Entretiens Les Eternels de Jia Zhangke

Publié le 28 février, 2019 | par @avscci

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Entretien – Jia Zhangke pour Les Eternels

Maître chroniqueur de la Chine contemporaine, comme nous l’écrivions en 2015 dans notre dossier sur A Touch of Sin, Jia Zhangke a choisi pour personnages de son nouveau film de « petites crapules ». Ce ne sont pas les mafieux impitoyables de Scorsese, ce sont des bandits ordinaires, magouilleurs, arrogants, et respectueux des vieilles règles des « frères jurés ». Pendant seize ans, le cinéaste suit le couple tourmenté formé par Qiao (Zhao Tao) et Bin (Liao Fan). Comme toujours dans son œuvre, les individus sont ballottés par les changements d’époque, pris dans un monde qui passe en très peu de temps des souvenirs du féodalisme à la modernité ultra-connectée, un monde où les êtres humains se perdent comme dans une toile inextricable. Ses personnages se croient éternels. Lui, le metteur en scène, rétablit une bien plus triste vérité.

S’il n’était qu’un grand cinéaste réaliste, Jia serait déjà un immense créateur. Il sait aussi être un grand burlesque (l’irruption inattendue d’un entrepreneur de voyages en lien avec les extraterrestres !) et un maître du road movie : cette fois encore, tout en parcourant le temps, il traverse l’immense espace chinois. Réaliste, burlesque, mais aussi sentimental, mélancolique, ajoutant au regard lucide sur son temps un poème sur l’amour perdu et retrouvé, sur les fidélités apparemment vaines. Ce ne sont plus les intermittences du cœur, ce sont les cahots des sentiments dans le train fou et sordide de l’Histoire en mouvement.

Notre première question portera sur un petit détail. Pourquoi un des personnages de votre film porte-t-il le nom de Jia ? Ce gangster qui essaye de régler un problème de dette avec son chef au début du film…

Jia Zhangke : D’abord, mon nom de famille est très courant dans ma province natale du haut Shanxi. Au début j’avais l’intention d’interpréter ce petit rôle. Et puis je me suis dit que c’était plus sérieux de confier ce travail à un acteur professionnel.

Pourquoi avoir voulu interpréter ce personnage en particulier ?

J. Z. : Ce n’est pas un personnage très attachant. En réalité c’est une petite crapule. De façon générale, j’aime beaucoup jouer les crapules. Mais je me suis rendu compte que j’avais dans mon entourage un ami qui était beaucoup plus crapule que moi et que ce serait bien de lui confier le rôle.

On a l’impression que les deux personnages principaux de votre film, Qiao et Bin, ne sont pas de très grands criminels. En fait leurs délits ne sont pas très graves…

J. Z. : Ce sont des personnages qui fonctionnent à la marge de la légalité. En fait il y a quelque chose de contradictoire dans leur comportement. D’une part, ils utilisent la violence pour régler des conflits que la justice ne leur permettrait pas de régler, par exemple des problèmes de dettes. Mais d’autre part, comme ils fonctionnent à la manière des sociétés secrètes traditionnelles, ils doivent respecter un certain nombre de règles impératives. Ils ont leur propre éthique, mettent en avant ce qui concerne la fraternité, dans le sens de ce que doivent respecter des frères jurés. Ce sont des valeurs très anciennes dans la société chinoise. Comme par exemple le respect de la parole donnée. Le temps met à bas ces valeurs traditionnelles qui permettaient aux gens de vivre.

Mais est-ce que ce sont de vrais « méchants » ?

J. Z. : Du point de vue de la justice, oui, ils sont en rébellion contre l’ordre, celui de la loi. Mais humainement, ils ont de grandes qualités.

Seriez-vous d’accord avec l’idée que l’un des thèmes principaux du film, c’est la fidélité ?

J. Z. : La fidélité est une valeur chinoise fondamentale. Elle fait partie des valeurs du « jianghu », nées avec le code d’honneur de la chevalerie. On associe aujourd’hui en Chine le « jianghu » (littéralement cela signifie « rivières et lacs ») avec d’autres milieux, comme celui des avocats ou le monde du cinéma.

Vous êtes vous-même un homme fidèle, comme Qiao, l’héroïne interprétée par Zhao Tao. Vous travaillez régulièrement avec les mêmes personnes, au montage, au son, à l’image, à la production, et bien sûr avec la même actrice principale…

J. Z. : Nous avons commencé à faire du cinéma ensemble. Nous avions vingt ans. Nous ne connaissions rien au cinéma. Nous nous sommes formés ensemble. Nous avons donc une complicité professionnelle, mais nous sommes aussi de bons amis dans la vie. Ce que nous échangeons dans l’intimité, entre amis, nous sert aussi dans le monde professionnel, comme des graines semées qui finissent par arriver à maturité. Tout vient de la vie quotidienne et passe dans notre activité professionnelle. C’est une façon très agréable de travailler. On se comprend à demi-mot. Je suis devenu dépendant de cette façon de travailler.

Votre avant-dernier film, A Touch of Sin, avait eu de sérieux problèmes de distribution en Chine. Comment s’est passée la distribution de Au-delà des montagnes et des Éternels ?

J. Z. : En 2015, Au-delà des montagnes a fait un million et demi d’entrées, notre meilleur résultat jusqu’alors. Les Éternels a déjà dépassé les trois millions d’entrées. J’ai été très ému par certaines réactions. Dans la ville de Xi’an, la capitale du Shaanxi1, quelqu’un a réservé la salle pour dix séances consécutives. Nous n’avons pas su de qui il s’agissait. À Pékin, un commerçant vendeur de fruits qui aimait le film a offert trois pommes à chaque spectateur qui le verrait. Son offre était valable pour toute la durée de son exploitation ! Je lui ai rendu visite et il m’a dit que nous n’avions pas besoin de nous connaître davantage, puisqu’il adorait déjà mes films ! Ce genre de soutien me touche énormément.

Quand nous avions rencontré Shôzô Ichiyama, votre producteur, pour notre numéro de L’Avant-Scène Cinéma sur A Touch of Sin2, il nous avait parlé d’un grand projet sur le kung-fu autour de 1900, où en est cette idée ?

J. Z. : Il y a neuf ans que je prépare ce projet. Le récit se situe précisément entre 1900 et 1905, la fin de la dynastie des Ming. Les traditions disparaissent alors, c’est la fin du système des examens impériaux. Les nouvelles technologies arrivent d’Occident, le système éducatif chinois est bouleversé. Les intellectuels doivent se recycler, ils deviennent révolutionnaires, héros de films de cape et d’épée ou carrément entrent dans la pègre. Je suis toujours en préparation de ce projet. Le kung-fu en sera effectivement partie prenante.

« Le cinéma sert à montrer le temps qui passe », comme vous l’avez souvent expliqué. Où en êtes-vous dans l’expression de cette idée ?

J. Z. : Elle a toujours été très importante pour moi. Dans mes deux derniers films, l’arc temporel est assez large. On y perçoit la façon dont le temps travaille sur les individus. Dans Au-delà des montagnes, on allait de 1999 à 2025. Je voulais y montrer ce que les êtres humains ont en commun au cours d’une vie, la naissance, la maladie, la mort…. Dans Les Éternels on va de 2001 à 2017, je m’attache plus aux liens entre les individus, les relations humaines, ainsi que le bouleversement des valeurs établies qui tissent ces relations, leur destruction dans le temps.

Robert Bresson et Vittorio De Sica ont été très importants pour vous dans votre jeunesse. Continuez-vous à regarder leurs films aujourd’hui ?

J. Z. : Quand je faisais mes études de cinéma, ces deux réalisateurs m’ont effectivement beaucoup influencé, ils m’ont aidé à commencer dans le cinéma. J’éprouve encore le besoin de regarder des extraits de leurs œuvres.

Ce sont des repères, pour répondre à des questions que vous vous posez pendant la fabrication de vos films ?

J. Z. : Quand j’ai vu trop de mauvais films de fiction, comme il y en a tellement, pour me recentrer, j’ai besoin de regarder les images de Bresson, d’aller à l’essentiel. Il y a tant de films qui cherchent uniquement une efficacité maximum. Dans nos vies réelles, nous ne sommes pas toujours dans l’efficacité. Il y a des moments inutiles, si importants ! Bresson le sait parfaitement. Si je viens de voir un film qui prétend « mettre le silence au cœur de sa narration », de façon complètement factice, alors je vais voir un film de De Sica. Dans la vie, quand on doit parler, on parle, quand on doit rire, on rit. Pourquoi s’imposer des programmes ? Bresson et De Sica me confortent dans l’idée qu’il faut en permanence ajuster son propre rapport à la vie, au réel. Il faut viser à l’authenticité, en aucun cas se plier à ce que beaucoup de films veulent nous faire croire. On serait en permanence dans la comédie, ou dans le silence… La vie est beaucoup plus naturelle que ça. n

PROPOS RECUEILLIS PAR RENÉ MARX

Ash is purest white. Réal. et Scén.  : Jia Zhangke.  Dir. ph. : Éric Gautier. Mont. : Matthieu Laclau. Mus. : Lim Giong.
Int. : Zhao Tao, Liao Fan, Zheng Xu, Feng Xiaogang, Yi’nan Diao, Yibai Zhang.
Prod. : Shôzô Ichiyama, Nathanaël Karmitz, Olivier Père. Dist. : Ad Vitam. Durée : 2h16.
Sortie France : 27 février 2019

1. Ne pas confondre avec la province voisine du Shanxi, dont Jia Zhangke est originaire.
2. L’Avant-Scène Cinéma, numéro 625, septembre 2015.

 

 




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