de fonds, conceptuel et historique, derrière son coup d’essai marquant.
Le projet d’une vie
« Dans ma vie, dès mon plus jeune âge, j’ai eu des informations assez poussées sur le sort de ma famille, déportée et tuée en 44. Je n’ai donc pas, très jeune, été épargnée par ma mère à ce sujet. J’ai eu tout de suite accès à leur destin, à leur histoire, et je n’ai en fait jamais vraiment compris pourquoi ces gens ont été tués. Même si on comprend, on ne comprend pas, et cela a maintenu ma colère. J’ai été très influencé par Requiem pour massacre1. L’écrivain Imre Kertez2 est sans doute mon inspiration la plus flagrante. Il a fait un livre sur son expérience lorsqu’il a été déporté à treize ans à Auschwitz. Il y parle de processus… On lui demande, lorsqu’il revient, si c’était l’enfer, et il répond : “Je ne sais pas ce qu’est l’enfer, ce que je sais c’est que c’était un pas après l’autre, et puis encore un pas…” Et c’est cela, cette vision de l’intérieur qui m’a intéressé : comment faire naître chez le spectateur, par les moyens du cinéma, cette perspective mentale de l’infini de souffrance dans le camp. Il y a surtout eu, tout au cours de l’écriture, une importante part de recherche historique pure. Le scénario a été directement influencé par les manuscrits des sonderkommandos d’Auschwitz, que j’avais découverts il y a une dizaine d’années sous la forme d’un livre, Les Voix sous la cendre. On est, en tant que lecteur, directement transporté au cœur de l’extermination. Le point de vue n’est pas extérieur mais intérieur, sans la distance de l’après-guerre, immédiatement au centre de l’histoire. Nous en avons tiré bien entendu beaucoup d’informations sur les sonderkommandos, sur leur vie, leur quotidien. Nous ne voulions pas d’une approche classique, où l’on débuterait avec un nouveau sonderkommando, afin de découvrir avec lui ce qu’il a à faire, ou ses souffrances. Nous voulions mettre au contraire directement le spectateur dans la peau de l’un de ces hommes. Je n’ai pas eu d’influences cinématographiques vraiment spécifiques. Bien sûr, Requiem pour un massacre était très intéressant pour son côté organique : on y suit un enfant, ses expériences et ses visions de la destruction nazie. Nous y avons puisé quelques références pour les couleurs, la composition, certains cadres, mais il a quand même plutôt fallu trouver nous-mêmes les règles pour ce type de prototype.
Une équipe face à l’horreur
Nous formions, sur le plateau, une vraie famille, très unie, et c’était au bout du compte une protection. Nous avions aussi une forme de détachement, on essayait de ne pas se prendre trop au sérieux, et du coup je ne regardais pas beaucoup ce qui se passait autour. Je regardais mes pieds, et le moniteur, en général, et bien sûr j’allais voir les acteurs s’il le fallait, lorsque c’était nécessaire. J’ai donc essayé d’exclure un peu ce qu’il y avait autour, pour me concentrer sur ce qu’il y aurait dans l’image. Pour aussi échapper à la fabrication d’une réalité, en la voyant plutôt comme quelque chose en train de naître, de réel, comme si on le documentait. Nous avions tenté, dans les premières versions, de faire davantage parler les acteurs entre eux, pour faire ainsi filtrer des informations, pas tant d’un intérêt dramatique, exprimaient davantage une nostalgie pour les temps d’avant. Nous nous sommes alors rendu compte que cela n’appartient pas du tout à ce film. Il a fallu enlever beaucoup de dialogues, d’informations, car ces gens n’ont pas d’avenir et donc pas de passé. Ils ont uniquement un présent. Toutes les informations prises dans les textes nous indiquaient que ces gens étaient dans un état ne permettant pas ce genre de réflexions. C’est une vision d’après-guerre. Eux étaient dans le moment présent, dans la survie de ce moment. Dès ma première rencontre avec les sonderkommandos, lorsque j’ai eu accès aux photos qu’ils ont prises dans les camps, j’ai également découvert des informations sur la révolte des sonderkommandos de 44, racontée dans le film. Tous les textes parlent de leur volonté de mettre fin à ce massacre. Il était alors intéressant pour moi de raconter une histoire archaïque, celle de Saul qui veut enterrer ce garçon, alors qu’autour de lui règne la mise à mort industrielle, mais également des tentatives de révoltes. C’est donc le portrait de quelqu’un qui n’est pas un héros, pas un résistant, chef ou organisateur. Il est simple, comme n’importe qui, et je voulais confronter sa tentative de rébellion, qui est intérieure, contre toutes ces rébellions qui ont elles eu un impact dans l’histoire. Dans cette confrontation, les enjeux dramatiques et moraux devenaient d’autant plus intéressants, et élevés. Il est d’ailleurs plus difficile de suivre Saul. Sa rébellion est moins évidente à saisir, plus complexe, que celle qui se prépare autour de lui. Le secret du film est bien sur la vérité sur la paternité, fausse ou réelle, de Saul. C’est un personnage à la fois fermé et très ouvert. Il était important de pouvoir voyager avec ce personnage qui est en même temps singulier et ordinaire, porteur d’une dimension double très forte. Tous les acteurs ont également dû lire une part de notre documentation historique, mais je leur ai demandé de l’oublier, une fois qu’ils avaient réussi à l’intégrer en eux, afin de ne pas projeter les émotions d’après-guerre sur leur rôle.
Morale et cinéma
Chaque jour posait un problème différent. Si ce n’était pas la chorégraphie des scènes, c’étaient d’autres difficultés techniques, liées par exemple au fait de tourner avec des acteurs devant parler une langue reconstituée, morte, le yiddish. Cela pouvait également être le fait de tourner avec des enfants. Nous avions aussi très peu de temps, ce qui était globalement le vrai problème, puisque nous avons été obligés de faire le film en seulement 28 jours. Mais avant cela, bien entendu, il y a eu presque dix années de recherches. L’histoire et les coordonnées du film, sa stratégie, ont été élaborées entre 2005 et 2010. Mais c’est seulement à partir de là que nous avons commencé à écrire le traitement, puis le scénario. Nous sommes aujourd’hui saturés d’images, et j’ai donc voulu que le spectateur ait l’impression d’être immergé dans le camp, que l’on traverse avec lui les temps entre le présent et cette époque afin qu’elle ne soit plus vision lointaine, historique. Je voulais être au centre de l’expérience humaine concentrationnaire. Du coup la question s’est posée : comment faire ce film ? Je savais comme je ne pouvais pas l’aborder d’une manière cinématographique classique. Le cinéma est de ce point de vue à double tranchant. Il porte en lui la tentation de montrer, d’affronter frontalement. De l’autre côté nous avons la possibilité de rétrécir pour faire entrer le spectateur dans le processus du film, faire confiance à son imagination. En s’attaquant à la Shoah, nous savions que nous choisirions la confiance, parce qu’il n’y avait pas vraiment d’autres possibilités. Le rétrécissement de l’image, à travers le portrait de cet homme, pouvait seul donner à l’imagination un rôle prépondérant, nécessaire à la formation d’une intuition quant à l’expérience des camps. Au lieu de réduire l’horreur en la montrant, nous avons donc choisi de rétrécir afin de donner une perspective de la folie concentrationnaire. J’ai ainsi créé une liste de principes, avec le chef opérateur : nous ne voulions pas d’un film beau, ni d’un drame filmique. Nous ne voulions pas dépasser les capacités de vision d’un homme, avec une caméra à l’épaule capable de suivre tout le temps, proche de la vision humaine. Quelque chose de simple, de brut, en sachant que nous avions déjà essayé, pendant des années, de trouver les composantes de notre stratégie, notamment à travers les courts métrages. Du coup, nous savions également que, par ce procédé, la question morale était réglée, puisque nous faisons le portrait d’un homme.
J’espère, et c’est notre but, que ce sera plus difficile après nous de faire un film sur les camps de concentration. Il y a des films que nous avons visionné juste pour se dire que nous ne ferions jamais ça, nous n’esthétiserions jamais un sujet pareil. Je ne pense pas à La Liste de Schindler, qui est bien meilleur que beaucoup d’autres œuvres. Je pense néanmoins que Spielberg ne ferait plus les choses aujourd’hui de la même manière, car il parle tellement de l’exception qu’elle semble devenir la règle, et ça c’est problématique. Pourquoi le cinéma se sent il obligé de rassurer le spectateur sans cesse, alors qu’il est également fait pour pouvoir faire réfléchir, faire sentir ? Peut-être pas dans cet ordre, car chez moi c’est davantage faire sentir d’abord, et réfléchir après. Le cinéma est un médium qui peut toucher l’individu dans son âme, de manière très effective, en parlant. Il peut communiquer sur des choses telles que la destruction de la civilisation, et la shoah est le pic de cette destruction par elle-même. Si on ne prend pas la mesure de ce qui s’est passé en 44, comment la prendre pour ce qui s’est passé après, au Rwanda ou chez les Khmers rouges ? Dans le futur, j’aimerais continuer à chercher, à trouver un moyen de parler de manière originale, différente, aux spectateurs, dans un cinéma qui à mon sens est en train de s’uniformiser, de se faire manger par la télévision.
Propos recueillis par Pierre-Simon Gutman
Hongrie.
Dist. : Ad Vitam. Réal. : László Nemes. Scén. : Clara Royer et László Nemes. Phot. : Mátyás Erdély. Mus. : László Melis. Prod. : Gábor Sipos et Gábor Rajna.
Avec Géza Röhrig, Levente Molnár, Urs Rechn, Todd Charmont, Sándor Zsótér, Marcin Czarnik.
Durée : 1h47. Sortie France : 4 novembre 2015
1. Classique russe des années 1980, réalisé par Elem Klimov, sur la guerre vue par un enfant, relativement peu connu en France.
2. Auteur hongrois, prix Nobel de littérature en 2001