Publié le 2 mai, 2017 | par @avscci
0Entretien Emmanuel Courcol pour Cessez-le-feu
On ne compte plus les films qui ont tenté de décrire l’horreur de la guerre de 14. Mais Cessez-le-feu ne montre pas la guerre, ou très peu. L’action se déroule pour l’essentiel en 1923, soit cinq ans après la fin des hostilités. Pourtant, le charnier des tranchées reste présent dans tous les esprits. Car passés l’exaltation de la victoire, le soulagement de l’armistice, la France a la gueule de bois. C’est de cette gueule de bois dont parle le film, qui à travers le destin de deux frères, anciens poilus, met en lumière les cicatrices tant sociales que personnelles d’un pays blessé qui tente de faire bonne figure mais reste sujet à tous les traumatismes du monde. Cessez-le-feu est un tableau de toute beauté, celle d’une France en état de sidération, qui n’en revient pas d’avoir traversé une épreuve qui aurait dû lui être fatale. D’une certaine manière, c’est un peu le reflet inversé du dernier film de François Ozon, Frantz, situé de l’autre côté du Rhin. Mais Courcol n’est pas Ozon, ne serait-ce que parce que ce Cessez-le-feu est un premier film (on lui doit néanmoins d’avoir cosigné le scénario de la moitié des films de Philippe Lioret). Qui est également un coup de maître, un film ample, lyrique, mais précis et troublant.
Pourquoi avoir choisi pour votre premier long métrage de traiter un sujet comme celui de Cessez-le-feu, alors que tant de cinéastes privilégient la veine autobiographique pour entamer leur carrière ?
Emmanuel Courcol : Sans doute parce que justement je n’ai plus vingt ans et qu’il n’est plus temps de parler de mes premières amours déçues. Mais Cessez-le-feu n’est pas pour autant un sujet totalement neuf. Au départ j’ai écrit une pièce de théâtre il y a une vingtaine d’années, à une époque où je n’imaginais pas le moins du monde que je ferai du cinéma. Cette pièce a donné lieu à des lectures publiques, mais elle n’a jamais été jouée. On me disait que la Guerre de 14 n’allait pas intéresser les gens. Je suis donc passé à autre chose… Jusqu’au jour où j’ai eu envie de faire du cinéma. J’avais l’idée de plusieurs sujets et je me demandais par lequel je pourrais commencer. J’ai voulu faire lire ma pièce à mon producteur, je me disais que ce sujet et la façon dont je l’avais traité étaient des choses personnelles, intimes.
Il y avait sans doute moins d’Afrique dans la pièce…
E. C. : L’Afrique apparaissait différemment. Elle était très présente dans ce que racontait Georges, qui en revenait. Les protagonistes principaux de la pièce sont dans le film, mais naturellement beaucoup de choses ont changé. Certains personnages ont disparu, d’autres sont apparus. Et comme il fallait donner une dimension cinématographique à l’ensemble, j’ai fait visiter l’Afrique à mes personnages plutôt que de me contenter qu’ils la racontent. Christophe, mon producteur, avait envie d’un film romanesque, un peu lyrique.
Vous avez coécrit plusieurs films signés par Philippe Lioret. Mais cela faisait-il longtemps que vous aviez envie de mettre en scène ?
E. C. : Quelques années. C’est évidemment en travaillant avec Philippe que ce désir de mettre en scène est né. J’ai appris beaucoup avec lui, mais il arrivait de temps à autre que je me surprenne à penser que j’aurais fait autrement. J’ai longtemps assisté à ses tournages et peu à peu l’idée qu’il fallait que je franchisse le pas est devenue une évidence. J’ai commencé à écrire un premier scénario il y a une dizaine d’années, mais le projet a avorté pour des raisons de désaccord avec les producteurs. Je ne me suis pas découragé. Il faut se souvenir que je suis également acteur et que j’ai l’expérience des plateaux de cinéma. Il m’est arrivé également d’être directeur de casting. J’ai par exemple fait celui de Mademoiselle, le premier film de Lioret sur lequel j’ai travaillé. J’ai réalisé un court métrage en 2012, Géraldine je t’aime, qui m’a permis de faire mes gammes. Je n’avais pas d’appréhension particulière en arrivant sur le plateau de Cessez-le-feu.
Avoir été acteur est-il un plus quand il faut travailler avec les comédiens ?
E. C. : Certainement. Mais c’est un plus à tous les stades du processus de création. Notamment pour l’écriture. On se glisse dans les personnages avec plus de facilité. On les construit de l’intérieur. J’avais pu m’en rendre compte en tournant mon court métrage… Je m’étais vraiment bien entendu avec Grégory Gadebois et Julie-Marie Parmentier.
À tel point que vous les avez de nouveau réunis dans Cessez-le-feu !
E. C. : Exactement. Mais à front renversé : cette fois-ci c’est la femme qui s’emploie à guérir les plaies de l’homme… Quant à Romain Duris, pour le rôle de Georges, j’ai tout de suite eu un très bon contact avec lui.
Romain Duris a une image forte, un mélange d’élégance et de désinvolture. Mais évidemment cette image est différente dans le film. L’avez-vous façonnée de concert ?
E. C. : Nous nous sommes vus régulièrement avant le tournage. Nous avons beaucoup parlé. Je lui ai conseillé des romans et des films qui avaient trait à la guerre de 14 et à ses retombées. Il a rapidement saisi l’esprit du personnage, il y est entré en profondeur. C’est un grand bosseur.
Quels sont les films ayant trait à la Guerre de 14 qui vous ont le plus influencé ?
E. C. : J’ai été influencé par Un long dimanche de fiançailles, mais à rebours. Je ne juge pas le film, qui possède de très grandes qualités. Mais ce n’est pas ce que je voulais faire. Le décor me semble un peu prendre le pas sur la vérité des personnages. Je me rangerais sans doute davantage du côté de Tavernier. Son Capitaine Conan m’avait en son temps énormément impressionné. Il n’a pas son pareil pour que ses personnages prennent vie… La Vie et rien d’autre est évidemment un film fondateur sur la France qui panse ses plaies après la guerre. Pour ce qui est de la guerre elle-même, je suis très admiratif des Sentiers de la gloire.
Aujourd’hui, dès qu’il y a un attentat ou un accident, on ouvre une cellule de crise, on dépêche des psys, et c’est très bien. On a du mal à imaginer le traumatisme de millions de soldats soumis à l’horreur pendant des mois et des mois…
E. C. : C’est exactement la raison qui m’a poussé à faire ce film. Je me demande encore comment ces hommes qui ont fait la guerre dans les conditions que l’on sait ont pu refaire leur vie une fois la fin des hostilités. Je pense très souvent à mon grand-père, qui a fait cette guerre, et qui est revenu, qui a fondé une famille… Mais il est mort à 50 ans et physiquement il avait morflé… Il n’a été démobilisé qu’à la fin de 1919, comme Conan. Cette guerre a été interminable. Après-guerre, il a fait des cauchemars toutes les nuits, c’est du moins ce que me disait mon père. Il ne s’est pas beaucoup répandu sur sa guerre, mais il était resté marqué par le jour où il avait abattu à la mitrailleuse des Allemands qui sortaient du Fort de Vaux, à Verdun. Cette image le hantait.
Il n’y avait pas de psys pour ceux qui revenaient, mais les femmes étaient là. Le film le montre bien. Même si les deux personnages féminins n’ont pas du tout la même façon de réagir…
E. C. : Le personnage qu’incarne Céline Sallette met très bien en lumière l’émancipation de certaines femmes au lendemain de la guerre. C’est une femme du XXe siècle quand celle à qui Julie-Marie Parmentier prête ses traits reste dans une certaine tradition de domination masculine. La première a beau être amoureuse, elle n’entend pas régler sa vie uniquement en fonction d’un conjoint…
Vous ne montrez que peu de choses de la guerre. Pour autant la première scène, dans les tranchées, est absolument sidérante. Comment l’avez-vous conçue ?
E. C. : La déco a demandé un travail énorme. Nous avons creusé des tranchées pour les besoins du film. Dans le Maine-et-Loire, qui n’avait pas connu la guerre… Le réalisme était total. À tel point que les enfants des classes des environs sont venus visiter le décor pour se faire une idée de ce qu’était la Grande guerre. Le travail de déco a pris un mois. Je trouve que la plupart des films consacrés à la Guerre de 14 sont en décalage avec les images d’archives que l’on peut consulter. Je tenais à ce que le spectateur ressente dans sa chair le chaos qui régnait au moment de l’assaut. Je voulais que l’on reste dans la tranchée, mais sans avoir recours à la caméra portée. La caméra est sur une grue, qui parcourt la tranchée d’un bout à l’autre. La scène a en réalité été partagée en deux sous-séquences. Il a fallu trois jours de tournage pour parvenir à mettre toute la scène en boîte, les déplacements, les explosions étaient réglés au millimètre… Je tenais à ce que les lumières soient rasantes : nous avons donc tourné entre 6 et 9 heures du matin… La scène démarre le film, mais nous l’avons tournée à la fin. Nous y avons consacré les trois derniers jours. C’était un régal. Nous avions l’impression d’être à Hollywood. Mais la post-production a également été assez lourde. Il a fallu nettoyer numériquement l’image de tout ce qui dépassait : des câbles, des réflecteurs, etc. Puis rajouter des explosions. Les explosions sont réelles au premier plan. Mais toutes celles que l’on voit à l’arrière-plan sont des créations numériques. Je suis persuadé que l’on ne le remarque pas. Nous avons en outre corrigé les couleurs à l’étalonnage, pour les désaturer, je tenais à ce que l’on reste dans un entre-deux un peu gris.
Ce qui permet de mettre d’autant mieux en valeur les couleurs vives de l’Afrique…
E. C. : Dans un film je suis sensible à la composition des images. Les contrastes chromatiques étaient pour moi fondamentaux. Les scènes tournées en Afrique n’ont pas demandé autant d’intervention que les séquences françaises. Nous n’avons presque rien construit. Les villages n’ont souvent pas fondamentalement changé en un siècle. Mais il a quand même fallu nettoyer l’image et veiller à ne laisser subsister aucun ustensile en plastique… En France, la maison familiale a demandé beaucoup de travail. Nous avions trouvé une belle maison, qui correspondait exactement à ce que je cherchais, en Dordogne. Nous avons refait l’intérieur intégralement. J’avais montré des peintures de Vallotton au chef déco et je lui avais demandé de s’inspirer des couleurs, de l’ambiance. Cette maison était devenue une maison de vacances, mais nous avons fait la connaissance d’une femme centenaire qui y avait vécu. Elle nous a appris que son père avait fait la Guerre de 14, qu’il s’appelait Georges et qu’il était parti en Afrique ! Avant de tomber à la renverse tellement notre déco lui rappelait celle de son enfance…
Et pour l’Afrique, comment avez-vous choisi les lieux où vous avez tourné ?
E. C. : Nous avons tourné au Sénégal et au Burkina-Faso, qui sont sans doute les plus stables de la région. Il ne fallait pas se retrouver confronté au virus Ebola, aux exactions de Boko-Haram ou à un coup d’État militaire. Mais je tenais au Burkina, l’ancienne Haute-Volta, qui correspond le mieux à l’image de l’Afrique que j’avais en tête. J’ai écrit le scénario sans aller là-bas, mais je me suis beaucoup documenté, j’ai beaucoup lu. J’ai accroché sur un roman se déroulant en Haute-Volta, L’Étrange Destin de Wangrin, de Hampaté Bâ, qui fait vivre parfaitement l’Afrique coloniale des années 10. C’est l’histoire d’un Africain très malin, qui roule dans la farine les coloniaux du cru. La mosaïque ethnique, la variété des paysages sont dans le livre…
Comment s’est déroulé le tournage ?
E. C. : Nous étions en équipe réduite, mais nous avions un producteur exécutif burkinabé. Tous les assistants étaient des locaux, et tout s’est très bien passé. Il faut dire que de tous les pays de la région, le Burkina-Faso est celui qui s’intéresse le plus au cinéma. Ce qui n’a pas empêché quelques épisodes pittoresques. Quand j’ai vu arriver le camion que conduit Georges dans le film la veille du tournage, peint en bleu layette alors que j’avais évidemment choisi une autre teinte… Le camion a été repeint dans la nuit.
Cessez-le-feu n’est pas seulement un film sur le traumatisme de la Guerre de 14, c’est aussi un film sur les colonies !
E. C. : Bien sûr. Un sujet qui n’a pas beaucoup été visité par le cinéma français. À l’exception notable du superbe film de Jean-Jacques Annaud, La Victoire en chantant, dont l’action se déroule pendant la Guerre de 14, une comédie grinçante qui en dit long sur le cynisme des coloniaux. Mais j’ai fait attention à ne pas montrer une Afrique coloniale conforme aux images d’Épinal. Georges n’étant pas un colonial traditionnel, il fallait que son Afrique ne le soit pas non plus. Georges est un type ouvert…
C’est d’ailleurs le paradoxe de la fratrie, puisque son frère réagit au trauma de la guerre de façon diamétralement opposée, en se refermant totalement sur lui-même…
E. C. : Le film s’intéresse bien sûr aux deux frères. Mais nous croisons des tas d’autres anciens combattants, et chacun réagit à sa manière. Pour quelques-uns, la meilleure façon de se débarrasser du traumatisme, c’est de le mettre en scène pour le sublimer. D’autres vont essayer de vivre à cent à l’heure, dans une fuite en avant tourbillonnante, etc.
Vous aviez vu Les Fragments d’Antonin, qui montre des soldats de 14 en cure post-traumatique…
E. C. : C’est un très beau film. Je lui ferais un reproche, celui d’avoir montré des images d’archives pendant le générique de début. Les images sont tellement dérangeantes que la fiction peine un moment avant de se mettre à niveau. Cessez-le-feu traite de tous les niveaux du traumatisme. Y compris celui que la terre a subi, qui demande à être purgée de tous les explosifs que la guerre a déposés. Il faut lire Le Réveil des morts, de Dorgelès, un bouquin assez méconnu, qui traite des chantiers de réhabilitation de la terre. C’est dantesque. C’est le livre qui m’a inspiré toute la fin du film.
Propos recueillis par Yves Alion
Réal. et scén. : Emmanuel Courcol.
Phot. : Tom Stern et Yann Maritaud. Mus. : Jérôme Lemonnier. Prod. : Christophe Mazodier.
Int. : Romain Duris, Céline Sallette, Grégory Gadebois, Julie-Marie Parmentier, Maryvonne Schiltz, Wabinié Nabié.
Dist. : Le Pacte. Durée : 1h43. Sortie France : 19 avril 2017