Publié le 16 juillet, 2020 | par @avscci
0Entretien – La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf de Wang Quanan
Nous avançons dans un véhicule tout terrain, à la lumière des phares, à travers un espace vierge, pour nous arrêter un peu plus loin, sur une scène de crime. Au loin, le cadavre d’une femme. Elle est nue et sa présence semble inattendue au milieu de ce no man’s land. Mais au fond pas plus que cela tant l’étrangeté qui nimbe le film s’installe durablement pour ne pas s’en extraire, pour ne pas nous quitter. On croit un moment à un thriller, le cinéma chinois n’étant pas le dernier à proposer quelques joyaux du genre. Mais au fond, à l’instar de ce qui se passe avec Mais qui a tué Harry, l’un des films les plus atypiques d’Hitchcock, on se surprend au bout d’un moment à se moquer définitivement des tenants et aboutissants du meurtre pour s’intéresser au cadre géographique et humain dans lequel il a été commis.
Wang Quanan n’est pas un nouveau venu dans le monde du cinéma. Il figure en bonne place parmi les « 25 cinéastes chinois d’aujourd’hui » dans le dossier qui accompagne A touch of sin (ASC 625). Ses films sont régulièrement sélectionnés dans les festivals, et il a même décroché un Ours d’or à Berlin avec Le Mariage de Tuya. À l’instar de ses films précédents, c’est peu dire que La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf ne participe pas le moins du monde à un cinéma formaté, que ce soit sur le plan de l’univers mis en lumière ou celui de la mise en scène. Le film est déconcertant, qui avance à un rythme lent parfois urticant mais qui définitivement relève de son identité profonde. Si la piste du thriller est rapidement abandonnée, nous nous lovons peu à peu dans un récit poétique, délicieusement mâtiné d’un humour délicat auquel l’inattendu des situations donne un relief particulier. Il y a au fond dans ce film quelque chose d’universel et de métaphysique (sur le basculement de la vie à la mort, sur l’écoulement du temps, sur la place de l’homme sur Terre) que le réalisateur introduit en catimini dans une chronique dont la ligne claire réserve pourtant quelques surprises.
Au cinéma, le spectateur est un voyeur, c’est même sa raison d’être, ce qui ne l’empêche pas à l’occasion de s’identifier aux personnages avec lesquels il entre en empathie. Mais les cinéphiles, dans leur grande majorité, ne vivent pas sous une yourte et ne se déplacent pas à dos de chameaux. Il n’est pas certain que le film leur permette de se projeter facilement. Mais il est en revanche évident que ce voyage au milieu de nulle part restera longtemps dans les mémoires de ceux qui s’y aventureront…
Avez-vous tourné La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf dans la même région que Le Mariage de Tuya ?
Wang Quanan : Pas très loin. Mais il y a quand même une différence importante. Le Mariage de Tuya a été tourné en Mongolie intérieure, c’est-à-dire dans la province la plus septentrionale de la Chine, alors que mon dernier film se déroule en Mongolie extérieure, autrement dit en République de Mongolie, qui est un pays indépendant de la Chine.
Les paysages sont-ils très différents ?
W. Q. : Franchement ce sont les mêmes steppes désertiques. Mais compte tenu de ce qu’il raconte, le film n’aurait pas pu être tourné de l’autre côté de la frontière. La façon dont se comporte le policier n’aurait pas été tolérée, et le sujet serait devenu tabou. On ne peut pas facilement montrer des policiers dans le cinéma chinois. La censure est très vigilante, et les services de police aussi.
Le générique nous montre que l’équipe était composée de techniciens chinois et mongols…
W. Q. : Tout à fait. Le directeur de la photographie et ses assistants, par exemple, étaient chinois. Mais j’ai évidemment pris des comédiens mongols pour incarner les différents personnages. Des comédiens amateurs.
Comment avez-vous réussi à tourner au milieu d’un paysage aussi désolé, sans doute privé de la moindre infrastructure ou de sources d’énergie ?
W. Q. : Je suis habitué à ce genre de défis. Je tourne régulièrement dans des régions peu hospitalières. C’est vrai qu’il faut trouver des solutions à beaucoup de problèmes qui ne se posent pas nécessairement ailleurs. Mais la question du transport, par exemple n’est pas compliquée. Parce que le terrain est plat et que les 4 x 4 peuvent atteindre n’importe quel point. En fait l’équipe était logée dans des hôtels d’une petite ville voisine, à environ une heure et demie de route. C’est vrai que ce n’est pas toujours pratique. Mais la steppe présente un avantage certain, son uniformité. Qui permet de tourner à un endroit puis à un autre sans que cela ne se remarque à l’image. Le tournage acquiert de cette manière une souplesse qu’il n’aurait pas eue dans un autre cadre géographique. J’ai pu à plusieurs reprises organiser le plateau d’une scène à venir alors que je tournais celle qui précédait.
Ainsi, même si vous nous donnez le sentiment qu’elle passe des heures à dos de chameau, la femme des steppes a sans doute sa yourte assez proche du lieu du crime…
W. Q. : Effectivement, ce n’était pas très loin. Il n’y a que des avantages. Sur le plan du décor, par exemple, on n’est jamais gêné par un bâtiment qui n’irait pas à l’image…
Pas plus que vous n’avez besoin d’assistant pour contenir la foule ou réguler la circulation…
W. Q. : C’était l’inverse. Nous étions heureux que quelqu’un nous rende visite !
Autre question pratique… Le froid était-il aussi intense que celui que les personnages semblent affronter ?
W. Q. : Il faisait en permanence entre -15 et -20°. Je tire mon chapeau à la comédienne qui incarne le cadavre que nous voyons au début du film, et qui est nue. Comme le film commence par un très long plan, je lui avais demandé de rester couchée sans bouger pendant plusieurs minutes. Pour que cela reste vivable, il n’y avait pas d’autre moyen que de la faire boire. Au bout de trois prises, elle était ivre.
Et vous, vous deviez boire pour tenir le coup ?
W. Q. : Non, j’ai trouvé une autre solution : je ne suis resté à l’intérieur du véhicule. Contrairement à Aymerick Pilarski, mon directeur de la photo, un Français, qui, lui, a souffert… Il a failli avoir les mains gelées. Je dois reconnaître que venant du Nord de la Chine, je suis plus habitué aux rigueurs du climat que la plupart. Mais nous avons eu beaucoup de chance. Dans les steppes, normalement, entre novembre et mars, le sol est couvert de neige. Je m’attendais à avoir de nombreux problèmes de raccords, le niveau d’enneigement pouvant varier rapidement. Mais nous avons bénéficié d’un miracle : nous n’avons pas eu de neige. Ce qui a évidemment également facilité les choses sur le plan logistique. Cela étant dit, nous nous serions adaptés. Quand on tourne un film au milieu de la nature, il n’y a pas d’autre choix que de se mettre à son rythme et de respecter ses exigences.
La nécessaire adaptation à la nature et aux conditions climatiques vous a-t-elle conduit à modifier le scénario ?
W. Q. : Pour être honnête, nous sommes arrivés avec la ligne directrice du film, mais ce n’était pas à proprement parler un scénario. Nous sommes restés sur place pendant un mois avant de commencer à tourner, et les idées sont venues au fur et à mesure. Rien n’était gravé dans le marbre, et il était toujours possible de modifier les scènes à la marge, dans ses détails, selon les conditions climatiques.
Vous avez dit que les comédiens n’étaient pas professionnels. Comment s’est fait le casting ?
W. Q. : Je voulais trouver des comédiens qui correspondaient vraiment aux personnages. Le policier par exemple était au départ interprété par un vrai policier, qui a longtemps hésité… avant de décliner la proposition. Nous avons ensuite fait appel à un étudiant de l’école de police. Pour la bergère, nous avons travaillé de la même manière. Quinze jours avant le début du tournage, je suis tombé sur la photo d’une bergère des steppes. J’ai enquêté sur elle. Et j’ai su qu’elle avait quatre enfants de quatre pères différents, alors qu’elle ne s’est jamais mariée. Elle vit d’ailleurs seule avec ses quatre enfants au milieu de la steppe, sans rien demander à personne… J’ai compris que j’avais à faire à une femme très forte, qui ne s’en laissait pas conter, mais qui était en permanence disposée à tomber amoureuse… Elle apporte beaucoup à son personnage.
Une comédienne professionnelle venue de Shanghai aurait par ailleurs sans doute eu plus de mal à monter à dos de chameau…
W. Q. : Cela ne s’acquiert pas en quelques heures. Il faut toute une vie pour faire corps avec le chameau, qui lui-même sent très bien à qui il a à faire…
Le film a ceci de particulier qu’il peut tout à fait être vu comme une chronique, très réaliste, et tout aussi bien comme une fable…
W. Q. : Le scénario a été écrit à partir d’une histoire vraie. Nous regardons toujours la nature avec nos yeux d’humains. Mais dans ce film j’ai essayé de montrer la nature comme si elle regardait les humains. Et qu’elle constatait qu’ils étaient tout petits. La civilisation a écarté l’homme de la nature, et celui-ci a oublié qu’il en était une partie intégrante. Dans ce film, les hommes s’intègrent parfois sans le vouloir à la nature, et finissent par disparaître.
Cette femme nue au milieu de nulle part, sans ses habits, sans que l’on comprenne comment elle est arrivée là, est presque une entité abstraite…
W. Q. : C’est effectivement ce que voulais exprimer. Sa présence est un symbole. Je ne voulais pas aborder l’aspect criminel de ce qui était arrivé, mais plutôt ce corps inerte comme l’aboutissement de la question que chacun se pose sur la fragilité de la vie. Mais ce corps nu avait une autre utilité, celle de déstabiliser ce jeune policier qui n’a probablement jamais vu de femme nue avant d’être appelé sur la scène de crime. Ce qui explique en partie les difficultés qui sont les siennes pour s’approcher du corps de la victime.
Il y a peu de personnages dans ce film, mais il en est un qui est très présent, la caméra. La première séquence est en caméra subjective, qui avance, qui recule, ce qui vous permet à mon sens de jouer avec le spectateur…
W. Q. : C’était une façon de casser la continuité du plan. Mais je dois ajouter qu’il arrive que ces hésitations soient un reflet de notre propre situation. Il nous arrive de ne pas bien voir ce que nous regardons, alors nous écarquillons les yeux, nous nous approchons…
Vous préférez faire bouger la caméra pour aller chercher un personnage ou un motif plutôt que d’élargir le champ. On se dit que le lieu est tout simplement trop grand pour nous…
W. Q. : C’est aussi un reflet de notre façon de regarder la scène. En cherchant à cadrer un personnage avec une certaine maladresse, la caméra donne le sentiment que rien n’avait été préparé, ce qui donne à mon sens un peu plus de vie ou de sensation de réalité.
C’est un film sur l’espace, qui en l’occurrence ne nous est pas coutumier. Mais c’est aussi un film sur le temps. On sent bien que celui-ci ne s’écoule pas comme il peut le faire en ville. Le film épouse le rythme du paysage…
W. Q. : Il fallait effectivement que l’espace et le temps reflètent la vie des habitants du cru. Dont la vie n’a rien à voir avec la frénésie des villes. Dans cet espace, notre première sensation est celle de l’immobilité. Mais en réalité il se passe quelque chose en permanence. Le temps s’écoule lentement, et il nous regarde…
Il nous regarder en souriant… Il y a beaucoup de fantaisie, voire d’humour dans ce film qui semblait assez rêche dans un premier temps…
W. Q. : L’humour est évidemment le moyen le plus sûr d’accepter ce qui se passe. Nous sommes si peu de choses. Nous n’avons pas les moyens d’organiser la marche du monde, ou même de décider quoi que ce soit. Il vaut mieux en rire plutôt que de se lamenter… n
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION
TRADUITS PAR YA-YUN PENG
Öndög. Film chinois de Wang Quanan. Scén. : Wang Quanan. Phot. : Aymerick Pilarski. Int. : E. Dulamjav, Aorigeletu, B. Norovsambuu. Prod. : Star Light Films LLC., New Theater Union, Landi Studios, Mogo Film Labs, October Harvest Culture Media. Distribution : Diaphana. Durée : 1h32. Sortie France : 19 août 2020.