Publié le 28 décembre, 2015 | par @avscci
0Entretien John Turturro – Mia madre
Dans Mia Madre, John Turturro est un cabotin arrivé tout juste des États-Unis pour être le protagoniste du film d’une réalisatrice interprétée par Margherita Buy. Elle est en tournage à Rome au moment où sa mère vit ses derniers moments. Aux côtés de son frère (joué par un Moretti discret et émouvant) la cinéaste est bousculée par les collisions de la vie privée et du travail, de la fiction et de la réalité douloureuse. À Paris pour la sortie de Mia Madre, John Turturro a reçu L’Avant-Scène Cinéma. Il fait le point sur Moretti, l’Italie, Woody Allen, Francesco Rosi, Tchékhov, Ibsen, le rire et les larmes, la musique et même… Bertrand Blier !
Vous avez dirigé plusieurs films en Italie, vous avez joué cette année dans Mia Madre et dans Tempo instabile con probabili schiarite de Marco Pontecorvo. Vous avez un passeport italien. Que dire de votre relation avec le pays de vos parents ?
John Turturro : J’y ai beaucoup d’amis. J’y ai produit un documentaire sur les marionnettes siciliennes en 2009, Prove per una tragedia siciliana, et réalisé Passione, en 2010, à propos de la musique napolitaine. On m’y a souvent offert des rôles, et quand Marco m’a fait cette proposition, je ne pouvais pas refuser. C’est un ami, il a été mon chef-opérateur sur Apprenti gigolo, j’avais vraiment aimé son premier film, Pa-Ra-Da. J’ai aussi une relation privilégiée avec Simona Paggi, qui a monté Passione et Apprenti gigolo. Elle a monté La vie est belle de Benigni, Terraferma de Crialese. J’ai tourné Le Sicilien en 1987 avec Cimino, mais ma grande expérience italienne, c’est La Trêve, de Francesco Rosi, en 1997. Rosi m’a ouvert l’esprit, sur la littérature, les livres, la culture. Il m’a initié à l’œuvre d’Eduardo de Filippo, à celle de Primo Levi. J’ai découvert récemment La terre tremble, de Visconti, où Francesco était assistant. Quel film extraordinaire ! Nanni est très différent de Francesco, mais j’ai aimé son scénario immédiatement. Si je parlais mieux italien, si je parlais français, je tournerais davantage en Europe, il y a tant de metteurs en scène ici avec qui j’aimerais travailler. Pour jouer plus souvent en italien, il me faudrait un accent parfait, ce qui me prendra encore du temps !
Vous vous considérez comme un Italien ?
J. T. : En fait, je me considère à la fois italien et américain. Et le monde n’est pas si grand. Si je vois un film de Jean Renoir, un film japonais, ce qui compte c’est l’humanité que j’y trouve, pas la nationalité du réalisateur. En Italie, je me sens vraiment bien, je pourrais y vivre une partie de l’année. Mon père était né à Giovinazzo et parlait le dialecte des Pouilles et l’italien, mais pas avec moi. Ma mère était sicilienne, sa mère est morte quand elle était enfant. Si elle l’avait connue, j’aurais sans doute parlé sicilien. Tant de gens ont abandonné leur propre langue parmi les immigrés, à part peut-être ceux qui sont venus après la Seconde Guerre mondiale… Je continuerai à tourner en Italie. C’est très important pour moi, c’est un long processus de rapprochement.
Si vous réalisiez un film demain, engageriez-vous Barry Huggins, le comédien que vous interprétez dans Mia madre ?
J. T. : Je connais ce genre de personnage, j’ai vu des comédiens, des comédiennes, et même des réalisateurs se comporter ainsi. Des gens déraisonnables, arrogants, qui paraissent talentueux au moment où on les engage, qui essayent d’attirer l’attention de tout le monde, qui arrivent sur le plateau en retard, sans aucune préparation. Que faire face à de telles personnes ? Faut-il les traiter par la douceur, leur faire violence ? J’essaie d’éviter de travailler avec ce genre d’individu. Il y a certains comédiens avec qui je ne voudrais jouer sous aucun prétexte. Parfois on est piégé, on ne comprend la situation qu’au moment du tournage. Et on perd du temps…
Mais à la fin, de tels gens peuvent se révéler excellents…
J. T. : Je n’ai pas dit que Barry Huggins était un mauvais acteur, c’est juste un type insupportable. Le film montre aussi ses peurs, ses faiblesses. Ce qui fonde son comportement c’est le manque de sûreté de soi. Mais on voit à quel point il est affecté par la situation de Margherita avec sa mère. Elle se sent perdue et il est encore plus perdu qu’elle. Je pense que son travail d’acteur s’améliore pendant le tournage. Ces contradictions, c’est l’animal humain…
Dans Mia madre, qui est un récit tragique, vous avez en charge la part de comédie. Comment voyez-vous l’équilibre entre ces deux aspects ?
J. T. : Le rire dans un film, c’est aussi le moyen de s’ouvrir, de se disposer pour l’émotion. Mais c’est l’écriture qui compte ici. Voyez Beckett, Fellini, Tchekhov… Chez Primo Levi aussi, il y a une part d’humour. Nanni m’a poussé à aller de plus en plus loin. Il voulait que je sois dans l’extrême. Je n’ai pas essayé d’être drôle. J’ai fait ce que j’étais censé faire. Je n’ai pas été bon tout le temps, il a coupé, cet équilibre dépend de lui, du metteur en scène. C’est un homme rigoureux.
Quel genre de scène a-t-il coupé ?
J. T. : Il a coupé une scène où Barry faisait son autoportrait. C’était un discours très drôle, une de mes scènes préférées quand j’ai lu le scénario. Mais elle ne lui était probablement pas utile. Il a coupé aussi une scène où Barry est le personnage d’un rêve de Margherita, un très beau moment où on le voit valser avec une femme dans une librairie. Nanni ne voulait pas en faire trop…
Vous avez dirigé Woody Allen dans Apprenti gigolo, vous avez été dirigé par Moretti. Comment les metteurs en scène cohabitent-ils sur un plateau ?
J. T. : Très bien. Chacun connaît les difficultés de l’exercice. On essaie d’être le moins casse-pieds possible ! Travailler avec Woody était tellement facile ! La seule période compliquée a été sa lecture du scénario. Il a été d’une grande exigence à ce moment-là, presque brutal. Mais une fois cette étape passée, tout était très simple, et naturel. Il a été excellent dans les scènes avec les enfants, pour eux ce n’était pas Woody Allen, mais simplement un homme âgé. Il a adoré ça. Et c’est vraiment un acteur extraordinaire. Il a un sens du rythme, du tempo, qui vient de sa pratique de la comédie mais aussi de son expérience de musicien. Pour mon travail avec Nanni, eh bien… vous voyez le résultat ! Je retravaillerais volontiers avec chacun d’eux.
Au départ vous êtes un acteur de théâtre. Quel type de théâtre ?
J. T. : Tous les genres. Le théâtre contemporain mais aussi Shakespeare, Tchekhov, Beckett. Il y a deux ans, j’ai joué dans Solness le constructeur d’Ibsen, à New York. Au théâtre le tempo est essentiel, vous devez maintenir l’attention des spectateurs. Vous devez comme un musicien être à même de changer le rythme de votre jeu, de varier le tempo, les jeunes acteurs ne le comprennent pas toujours.
Vous êtes musicien ?
J. T. : Pas vraiment. J’ai longtemps pratiqué les percussions, j’ai étudié la danse, j’aurais voulu faire davantage de piano. Mais j’adore être parmi les musiciens. Si Vanessa Paradis, dans Apprenti gigolo est si réactive, si rapide, c’est parce qu’elle est musicienne.
Où en est votre projet d’adaptation des Valseuses ?
J. T. : J’y travaille. Je me fonde beaucoup sur le livre original de Bertrand Blier, en prenant des libertés, en modernisant certains aspects. Le récit prendra place dans le Sud profond des États-Unis, les personnages seront plus vieux, mais toujours bloqués dans l’adolescence. Ils sortiront de prison, puisque dans le livre ils ont toujours cette peur de la prison, mon film se passera après qu’ils sont sortis. J’interprèterai l’un des deux, l’autre comédien devrait être un peu plus jeune. En lisant le livre, j’ai aimé qu’il soit politiquement incorrect, qu’il parle de liberté mais aussi de la façon dont les hommes sont mystifiés par les femmes, à quel point ils ne les comprennent pas. J’ai eu peur d’être un peu infidèle à Blier, mais il m’a laissé cette liberté, il m’a dit de ne pas hésiter. Nous avons beaucoup parlé, il a été merveilleux avec moi. Je travaille en ce moment sur le financement du film. Croyez-le ou pas, il y a des gens qui adorent le script et ont peur de s’engager financièrement, comme s’il y avait un danger à produire un film aussi libre aujourd’hui.
Propos recueillis par René Marx
Sujet : Gaia Manzini, Nanni Moretti, Valia Santella, Chiara Valerio. Scén. : Nanni Moretti, Francesco Piccolo, Valia Santella. Phot. : Arnaldo Catinari. Prod. : Sacher Film-Fandango, Rai Cinema, Le Pacte, Arte France Cinéma. Avec Margherita Buy, Nanni Moretti, John Turturro, Giulia Lazzarini, Beatrice Mancini. Dist. : Le Pacte. Durée : 1h47. Sortie France : 2 décembre 2015