Publié le 6 janvier, 2022 | par @avscci
0Entretien Jérôme Bonnell – A propos de Chère Léa
Cela faisait quelques années que Jérôme Bonnell ne nous avait rien donné à nous mettre sous la dent. Notre attente est comblée : non seulement Chère Léa nous ravit, mais une mini-série sur Arte, Les Hautes Herbes, portant sa signature est annoncée pour janvier. Nous en reparlerons… Si nombre de films parlent des désordres amoureux, sur tous les tons et dans tous les contextes, si le sujet est évidemment inépuisable, peu savent le faire avec le doigté et la subtilité de Bonnell, qui depuis son tout premier opus, Le Chignon d’Olga, parvient à faire entendre une petite musique qui n’appartient qu’à lui, où les sentiments sont examinés avec la plus grande pudeur sans pour autant présenter la moindre tentation d’être édulcorés, au contraire. Lorgnant parfois vers le pathétique, n’hésitant pas à l’occasion à chatouiller le burlesque, le signataire de J’attends quelqu’un (auquel notre numéro 627 a été consacré) porte un regard perçant mais bienveillant sur ses contemporains sans jamais donner l’impression de s’en démarquer.
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION
L’avant-avant dernier film de Jérôme Bonnell, Le Temps de l’aventure, racontait l’histoire d’une relation amoureuse circonscrite dans le temps, en l’occurrence une seule journée. Une histoire qui prend forme. Ici c’est une histoire qui se défait que le film nous raconte, dans le même espace-temps. Jusqu’ici, notre homme avait plutôt donné la vedette à des femmes. Peut-être une façon de donner raison à François Truffaut, qui disait : « Le cinéma est un art de la femme, c’est-à-dire de l’actrice. Le travail du metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes ». Sans doute aussi parce qu’il lui était plus facile de se cacher derrière des personnages qui ne lui ressemblaient pas directement pour livrer ses propres émotions. C’est donc terminé et Cher Léa est sans doute le terrain de tous les risques… Parce que le film est nu, comme son personnage principal, qu’il ne compte pas sur d’artificiels retournements pour nous tenir en haleine, mais qu’il prend la peine de courtiser nos émotions. C’est peu dire que c’est mission accomplie…
Cela fait six ans que nous n’avions pas de vos nouvelles…
Jérôme Bonnell : En vérité, il y a eu cinq ans entre À trois on y va et le tournage de Chère Léa. La crise sanitaire a repoussé la sortie du film. Il a été tourné en 2019, il y a presque deux ans et demi !
Il semblerait qu’un de vos projets n’ait pas abouti entretemps…
J. B. : Oui. Mais l’histoire s’est bien terminée. Car j’ai repris ce projet pour en faire une série pour Arte. J’ai commencé à écrire Chère Léa en étant dépité de ne pas avoir pu tourner le précédent. Le projet n’a pas abouti, car il était trop coûteux. Le problème ne se posait pas avec Cher Léa. Je savais en me lançant dans le projet que même si je trouvais très peu d’argent, je le ferais quand même. Son dispositif est très simple. Je voulais raconter le dépit amoureux en étant uniquement du côté masculin, le temps d’une journée.
À l’inverse, dans Le Temps de l’aventure, nous étions du côté féminin. Et dans J’attends quelqu’un, il y avait une pluralité de points de vue…
J. B. : C’est vrai. Après tous ces films, je voulais raconter la fragilité masculine, le dépit d’un personnage masculin. Il se trouve que je suis un homme, et cela m’a fait peur. Et en même temps, j’ai eu envie d’affronter cela et observer en quoi je me sentais concerné.
Vous mettez en scène un homme fragile, ce qui est original quand on pense à l’image massivement relayée de la virilité.
J. B. : Oui. Et je tenais à ce qu’on le perçoive le temps d’une journée, avec toute une histoire que l’on s’imagine en dehors de cette unité temporelle. Nous voyons sa fragilité à travers ses actions. C’est le drame qui fait le personnage et non l’inverse. On raccorde ainsi les choses et l’on se fait sa propre histoire. C’est une manière de laisser le spectateur libre tout en l’incitant à s’impliquer.
Le personnage connaît des hauts et des bas pendant cette journée…
J. B. : Heureusement qu’il évolue ! L’autre point de départ de ce film est le lieu, un café. C’est un lieu qu’on dit vouloir quitter alors que finalement on y reste. Ça illustre cette addiction qu’on ressent pendant la passion : on souhaite arrêter l’histoire dans laquelle on s’est plongé, mais on n’y arrive pas. Ce lieu extrait le personnage de l’intime et fait écho au hors-champ qu’est la ville. Tout ce que le personnage voit autour de lui va lui rappeler ce qu’il vit, bien que ça n’ait pas de lien direct avec lui : la mère et le fils qui se disputent comme le ferait un couple, les dysfonctionnements qu’il entraperçoit à travers les conversations qu’il entend, des choses qu’il croit voir, mais qu’il ne voit pas vraiment, ou qu’il devine. C’est aussi un moyen d’accueillir la comédie dans le film : de raconter des choses graves à travers des choses drôles. J’essaye de raconter mon histoire à travers des détails.
Dès le début, le film est drôle : le personnage est embêté par un vigile, puis le chauffeur de taxi lui parle de ses clients qui vomissent… Le monde semble se détraquer.
J. B. : Il y a une perte de repères globale. Cela m’amusait beaucoup. J’ai par ailleurs la hantise des films parisiens. Hormis, Le Temps de l’aventure, j’ai fait tous mes films en province. Il m’intéressait de faire ce film à Paris en ne filmant qu’une rue et une gare. Cela aurait pu se passer n’importe où, n’importe quand. Je voulais impérativement éviter une image d’Épinal de Paris. Ce café se trouve dans le XIIe arrondissement entre la Porte Dorée et place Daumesnil, dans un quartier indéfini.
Le Temps de l’aventure se déroulait également pendant une journée.
J. B. : J’avais imaginé cette histoire de façon romanesque dès le début. Avec Chère Léa, c’était beaucoup plus ténu : il s’agit simplement d’un homme installé à un café et qui écrit une lettre ! Comment faire du cinéma avec ça ? Je ne voulais pas qu’il y ait une accumulation de péripéties qui justifie que tout se passe dans un seul endroit. J’ai une grande confiance dans l’émotion des choses et ne tiens pas à avoir un scénario efficace. Le scénario de ce film est très délié. Je voulais cacher l’essentiel et filmer le reste pour rendre grâce à cet essentiel. J’ai fini par m’apercevoir que cette histoire tenait énormément sur le hors-champ : on ne lit jamais la lettre, on ne voit pas ce qu’il s’est passé avant et l’avenir est tout aussi incertain.
Vous nous dites que cela faisait trente-quatre jours que les amants ne s’étaient pas vus et que c’était le moment pour eux de remettre les choses au point…
J. B. : Je me suis raconté que c’était la dixième fois qu’ils rentrent et qu’ils se retrouvent. Cela résonne avec la passion amoureuse : quand l’amour n’en est plus et devient de l’addiction, une remise à l’épreuve du rapprochement. On ne se prend pas dans les bras de la même manière quand c’est la cinquième fois qu’on se retrouve. Le film existe à travers cette lettre, qui est une sorte d’élan artistique de ce personnage n’ayant pas l’habitude d’en écrire. C’est un élan narcissique soulevant de vieilles questions en amour. Est-ce qu’on aime vraiment l’autre ? Serait-ce soi dans le regard de l’autre ? Qu’est-ce que l’autre ? Serais-je amoureux de la situation ? Lorsqu’on écrit une lettre d’amour, il me semble que l’on tombe un peu amoureux de soi-même en train de l’écrire.
Cela permet aussi de préciser ce que l’on ressent.
J. B. : J’ai plutôt le sentiment que les hommes ont beaucoup plus peur de l’introspection que les femmes. La société d’aujourd’hui fait que les hommes ont peur de perdre le contrôle. C’est moins la lettre qui va l’éclairer que ce qu’il voit autour de lui.
Le personnage qu’interprète Grégory Gadebois se révèle fin psychologue.
J. B. : Je me suis aperçu après coup que son personnage était une sorte de spectateur de cinéma. Il est celui qui regarde par le trou de la serrure, par-dessus son épaule pendant que l’autre écrit sa lettre. Il va avoir une empathie un peu trop grande, puis commenter, ensuite accompagner, être ému, garder l’essentiel pour lui et finalement orienter le film. Le film raconte également ça : la rencontre douce entre deux hommes.
Pour autant, nous ne savons pas grand-chose de ce personnage.
J. B. : C’est encore une affaire de hors-champ. Quand on est installé à un café et qu’on observe les gens, on imagine ce que l’on ne voit pas. Comme les individus qu’on observe sans leur parler : ce sont des solitudes qui se frôlent. Le personnage que joue Grégory Gadebois est un observateur. Je me reconnais en lui : j’adore les cafés et y passe une bonne partie de ma vie. Le hasard fait que je leur rends hommage, à l’heure où ils viennent de rouvrir !
Grégory Gadebois et Anaïs Demoustier sont des habitués de vos films. Grégory Montel est un nouvel arrivant…
J. B. : Avec mon producteur, nous aimons beaucoup un film intitulé L’Air de rien. Nous avons pensé à cet acteur notamment à cause de ce film-là. Sa force comique a fait décoller l’écriture. Certaines scènes sont plus drôles grâce à lui. Il y a une impétuosité derrière son côté lunaire que je trouve riche. Son énergie me renvoie à celle de Jack Lemmon. Il n’est pas que candide et rêveur, il est aussi obsessionnel et acharné.
Avez-vous fait des répétitions en amont du tournage ?
J. B. : Non. Je ne répète jamais. Nous avons lu et parlé ensemble. Anaïs Demoustier est preneuse quand on lui raconte le passé de son personnage. Grégory Montel avait plus besoin de savoir des choses pragmatiques sur le personnage : son costume, son partenaire, le décor…
Propos recueillis par Yves Alion
Mis en forme par Tancrède Delvolvé
Nous avions interviewé Jérôme Bonnell pour Le Temps de l’aventure (n°602) et À trois on y va (n°621). Et nous avions consacré un dossier complet à J’attends quelqu’un (n°627).
Réal. et scén. : Jérôme Bonnell. Phot. : Pascal Lagriffoul. Mus. : David Sztanke. Prod. : Diaphana Films. Dist. : Diaphana Distribution. Int. : Grégory Montel, Anaïs Demoustier, Grégory Gadebois, Léa Drucker. Durée : 1h30. Sortie France : 15 décembre 2021.