Entretiens Bac Nord de Cédric Jimenez

Publié le 15 septembre, 2021 | par @avscci

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Entretien Cédric Jimenez – Bac Nord

En l’espace de quatre films, Cédric Jimenez s’est manifestement fait une place dans le cinéma français. Il est pourtant arrivé sur la pointe des pieds, avec un film hors-norme mais à petit budget, Aux yeux du monde, qui avait tout de l’exercice de style casse-gueule. Qui nous invitait à suivre l’avancement d’une enquête uniquement à travers des images de caméras de surveillance. L’idée était folle, on en conviendra, et quand le film démarre, on ne donne pas cher de sa peau. Et pourtant le cinéaste sait nous tenir en haleine jusqu’à la dernière minute, démontrant qu’il sait manifestement y faire. Ce qu’il confirmera dans ses films suivants : La French, ambitieuse fresque dépeignant les riches heures de Gaétan Zampa, parrain de la pègre marseillaise des années 1970. Puis HHhH, portrait glaçant de l’un des pires hiérarques nazis, Reinhard Heydrich, qui fut également l’un des rares hauts dignitaires du régime à être éliminé par la Résistance. Avec Bac Nord, le cinéaste referme cette parenthèse historique, et tchèque, pour revenir à ses premières amours, Marseille. Marseille dont il est originaire et où il vit. Et cela se sent…

Car c’est peu dire que le cinéma de Cédric Jimenez est punchy. Sans prétendre à renouveler le genre, le film aligne quelques poursuites de voitures qui resteront dans les mémoires. Et l’assaut de la cité où se nichent les dealers est pour le moins époustouflant. On n’est pas loin d’un film de guerre tant les moyens sont au rendez-vous, tant l’âpreté des affrontements nous scotche sur notre siège. Mais ce remarquable savoir-faire n’est jamais gratuit, les scènes d’action ne bouffent pas tout l’espace, laissant la part belle à l’humanité des personnages, coincés dans un labyrinthe de contradictions. Cédric Jimenez n’est certes pas le premier, à installer sa caméra au cœur des services de police pour en décrire la faiblesse des moyens et le décalage entre les objectifs et la réalité. On se souvient du magnifique L.627, de Bertrand Tavernier, sorti il y a vingt-huit ans déjà. Rien ne semble avoir fondamentalement changé depuis…

En 2012, c’est toute la BAC nord qui avait été épinglée par Manuel Valls, le tout nouveau ministre de l’Intérieur. Dix-huit flics ont ainsi été déférés en correctionnelle. Mais le film choisit de mettre en avant trois d’entre eux, ceux qui ont le plus morflé, et qui pour avoir franchi la ligne jaune ont moisi quelques temps aux Baumettes. C’est d’ailleurs la médiatisation de l’affaire qui a donné au cinéaste le désir d’en savoir plus et d’éventuellement en faire un film. Et c’est bien le point de vue de ces trois personnages qui est à l’écran. Aucune scène, aucun plan n’existe s’il n’est pas perçu par leurs yeux. Mais il ne les exonère pas pour autant de tout. Jimenez est cinéaste, pas avocat.

Vous avez réalisé quatre films et c’est votre deuxième polar marseillais. Est-ce que Bac Nord est une sorte de suite de La French, qui montre les changements dans la société marseillaise et le monde du crime ?

Cédric Jimenez : Je peux comprendre que l’on fasse le lien mais ce n’était pas mon intention. J’habite à Marseille la moitié du temps et j’ai grandi à Saint-Gabriel, dans les quartiers nord, non loin d’une cité, donc forcément ces histoires-là m’interpellent. Je suis très instinctif, ce sont le cœur et les tripes qui parlent lorsque je choisis un sujet : j’ai peut-être une tendance naturelle a être intéressé par la face B de Marseille. Quand je suis sorti de La French, je ne voulais surtout pas refaire un film à Marseille. C’est parce que j’ai fait HHhH entre les deux que j’ai eu plaisir à retourner sur une histoire comme celle-ci. C’est plus simple que ça : l’histoire m’intéressait, le parcours des personnages m’intéressait et on y retrouve la thématique qui est celle de tous mes films, la lutte des petits contre les gros, c’est-à-dire le système, les institutions.

La délinquance de Bac Nord et le banditisme de La French n’ont rien à voir. La French se déroule dans les années 1970, à une époque révolue. On ne peut pas demander au spectateur d’avoir le même degré d’implication que lorsqu’on raconte une histoire contemporaine, quelque chose de la vie d’aujourd’hui. La French est un film nostalgique, plus romanesque que Bac Nord. Dans La French je voulais à la fois raconter la ville et me faire plaisir en rendant hommage aux films de Scorsese, Melville et Boisset que j’adore et qui m’ont bercé. Bac Nord est plus contemporain, ce n’est pas une reconstitution et sa grammaire cinématographique n’est pas un hommage. C’est quelque part plus personnel. C’est plus âpre, plus sec, car notre époque l’est. Lorsqu’on raconte les années 1970, l’imagerie est plus colorée, flamboyante, alors que la société d’aujourd’hui est plus dure.

Dans La French, le gangster joué par Gilles Lellouche n’était pas sympathique mais avait une humanité, alors que les criminels de Bac Nord ne sont que des silhouettes, presque comme dans un jeu vidéo. L’empathie ne va qu’aux policiers.

Cédric Jimenez : Dans Bac Nord, le point de vue est unique : c’est celui de ces trois flics. À l’écriture je voulais vivre cette affaire de leur point de vue, sans aucune scène dont ils soient absents. Alors que La French est un face-à-face : un coup je suis avec le juge Michel, un coup avec Gaëtan Zampa. C’est un double point de vue, une autre forme d’écriture. Dans Bac Nord il y a le point de vue de la brigade mais jamais celui des autres. Je ne dirais pas que les délinquants ne sont que des silhouettes mais je ne cherche pas à les caractériser s’ils n’ont pas d’interactions avec les policiers.

Vous ne cherchez pas à défendre les délinquants…

Cédric Jimenez : On ne peut pas défendre un personnage au cinéma si on ne le traite pas. Pour défendre un personnage, il faut le comprendre, aller raconter sa vie, ses troubles, ses failles, ses bons et ses mauvais côtés. Dans Bac Nord il y a uniquement le point de vue des flics qui sont dans un rapport compliqué avec la délinquance. Ils n’ont que des altercations avec les habitants de la cité, ce qui est beaucoup trop peu pour développer ceux-ci. Le point de vue des policiers sur la cité n’est pas positif mais le point de vue des personnages n’est pas tout le temps le mien. Il faut faire la différence. Je raconte ces personnages, je ne suis pas forcément d’accord avec eux. C’est d’ailleurs un piège de faire dire à ses personnages ce que l’on pense. Ce n’est pas moi qui suis en jeu là-dedans. Mon travail n’est pas de mettre en scène mes idées, mais de mettre en scène des personnages que j’ai créés. Je ne fais jamais agir un personnage autrement que de la façon dont il doit agir. Je ne le fais pas agir en fonction de ce que moi j’aurais fait ou ce que j’aurais aimé qu’il fasse. Ou alors on ne pourrait pas faire de films sur des personnages que l’on n’aime pas. Lorsque je filme le nazi Heydrich dans HHhH, j’essaie de respecter l’immonde personnalité et l’immonde mentalité de ce mec-là. J’essaie de faire vivre un personnage qui n’est pas moi et qui ne véhicule par mes idées.

Bac Nord défend tout de même des idées. C’est une plaidoirie pour les trois policiers contre l’aveuglement du système…

Cédric Jimenez : J’ai essayé de rester proche de l’histoire vécue par les trois policiers mais au cinéma on est toujours obligés d’adapter. Ça reste un film, une fiction. Dès l’instant où l’on raconte la vie des gens, on se doit par respect de ne pas raconter des choses à charge qui n’ont pas eu lieu. Par contre on va raconter des choses qui se sont passées et qui ne sont pas à leur avantage. Il était très clair que je n’allais pas les idéaliser. Ils ne nient pas avoir récolté du shit sur les dealers et les consommateurs, afin de rémunérer leurs indics. Ils le faisaient régulièrement et c’est illégal. Lorsque la drogue est saisie elle doit être détruite et si elle est utilisée pour autre chose il faut l’autorisation du procureur, ce sont des démarches très lourdes, sur des cas exceptionnels. Ce qui m’intéressait dans cette histoire c’est que ces individus ont fait des choses interdites pour faire avancer leur travail. Lorsque l’affaire est rendue publique par les médias, la hiérarchie ne voit plus que l’interdit alors qu’elle aussi est responsable. Elle n’est pas responsable directement, ce n’est pas elle qui a commis la faute, mais elle accepte les arrestations qui ont eu lieu grâce à ça. C’est de l’hypocrisie et cela mériterait d’être mieux encadré. En limitant la zone grise on limite les risques de dérapage. Les policiers pourraient aussi décider de ne plus aller dans les cités puisque c’est dangereux pour eux, mais ce n’est pas l’idée car on a besoin de la police partout, et pas plus dans les cités qu’ailleurs. Pour moi Bac Nord est plus un film d’action dramatique qu’un film politique, mais on ne peut pas raconter l’histoire de ces trois personnages sans aborder aussi la société dans laquelle ils évoluent. Une fois encore je ne parle pas de la société mais d’un incident isolé, et de cet incident au travers du point de vue de trois policiers. Comment eux l’ont vécu, pas comment je l’ai vécu moi. D’ailleurs je ne l’ai pas vécu.

Ce qui me frappe c’est à quel point ces hommes sont abandonnés. Lorsqu’on abandonne les habitants des cités, les flics qui y travaillent, les médecins… cela crée un terreau de débordements. En n’aidant pas la population et en la condamnant à vivre de façon précaire, on obtient de la frustration de toutes parts. Qui dit frustration dit colère et qui dit colère dit débordements. Il y a tout un système à réformer. Il faut redonner un cadre, une discipline mais aussi des moyens. Il ne s’agit pas de dire ce qui est bien ou pas, mais de trouver le moyen de faire mieux. Ce n’est pas la question d’être pro ou anti-flic. Ce n’est pas parce que je défends par moments mes personnages que je ne les condamne pas par ailleurs. C’est plus complexe que ça. Je critique la politique du chiffre. La hiérarchie policière veut des affaires réglées et des arrestations, peu importe lesquelles. Je raconte qu’il est beaucoup plus facile de régler un problème de casse sur la voie publique que d’aller chercher un dealer dans une cité, donc c’est ce qui va être privilégié. En plus pour le dealer il n’y a pas de plainte et cela n’entrera pas dans les chiffres des affaires résolues.

Vous êtes proches en cela d’Olivier Marchal, dont Bronx se déroule à Marseille et dont le téléfilm Borderline s’inspire de l’affaire Neyret. Marchal défend ses anciens collègues en montrant qu’ils font des choses illégales mais qu’ils ne peuvent pas faire autrement.

Cédric Jimenez : Je ne dis pas qu’ils ne peuvent pas faire autrement. On a toujours le choix. Le problème c’est que la hiérarchie n’assume pas sa responsabilité. Si l’un de mes plans rate, je ne vais pas dire que c’est la faute de l’électro. C’est moi qui suis responsable : même si l’électro a fait une faute, c’est moi qui dirige le plan. Lorsqu’il y a un problème avec la police, le ministre de l’Intérieur s’en lave les mains comme s’il n’était pas responsable de la police. S’il n’est pas responsable de la police, de quoi est-il responsable ? Ceux qui dirigent ne peuvent pas nier une forme de responsabilité. L’institution a tendance à sacrifier ses pions pour sauver ses fous et ses tours.

Le personnage de Gilles Lellouche va en prison alors qu’il est policier, c’est le dernier endroit où il pensait se retrouver. C’est un personnage qui n’a pas de famille, seulement son métier et lorsqu’il est condamné c’est son monde entier qui s’écroule. Il n’a pas détourné d’argent pour lui. D’ailleurs, aujourd’hui cet homme n’est pas à Rio de Janeiro, il est agent municipal à Aubagne. C’est dur, même s’il a des torts. Ce n’est pas un innocent total mais ça n’empêche pas le choc. Il ressent une forme de disproportion entre ses actes et sa condamnation.

Pensez-vous que la vente libre du haschich arrangerait les choses ?

Cédric Jimenez : J’aurais tendance à être pour mais c’est plus compliqué que ça. C’est facile d’avoir des points de vue sans étudier vraiment les choses. Je n’ai pas assez de connaissances politiques, même si ça m’intéresse en tant que citoyen. Je suis cinéaste, je veux d’abord que les gens prennent du plaisir à voir des films. C’est ça mon travail.

Le film sort à un moment où on n’a jamais autant parlé de la police et de sa place dans la société…

Cédric Jimenez : Ça me dépasse un peu. Mon film ne traite pas de violences policières. Je suis évidemment contre, c’est abominable, mais ce n’est pas mon sujet. Je raconte seulement l’histoire de ces trois mecs, pas celle de toute la police, et je serai bien prétentieux d’avoir une position là-dessus. Tout le monde fera le lien avec l’actualité et c’est normal.

Le film a été tourné à Marseille. Vous avez fait des recherches avant d’écrire et de tourner ?

Cédric Jimenez : J’ai quitté les quartiers nord à l’âge de 15 ans, il y a presque trente ans, donc j’ai dû faire des recherches. J’ai rencontré les policiers, je suis allé dans les cités. Ce sont des endroits qui sont chauds en raison des trafics : il y a des tensions avec la police et entre trafiquants mais ça ne veut pas dire que tout le monde s’y fait couper la gorge. Il y a des lieux dans le centre de Marseille qui peuvent être plus dangereux que les cités.

C’est quand même impressionnant de voir ces hommes masqués qui gardent l’entrée de la cité…

Cédric Jimenez : Ils sont masqués pour une raison simple. Les acheteurs défilent dans ces supermarchés de la drogue et ils se font souvent arrêter à la sortie de la cité. On leur demande qui leur a vendu et ils répondent : « Je ne sais pas, il avait une cagoule. » Ils ne sont pas masqués pour faire peur, c’est une technique pour ne pas être identifié par les acheteurs, les habitants de la cité ou les téléobjectifs. C’est une technique qui vient des favelas.

Il faut aller voir les cités. C’était cool de travailler là-bas, les jeunes étaient contents qu’il y ait un tournage. Je suis marseillais, ce qui fait que je n’ai pas une étiquette d’envahisseur, d’étranger qui vient profiter de l’endroit. Les grands des cités, j’ai grandi avec eux, on est allé à la même école que moi. Pour la figuration, j’ai fait venir des gens de plusieurs cités. Il y en a même certains qu’on voulait faire tourner, mais on ne pouvait pas car ils n’avaient pas de papiers.

Nous avons tourné dans une tour qui était vide. Cela fait quatre ans qu’elle doit être détruite et nous pouvions faire ce que nous voulions à l’intérieur, comme casser les murs. Les ascenseurs marchent, ils ont juste sorti les gens. La municipalité veut tout changer, tout détruire et tout refaire mais ils peuvent laisser pendant deux ans des tours vides à moitié détruites. Soit on tombe la tour soit on laisse des gens à l’intérieur mais à force de laisser les choses à l’abandon, cela devient fou.

Le tournage était plus compliqué sur le marché aux puces car les gens travaillent, nous dérangions les vendeurs de cigarettes. Nous avons aussi pu tourner à la prison des Baumettes. C’est en général impossible de tourner dans une prison mais il se trouve qu’aux Baumettes il y a une aile désaffectée que l’on peut utiliser, même s’il y a beaucoup de sécurité (il faut un badge, on ne peut pas rentrer avec les téléphones…). Il n’y a pas un détenu, ce ne sont que des figurants.

Les trois acteurs sont formidables, ils se sont immergés dans leurs personnages ?

Cédric Jimenez : Ils ont beaucoup travaillé. Je ne fais pas répétitions mais nous avons fait toutes les lectures à Marseille pour qu’ils s’imprègnent de la façon de parler, de la musique et du rythme. Ils ont rencontré des flics, se sont entraînés au tir, et puis surtout ils se sont très bien entendus tous les trois. Tout découle de cette complicité. La plupart des discussions dans la voiture n’étaient pas écrites, ce sont des improvisations.

La scène où ils sont dans la voiture avec un gamin très virulent est impressionnante. L’enfant était vraiment comme ça ?

Cédric Jimenez : Non, il a joué le truc. C’est un gamin très drôle, très vif, hyper-structuré. La scène était vraiment écrite comme ça. Les acteurs l’ont aidé aussi. C’était une des scènes techniquement les plus dures à faire, elle a demandé trois jours de tournage. C’était très difficile à tourner car il y a les cascades. La caméra est accrochée à la voiture et celle-ci était lancée à contresens. Dans les scènes de poursuite, la circulation est bloquée et toutes les voitures étaient conduites par des cascadeurs. Gilles Lellouche est d’ailleurs un très bon pilote. Lorsque la caméra est placée à l’intérieur de la voiture, je suis dans une voiture derrière et je suis ce qui se passe sur mes écrans. Quand elle est à l’extérieur je suis dans un outil que l’on appelle le Russian Arm, c’est une grosse voiture qui porte une grue sur son toit.

L’assaut de la cité est incroyable aussi.

Cédric Jimenez : C’est le film dans le film. Il y a deux cent figurants. C’est beaucoup de temps, de préparation, une organisation très rigoureuse.

Vous aimez cette rigueur ou bien ce n’est qu’un passage obligé, et vous préférez travailler avec les acteurs ?

Cédric Jimenez : Les deux me plaisent. C’est un exercice différent, un exercice presque physique et très précis en termes de réalisation, alors que travailler avec les acteurs est quelque chose de plus charnel. J’adore le plateau, il n’y a pas de scènes que je n’aime pas tourner.

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION ET MIS EN FORME PAR SYLVAIN ANGIBOUST

Réal. : Cédric Jimenez. Scén. : Cédric Jimenez, Audrey Diwan, Benjamin Charbit. Phot. : Laurent Tanguy. Prod. : French Movies Connection. Int. Gilles Lelouche, Karim Leklou, François Civil, Adèle Exarchopoulos. Durée : 1h44. Sortie France : 18 août 2021.




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