Entretiens

Publié le 21 septembre, 2016 | par @avscci

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Entretien avec François Ozon pour Frantz

L’œuvre de François Ozon attire indubitablement l’attention. Parce qu’elle est foisonnante, le cinéaste parvenant tant bien que mal à nous livrer un nouveau film chaque année, quel que soit l’ambition du projet. Mais aussi parce qu’elle est des plus variées, Ozon alternant volontiers des œuvres grand public, qui d’ailleurs cartonnent sans se faire prier, avec des films plus fragiles, souvent plus douloureux. Mais Frantz est un cas à part, que l’on ne peut rapprocher que de Angel, également situé au début du XXème siècle, et parlé dans une langue étrangère. Le cinéaste aime bien jouer avec les codes, subvertir les genres. Il ne verrait sans doute aucun inconvénient à ce que l’on qualifie son Frantz de mélo. Qui amplifie les mouvements et joue la carte des sentiments. Il n’y aucun mal à cela. Mais c’est un mélo un peu complexe quant à sa construction, qui aime les flash-backs et caresse les mensonges, un véritable écheveau de secrets, de non-dits, de lâchetés. C’est aussi un film frémissant, peut-être le plus beau de son auteur…

Frantz est l’adaptation de la pièce L’Homme que j’ai tué de Maurice Rostand (1925), qui a déjà été portée à l’écran par Ernst Lubitsch (1932). Pourquoi ce choix ?

François Ozon : La pièce raconte l’histoire d’un ancien poilu qui se rend en Allemagne peu après la guerre. Dans la pièce et le film que Lubitsch en a tiré, le spectateur connaît d’emblée le secret du Français et voit parfaitement comment il va être révélé. Dans mon film, le secret est révélé tout à coup, ce qui provoque un cataclysme. La pièce et le film se terminent bien, quand Adrien joue du violon. On comprend alors qu’il va prendre la place de Frantz.

Moi, j’étais gêné que la fiancée de Frantz accepte aussi vite la réalité au moment où elle découvre le secret d’Adrien. Il me semblait plus juste de lui laisser le temps de le digérer, de faire un travail de deuil. Anna fait un long trajet pour arriver à la compréhension et au pardon. Elle pardonne à Adrien car il fait son devoir de soldat français. Pour moi la fin du film de Lubitsch est ironique, c’est un piège pour le personnage masculin à qui la fille propose de remplacer son fiancé : « Épouse-moi, ne dis rien et laissons les parents y croire. » Lubitsch ne l’a peut-être pas fait comme ça mais c’est ainsi qu’on le ressent aujourd’hui. Le film de Lubitsch a un happy end mais il a été fait sans savoir qu’une seconde guerre mondiale allait arriver. Il croit à la réconciliation.

J’avais deux possibilités : soit je conservais la fin originale, mais en la montrant comme un piège, plus que l’ont fait Lubitsch ou Rostand, mais en même temps j’avais envie de connaître la suite de l’histoire. La deuxième partie, qui se situe en France, n’existait pas à l’origine.

Vous aviez aussi rajouté un dernier acte à Potiche.

F. O. : La pièce est un point de départ. J’utilise ce que j’aime et j’amène ma propre vision de l’histoire. J’ai souvent besoin d’aller plus loin, de pousser un peu l’histoire en ajoutant un épilogue ou un troisième acte.

Contrairement à la pièce, votre film est raconté du point de vue allemand.

F. O. : Cela m’intéressait de faire un film du côté des vaincus, c’est-à-dire des Allemands. On a vu beaucoup de films sur 14-18 du côté français, mais on ne s’est jamais demandé comment cela se passait en Allemagne, alors que le Traité de Versailles de 1918 devenait le terreau du nazisme. Je suis germanophile. J’aime beaucoup la culture allemande, j’ai fait de nombreux voyages en Allemagne quand j’étais jeune et j’avais envie d’enquêter sur cette période. La première chose que j’ai découverte est que la guerre de 14-18 s’est passée en France : la terre allemande n’a pas du tout été touchée par les combats, il n’y a pas eu de destruction. Par contre la guerre a provoqué des famines énormes et une misère sociale autant qu’intellectuelle, plus un regain de nationalisme. Le bolchévisme et le nationalisme sont nés au même moment. Dans la petite ville allemande où se déroule le film, j’ai surtout traité le développement du nationalisme. Nous avions surnommé le café où nous tournions : « notre nid de futurs nazis ».

Ce contexte allemand est ignoré en France car nous sommes sur nos morts. Il y a eu deux millions de morts en France, trois millions en Allemagne. Cela m’intéressait particulièrement de montrer l’autre côté : lorsqu’Anna vient en France, cela nous oblige, nous Français, à regarder la France avec les yeux d’une Allemande. Le film est construit en miroir, en échos : l’Allemagne et la France, le chant patriotique allemand Die Wacht am Rhein et La Marseillaise, les deux prétendants, le Français et l’Allemand. La culture lie un peu les deux pays avec le tableau de Manet, la musique et les poèmes.

À l’époque, beaucoup de Français étaient germanophiles, alors qu’aujourd’hui ce sont les Allemands qui sont francophiles. Lorsque vous allez en Allemagne, ils sont extrêmement tournés vers la France, ils s’intéressent à la culture française. On s’intéresse très peu à la culture allemande en France, à l’exception du théâtre. En France lorsqu’on représente les Allemands au cinéma, ce sont toujours des nazis, avec leurs croix gammées, et leur grosse voix pour dire  « Achtung ! ». Je voulais à l’inverse traiter du romantisme allemand, qui a été très important au XIXème siècle avant d’être oublié.

Le film montre en quelque sorte le passage du romantisme allemand à l’idéologie nazie…

F. O. : Absolument. Il fallait trouver le contexte du film. C’est différent de ce qu’a fait Michael Haneke dans Le Ruban blanc, qui se passe avant  la Première Guerre mondiale, dans une société protestante extrêmement austère. Frantz se déroule dans une société un peu plus ouverte, tolérante et cultivée, bourgeoise.

Tous les films français sur la guerre ne sont pas des films de vainqueurs : La Vie et rien d’autre, Les Fragments d’Antonin

F. O. : Et Les Sentiers de la gloire. On y voit les dégâts, la débilité de cette guerre. J’ai revu énormément de films sur la période et le plus beau reste celui de Kubrick. Je ne l’avais jamais vu et, en seulement 1h25, il est d’une grande modernité, avec une vision politique forte. J’ai aussi découvert en faisant des recherches À l’ouest rien de nouveau, de Lewis Milestone, d’après Erich Maria Remarque, qui se passe aussi du côté des Allemands. C’est un chef-d’œuvre.

Frantz se déroule après, c’est un film de deuil. Que fait-on de ses morts ? Comment survivre après cette guerre ? Toutes ces familles sont saignées, comment se reconstruisent-elles ? Cette période de deuil m’intéressait, d’où le recours au noir et blanc, même si ce n’était pas mon premier choix et que ce fut d’abord pour des raisons économiques que j’y ai eu recours.

La vie a de tout temps été en couleur, mais nos références documentaires pour cette période étant en noir et blanc, on a l’impression que celui-ci est plus réaliste. Lorsque les films sont en couleur, on a le sentiment d’une reconstitution…

F. O. : Le chef décorateur pensait que les décors que nous avions trouvés en France et en Allemagne allaient nécessiter beaucoup d’interventions. En me promenant à Quedlinbourg, la petite ville où nous allions tourner, je suis tombé sur un magasin où j’ai vu des photos de la ville datant du début du siècle. On aurait dit que rien n’avait bougé. Sur la mairie, il y avait des pots de fleurs qui faisaient un peu « Walt Disney », mais ces mêmes pots en noir et blanc, un siècle plus tôt, ne donnaient pas du tout cette impression. Nous avons essayé de passer nos décors en noir et blanc et d’un seul coup tout fonctionnait, tout était simplifié.

Il a fallu ensuite convaincre les producteurs : un film à neuf millions d’euros, censé passer en prime time sur France Télévisions, ça ne peut pas être en noir et blanc. En plus les dialogues sont en allemand. On s’est aussi posé la question de conserver les deux langues. Si le film avait été fait dans les années 1950, tout le monde aurait parlé la même langue.

Dans certains pays comme l’Italie, le film sortira doublé avec une seule langue, alors que le mélange entre le français et l’allemand est très important, par exemple lorsque la jeune Allemande parle de Verlaine en français. Les Italiens m’ont dit qu’ils essaieraient de conserver une des deux langues originales, et de doubler l’autre en italien. N’importe quoi !

Le film rendait bien en couleur mais cela nous coûtait plus cher. Je n’avais surtout pas envie, comme tant de films d’époque, de coloriser l’image avec une dominante bleue, jaune ou verte. Un long dimanche de fiançailles est tout jaune, La Vie et rien d’autre et Capitaine Conan sont gris, Tavernier fait en sorte d’avoir très peu de couleurs. Lorsque l’on réalise un film d’époque, on s’oblige à ne pas mettre des couleurs fortes, alors que dans la réalité les costumes étaient bleu pétrole, les robes rouges. Je trouve que ces reconstitutions ont toujours un côté téléfilm, alors que paradoxalement le noir et blanc amène du réalisme, une identification plus facile. Le film de Jeunet est stylisé mais autrement, en couleurs.

En noir et blanc la lumière donne l’impression d’être très travaillée…

F. O. : En fait pas tant que ça. Comme il n’y a plus de pellicule noir et blanc, nous avons tourné en couleur. Dans mon objectif de caméra, je voyais les personnages en couleur. Je faisais mon plan et ensuite, lorsque je le regardais en noir et blanc sur l’écran de contrôle, je me disais : « C’est incroyable, on dirait un plan de Bergman ou de Dreyer. » Ce n’est pas volontaire mais notre inconscient de spectateur nous fait projeter des choses sur ces images en noir et blanc. Je voulais le noir et blanc, mais sans renoncer complètement à la couleur.

Pourquoi le film n’est-il pas intégralement en noir et blanc ?

F. O. : Il y a très peu de scènes en couleur, trois ou quatre minutes seulement. Je ne pouvais pas complètement renoncer à la couleur car mon goût naturel va au Technicolor. J’aime travailler la couleur, c’est un élément de mise en scène. Le déclic a eu lieu lors des repérages pour la promenade dans la campagne. J’avais pour référence les paysages en couleur du peintre allemand romantique Caspar David Friedrich. Nous avons découvert ce coin magnifique, avec un rocher qui surplombe le lac, et je me suis dit : « Quel dommage que ce ne soit pas en couleur. » J’ai ensuite pensé qu’il pourrait aussi y avoir des moments en couleur.

J’ai forcément pensé à Heimat d’Edgar Reitz, mais les passages du noir et blanc à la couleur y sont très bruts, ce qui me gênait. Avec le numérique, il a été possible de réaliser des sortes de fondus, la couleur arrive progressivement, on ne va pas dans des couleurs saturées, on reste dans les pastels, dans quelque chose de très doux, comme un visage qui rougit. L’idée était d’avoir des petites touches de couleurs pour les moments où la vie revient un peu, et aussi pour les flash-backs.

Je me suis posé la question de coloriser certains éléments durant la scène du bal, mais je me suis souvenu que je n’avais pas trop aimé lorsque Spielberg l’avait fait dans La Liste de Schindler, donc j’ai abandonné.

Comment avez-vous choisi les scènes qui resteraient en couleur ?

F. O. : Ce sont des scènes où la vie reprend, où il y a un espoir. Il n’y a pas vraiment de logique, c’est sensoriel. C’est une logique émotionnelle. J’avais envie que la couleur revienne lorsqu’ils se promènent, lors de ce moment de quiétude et de bonheur dans la campagne, ainsi que pour les souvenirs de Frantz et Adrien à Paris. Il était surtout important de finir sur le tableau de Manet en couleur.

On pourrait croire que vous ne montreriez jamais le personnage de Frantz, que sa présence serait d’autant plus écrasante qu’il est absent à l’image.

F. O. : Il a très vite été logique pour moi que Frantz soit présent en chair et os. J’ai décidé de raconter l’histoire du point de vue d’Anna, la jeune allemande, pour que le spectateur entre dans le secret d’Adrien. Pour que l’on croie à ce secret, il était important de montrer Frantz.

Vous mettez les mensonges en images. Si un personnage ment verbalement, on peut douter de sa parole, mais s’il y a des images, le spectateur pense que c’est la vérité.

F. O. : Je crois que j’avais déjà fait ça dans 8 Femmes. Dans Dans la maison, on finit par ne plus savoir ce qui est la fiction et le réel. C’est une question qui m’intéresse : est-ce que ce que l’on voit est toujours la vérité ?

La part de fantasme est importante dans vos films. Avec le temps, la frontière entre le fantasme et la réalité semble de plus en plus ténue. La provocation de vos débuts est aussi devenue plus discrète. Vous jouez de plus en plus finement avec le spectateur.

F. O. : Ne vous inquiétez pas, mon prochain film sera très violent et choquant. J’essaie de toujours être fin mais c’est à chaque fois le sujet qui m’amène à la forme du film. Frantz se déroule à une période de deuil, il se devait d’être grave et émouvant, surtout pas provocant. Le film est en empathie avec le personnage. J’ai fait un autre film en costumes, Angel, dans lequel on n’était pas vraiment avec le personnage. Elle était odieuse, ridicule et le film était féroce avec elle. C’était un autre regard, on était plus extérieur au film. Cette fois-ci, il fallait rester avec Anna.

L’empathie est moins forte avec le personnage d’Adrien, qui a des côtés énervants.

F. O. : J’avais envie d’un personnage masculin assez faible. Au début du film il est complètement idéalisé. C’est le sujet du film : comment cette jeune fille va découvrir et accepter la réalité, par rapport à Adrien puis à Frantz ; elle imaginait celui-ci allant dans un bel hôtel à Paris alors qu’en réalité c’est un hôtel de passe, tout est moins beau que ce qu’elle avait imaginé. Le prince charmant est plutôt lâche et reste dans les jupes de sa mère. Il y a une déception mais elle permet à Anna d’évoluer et de devenir adulte.

On a du mal à comprendre la motivation d’Adrien pour retourner en Allemagne, dans un contexte aussi difficile.

F. O. : C’est une culpabilité très forte. Au début du film de Lubitsch, il y a une scène où le personnage va se confesser, il a envie de se suicider. Des spectateurs m’ont raconté des souvenirs de leurs grands-parents qui avaient fait 14-18. Une femme m’a dit que son grand-père s’était retrouvé dans la même situation, dans une tranchée avec un Allemand. Il l’a tué, il a regardé dans son portefeuille, vu qu’il avait des enfants. C’est une histoire assez courante.

Il y avait un dialogue à la fin du film qui expliquait beaucoup de choses sur Adrien mais je l’ai coupé car c’était peut-être un peu lourd et ça enfonçait trop le personnage. Lorsqu’il ramenait Anna à la gare, il lui expliquait que c’est sa mère qui tenait à ce qu’il épouse Fanny, qui l’aimait depuis toujours. Il rajoutait : « Mais nous n’aurons jamais d’enfant ; les blessures de guerre… » On comprenait qu’il était devenu impuissant dans la tranchée à cause de la bombe, ce qui est arrivé à beaucoup de gars. C’était trop explicatif.

Le fait qu’il ne se soit rien passé entre Adrien et Anna perdait alors tout son mystère. Que ce soit dans le rêve ou dans la réalité, la relation entre Adrien et Frantz est en revanche pleine de sous-entendus.

F. O. : Les amitiés à l’époque étaient moins ambiguës, comme on le voit dans Jules et Jim. On regarde ça aujourd’hui avec un œil moderne mais à l’époque il y avait des grandes amitiés masculines, même des amitiés amoureuses, sans que l’on parle d’homosexualité. Maurice Rostand, qui a écrit la pièce, était clairement homosexuel, donc j’ai développé cet aspect en me disant que cela avait un sens pour lui. Adrien est un garçon très torturé, ce qui cache une homosexualité latente.

La scène du combat dans la tranchée est un moment de sidération, on ne sait pas ce qui se passe dans la tête des personnages.

F. O. : Elle est crédible. Il y a une bombe, ils tombent. La scène est dilatée temporellement avec les champs/contrechamps, c’est presque du Sergio Leone, mais avec moins d’ironie. Au départ la scène était encore plus longue. La musique de Philippe Rombi joue aussi sur cette sidération. C’est un duel, sauf que l’un tire et l’autre ne tire pas. Avec ces visages en gros plan, il y a aussi quelque chose d’amoureux.

L’émotion est très appuyée dans cette scène, alors que le reste du film est dans le non-dit…

F. O. : C’est une scène mélodramatique. Ce qu’elle nous raconte est réaliste mais la façon dont elle est filmée est un peu irréelle, car elle est racontée en flash-back. Il fallait que cette scène soit un catalyseur. C’est un coup de foudre et un coup de feu. Il y a ensuite la bombe qui tombe et ils se retrouvent l’un sur l’autre : ce plan était très important.

Les poilus sont partis combattre la fleur au fusil car ils rêvaient de grandes batailles, d’affrontements lyriques, mais ils se sont retrouvés face à d’autres humains, des êtres de chair et de sang, et leurs sentiments ont changé… 

F. O. : Ça a été le drame de tous les poilus. Ils se sont retrouvés face à des personnes qui avaient le même âge qu’eux, qui avaient des familles, des fiancées, des parents. C’est pour cela que tous étaient alcoolisés ou à moitié drogués pour aller tuer. Sinon, les soldats fraternisaient, comme on le voit dans Joyeux Noël.

Pierre Niney semble le meilleur choix pour le personnage d’Adrien. Il a aussi été Saint Laurent et il possède une fragilité, une ambiguïté sexuelle que tout le monde n’a pas à son âge.

F. O. : Surtout, il assume cette fragilité alors qu’en général les jeunes acteurs veulent être dans la virilité, dans l’action. Ce que j’ai aimé chez Pierre c’est qu’il accueille sa féminité, sa sensibilité, qu’il joue avec, qu’il la met à nu. C’était très important pour le personnage d’Adrien, qui devait être ambigu, très fragile et tourmenté. Pierre Niney apporte tout cela dès le début du film et c’est ce qui permet au spectateur de croire à l’histoire, de rentrer vraiment dans le film, de vouloir protéger Adrien et de tomber amoureux de lui, comme le fait Anna.

Pierre Niney et François Ozon pour Frantz - Avant-Scène Cinéma

Comment est-il rentré dans la peau du personnage ?

F. O. : Premièrement, on lui a mis un costume de poilu et une moustache. À l’époque tous les hommes portaient la moustache. Il a tout de suite été dans le personnage, c’était évident. Il a un physique d’époque. Il y a des acteurs que l’on a du mal à voir dans des films d’époque, ils ont un physique trop moderne, alors que lui on y croit. Nous avons pris une photo en noir et blanc et cela fonctionnait parfaitement. Après nous avons beaucoup travaillé, nous avons fait des lectures. La première chose que Pierre m’a dit après avoir lu le scénario, c’est : « J’ai adoré être baladé, j’ai adoré ce suspens jusqu’au milieu du film ». Il m’a signalé quelques petits moments qui trahissaient un peu le personnage et nous avons retravaillé le scénario pour les améliorer. Il m’a apporté cette efficacité sur son personnage et il a eu une très belle complicité avec Paula Beer.

Il a eu beaucoup de défis à relever sur ce film : il lui a fallu apprendre l’allemand, la valse et le violon. Pour le violon, il a pris des cours intensifs mais comme il était déjà musicien cela nous a beaucoup aidé. Il a aussi pris des cours de valse. Il ne parle pas du tout allemand donc Paula, qui a une très jolie voix, lui a enregistré tous ses dialogues. Il les écoutait à longueur de journée et c’est comme ça qu’il les a appris.

L’acteur joue un rôle. Lorsqu’il joue dans une langue qui n’est pas la sienne, cela apporte un filtre supplémentaire qui l’éloigne encore de lui-même…

F. O. : Le personnage joue aussi, il porte aussi un masque, donc tout allait dans le même sens. Je trouve que l’allemand ressemble assez au français, on l’a vite en oreille. Le phrasé est plutôt plat et tombe en fin de phrase, alors que l’accent tonique anglais est très difficile à maîtriser pour un Français.

Comment avez-vous trouvé Paula Beer ?

F. O. : Par casting. J’ai vu plein de jeunes filles, j’en cherchais une qui parle français. Assez rapidement, Paula m’est apparue. Je cherchais une jeune fille charmante, pas un mannequin. Dans mon inconscient, c’était Romy Schneider dans Sissi, la petite Allemande mignonne qui arrive en France. Paula avait tout ça, mais aussi une maturité, une intelligence et une grande compréhension du rôle.

Comment a fonctionné le duo ?

F. O. : Pierre et Paula se sont bien accordés et en plus ils s’aidaient mutuellement. Lorsqu’elle parlait français, Pierre pouvait la reprendre sur une prononciation et lorsque lui parlait allemand, Paula l’aidait. Il y avait une vraie complicité. Par contre, Pierre avait plus de distance avec les acteurs qui jouaient les parents, ce qui était bien pour le film aussi. Pierre ne parlant pas allemand, le dialogue avec eux était plus compliqué.

Comment avez-vous dirigé les acteurs allemands ?

F. O. : Ils étaient surpris d’être dirigés par un Français. Je parle suffisamment allemand pour les diriger et s’il me manquait un mot je leur parlais en anglais. Ils parlaient tous anglais, sauf la mère qui ne parlait ni français ni anglais. Avec elle tout était en allemand. Paula parlait français, donc c’était plus simple.

Les acteurs allemands ont été formidables, c’étaient des Stradivarius, il n’était pas difficile de les diriger. On ressent immédiatement l’autorité morale du père ou l’empathie de la mère pour Adrien, ce qui m’a permis d’enlever certaines scènes explicatives qui servaient à faire le lien mais qui étaient devenues inutiles.

Vous avez coupé beaucoup ?

F. O. : Un peu dans l’enquête à Paris, pour aller plus vite. Il y avait plus de scènes avec Kreutz, ils se croisaient à nouveau quand Anna raccompagne Adrien à la gare, mais ce n’était pas la peine, on avait compris. Je ne regrette aucune de ces coupes, ce n’était que des choses qui surlignaient et n’étaient pas utiles. Les producteurs m’ont proposé à un moment de couper la scène où le père va dans la Gasthaus avec les autres habitants de la ville et fait ce magnifique discours (qui vient de Lubitsch) sur la guerre et les fils qu’ils ont perdu. C’était une scène très importante pour moi. Elle sort de la ligne du récit car on n’est plus dans le point de vue d’Anna, mais elle éclaire tout et donne le sens politique du film. Le pacifisme était très fort dans l’entre-deux guerres. Tous ces parents qui sont dans la Gasthaus ont fait la guerre de 1870, donc ils savent de quoi ils parlent.

Comment avez-vous reconstitué le Paris de l’époque ?

F. O. : Il y a très peu de trucages, nous avons choisi les bons décors, et puis le noir et blanc nous a sauvés. Si vous filmez l’Opéra en couleurs, il est trop peinturluré, il y a trop d’or car à l’époque il était plus sombre. Vous le filmez en noir et blanc, ça fonctionne. Il fallait montrer quelques bâtiments clé (la Gare de l’Est, l’Opéra, les Invalides) mais je voulais avant tout être près des personnages. Je n’avais pas les moyens d’avoir une rue entière et je ne voulais pas faire de reconstitution numérique comme on en voit dans tous les films d’époque aujourd’hui.

Les costumes sont-ils historiquement exacts ?

F. O. : Nous avons vraiment respecté la réalité mais la costumière Pascaline Chavanne a dû s’adapter lorsque nous avons décidé de passer au noir et blanc. En noir et blanc, il y a plus de contraste et puis il ne fallait plus avoir peur de certaines couleurs, car on ne les verrait pas. Pour que tout ne soit pas gris et monocorde, il faut jouer sur les matières, donc elle a beaucoup travaillé sur des broderies, des perles. Je l’ai prévenue, comme le chef opérateur, que certaines scènes risqueraient d’être en couleur, donc il fallait que ça fonctionne pour le noir et blanc et la couleur.

À cette époque le vêtement a une connotation sociale.

F. O. : Il y a une élégance du Parisien qui vit en Allemagne, où les vêtements sont plus frustes. Et quand Anna arrive en France, c’est une petite paysanne allemande. Lorsqu’elle va dans le château de la famille d’Adrien, les vêtements des femmes sont plus modernes. Fanny porte une cravate, ce sont déjà les années 1920 qui arrivent, alors qu’Anna a toujours des robes longues comme au XIXème siècle. La mode a changé après la guerre, les femmes ne portent plus de gaine, qu’elles ont abandonnée pour aller travailler en usine.

Vous êtes toujours à l’initiative des films que vous réalisez. Recevez-vous des propositions extérieures ?

F. O. : On me fait des propositions mais rien qui m’interpelle. Je n’ai répondu qu’une fois à une commande. Après avoir fait Tous les garçons et les filles de leur âge*, Chantal Poupaud avait lancé une autre collection de films, Toutes les femmes sont folles. Deux seulement ont été faits, Septième ciel de Benoit Jacquot et Sous le sable, mais personne ne sait qu’ils appartiennent à cette série. Il fallait faire le portrait d’une femme qui serait à un moment confrontée à la médecine. C’était très large, du coup j’ai pu mettre ce que je voulais.

On retrouve dans Frantz des thématiques présentes dans vos autres films, comme le deuil et l’ambigüité sexuelle…

F. O. : C’est possible. J’essaie de ne pas trop y penser afin de pouvoir être libre et de raconter mon histoire du mieux possible, mais parfois je me dis que j’ai déjà parlé de ça, et ça me rappelle telle scène d’un autre film. J’essaye à chaque fois d’avoir des points de vue, des angles différents pour ne pas me répéter.

Dans vos films, la famille est un carcan : on ment à la famille allemande et la famille française est épouvantable. Vous l’avez montré dans Ricky : dès l’enfance, il faut se laisser pousser les ailes pour pouvoir partir.

F. O. : Le drame d’Adrien est qu’il ne s’envole pas. Il reste dans sa famille. Je pense qu’il partira un jour mais pas tout de suite, c’est un garçon à qui il faut du temps. Lorsqu’il embrasse Anna, elle lui dit que c’est trop tard. Les choses auraient pu être possibles entre eux mais elle est déjà trop loin, ils ne sont plus au même niveau. Elle veut fuir ce nid de vipère. Il y a une ambiance à la Mauriac dans cette famille.

Quelle place donnez-vous à la peinture dans le film ? Il se termine sur Le Suicidé, qui n’est pas la peinture la plus célèbre de Manet.

F. O. : Cette toile est très importante. La réponse que je pouvais donner à la réconciliation franco-allemande se trouvait dans l’art, dans la culture. La culture s’incarne dans la musique, le morceau de Chopin qu’Adrien joue au violon, dans la poésie, avec Verlaine et Rilke, et dans ce tableau qu’aime Adrien, qu’il décrit à Anna et qu’elle fantasme.

Un jeune homme avec la tête en arrière, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est le dormeur du val. Peut-être est-ce un jeune homme très beau qui dort dans la nature. Lorsqu’Anna voit le tableau, c’est la confrontation avec la réalité : ce jeune homme a la tête en arrière car il est mort. Pour moi cela racontait le cheminement de la jeune femme, confrontée à la mort. En ne tirant pas sur Adrien, Frantz ne s’est-il pas en quelque sorte suicidé ? Le suicide était un thème important car après la guerre ça a été le lot de beaucoup de jeunes hommes, de jeunes femmes aussi qui avaient perdu leur fiancé. Il y a eu beaucoup de décès outre les morts sur le champ de bataille.

Lorsque j’ai vu ce tableau, il m’a marqué. J’ai aimé le montrer en noir et blanc, où on ne voit pas grand-chose car c’est une toile impressionniste, et puis recommencer en couleur à la fin, le rouge du sang sur la chemise blanche prenant alors toute sa force. J’ai découvert ce tableau par hasard et je le trouve d’une grande modernité. Il s’agit d’un jeune homme qui s’est suicidé pour une passion amoureuse. Dans le film, le suicidé est sur le tableau, ce n’est pas Anna. L’art lui permet d’exorciser son envie de mourir. Il est amusant que certaines personnes voient la fin du film de manière très sombre : ils pensent qu’elle va se suicider. Elle a raté son suicide en Allemagne et elle va le réussir en France. Ce n’est pas vraiment ce que j’ai voulu faire mais pourquoi pas ? Les gens l’interprètent comme ils veulent.

Le tableau met la mort à distance et la couleur revient avec la vie. C’est paradoxal car cela se fait sur une image de mort. C’est cela qui m’intéressait et qui fait la richesse de la dernière scène. n

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION ET MIS EN FORME PAR SYLVAIN ANGIBOUST

Réal. : François Ozon. Scén. : François Ozon, d’après la pièce de Maurice Rostand, L’Homme que j’ai tué. Phot. : Pascal Marti. Mus. : Philippe Rombi. Prod. : Madarin Cinéma et X Films Creative Pool. Dist. : Mars Films.
Avec Pierre Niney, Paula Beer, ernst Stötzner, Marie Gruber, Johann von Bülow, Anton von Lucke, Alice de Lencquesaing, Cyrielle Clair.
Durée : 1h53. Sortie France : 7 septembre 2016.

* Collection de neuf films produits par Arte en 1994 sur le thème de l’adolescence et des premières fois, parmi lesquels Les Roseaux sauvages d’André Téchiné, L’Eau froide d’Olivier Assayas, US Go Home de Claire Denis, Travolta et moi de Patricia Mazuy…

 

 




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