Entretiens France de Bruno Dumont

Publié le 15 septembre, 2021 | par @avscci

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Entretien Bruno Dumont – France

Au premier abord, France est une comédie, au demeurant très caustique, sur le monde de la télévision, et plus particulièrement celui des actualités du petit écran. Le modèle est de toute évidence l’une de ces chaînes d’info continue où les news sont débitées au kilomètre, le plus souvent sans hiérarchie autre que celle de l’audimat et du sensationnel. Mais au-delà de cette charge à la voiture-bélier, Bruno Dumont s’amuse à nous balloter dans une sorte de roman-photo grimaçant où l’héroïne de son film affronte les pires avanies. Jusqu’à lui faire douter de sa vocation. Nous ne sommes pas totalement insensibles à ses malheurs mais le cinéaste ne va pas jusqu’au bout des bons sentiments. Ce n’est pas son genre, son cinéma peut surprendre, faire frémir, choquer même, mais jamais il ne dégouline.

Dans son tout premier film, La Vie de Jésus, Bruno Dumont nous présente un quidam qui taille la route avec sa mob dans un trou perdu du Nord, Bailleuil pour être précis, qui est d’ailleurs la ville d’origine du cinéaste. Le quidam ne s’appelait pas Jésus par hasard, Dumont ajoutant ostensiblement une dimension métaphysique à sa chronique. Ici la journaliste ne s’appelle pas France par hasard non plus. Le film a une dimension politique. Les Gilets Jaunes ne sont pas présents à l’écran, mais ils hantent le film. Qui met en présence la France d’en bas et celle d’en haut. Et oppose cette élite médiatique et les paumés qui nourrissent ses programmes. Les boat people, les rebelles subsahariens ou encore cette femme dont le mari a violé une jeune voisine. Ce choc des cultures, cette lutte des classes qui ne dit pas son nom mais n’en pense pas moins sont au centre de l’œuvre de Dumont.

L’un des compliments que l’on pourrait faire au cinéaste, c’est d’être imprévisible. On ne sait pas où l’attendre, et c’est tant mieux. Ses films sont apparemment très disparates, mais forment un ensemble cohérent, une œuvre brillante et dérangeante, qui jongle avec les niveaux de lecture et se refuse à dire s’il faut en rire ou en pleurer. Peintre exigeant de la monstruosité ordinaire Dino Risi était psy avant de faire du cinéma, et cela se voit. Bruno Dumont, lui, était prof de philo, et cela ne nous étonne pas. À voir ses films, on se dit que ses élèves ne se sont sans doute pas ennuyé…

On a pu lire que France était adapté de l’œuvre de Péguy. C’est assez surprenant compte tenu de l’inexistence des chaînes d’info au début du XXe siècle…

Bruno Dumont : C’est évidemment une ânerie. Sans doute un copié-collé hâtif si l’on se souvient que mon film précédent était effectivement adapté de Péguy. Et l’information a circulé… Cela étant dit, le comportement et les dires de France sont très Péguy.

En quoi ?

Bruno Dumont : Le refus de la sainteté, de la grâce. Il n’y a plus de recherche du ciel, simplement la volonté de s’élever où l’on est, au moment où la question se pose.

France n’est-elle pas une Jeanne d’Arc d’aujourd’hui ?

Bruno Dumont : Bien sûr. Inscrite dans la nouvelle temporalité, le grand paradis d’aujourd’hui, c’est-à-dire le présent. Nous sommes confrontés à une fulgurance du présent.

Au premier degré, pour un spectateur qui n’aurait pas vu vos films précédents, France est une critique acide mais drôle du monde des médias… C’est un monde qui vous agace particulièrement ?

Bruno Dumont : C’est effectivement assez agaçant. Le monde des médias est une espèce de secte où l’on reste entre soi. Les journalistes viennent faire les beaux, ils viennent s’indigner à la demande. Ce sont de vrais curés. Et en même temps ce sont des gens. Ils ne sont pas tous également insupportables, même si le milieu l’est assurément. Notamment quand on aborde le cas des chaînes d’info.

Pour le personnage de France, avez-vous été tenté de prendre certaines femmes journalistes, souriantes, de ces chaînes comme modèle ?

Bruno Dumont : Souriantes et jolies. J’ai effectivement regardé ces jolies dames qui nous racontent le réel.

Comment avez-vous travaillé avec Léa Seydoux ?

Bruno Dumont : Nous n’avons pas travaillé. L’idée était de ne pas chercher à s’informer sur la façon dont sont produits les programmes d’info. En fait, on s’en fiche. Le film n’est pas une reconstitution. En réalité France ne ressemble pas à une journaliste existante. Mais le film rend compte des grimaces de la presse télévisée. Elles sont évidentes, il n’y a pas besoin d’enquêter pour les reproduire. Les infos sont très proches du cinéma dans la façon dont elles sont produites. Il n’y a pas tellement de différences entre une actrice et une journaliste. Parce que la journaliste joue un rôle. Léa Seydoux est comédienne, elle n’a aucune difficulté à incarner une journaliste.

Il est au moins un élément qui ne semble pas réaliste : France est à la fois star des plateaux et reporter de guerre, ce qui n’est pas le cas dans la réalité…

Bruno Dumont : Je vous l’accorde. Encore une fois le film n’a pas la volonté de restituer le réel. C’est une représentation d’un univers. L’exactitude aurait eu un pouvoir de dénonciation, ce qui n’était pas mon objectif. En passant outre, j’avais aussi beaucoup plus de facilité à aller dans d’autres directions. La critique des médias a déjà été faite. Ce qui m’intéressait, c’était le personnage. Comment exister dans un tel milieu ? Au final elle finit par nous représenter tous, nous qui vivons dans cette modernité-là. Ce n’est plus vraiment une femme, mais une sorte d’ectoplasme qui sert à penser la chose. C’est un appareil cinématographique qui en fait un être profondément aliéné. Mais une crise se produit, qui permet de fracasser ce bel édifice et de rentrer à l’intérieur de la dame. Or cette dame, c’est nous…

En fait tous les personnages sont aliénés. Vous montrez Macron, qui lui aussi, naturellement, est en représentation…

Bruno Dumont : Naturellement. Nous le sommes tous. Je joue au réalisateur, vous jouez au journaliste. Macron joue au président de la République. Nous sommes tous au milieu d’un grand théâtre. Les rôles ont été distribués, mais je pourrais tout aussi bien jouer au président de la République… Le jeu, c’est la vie. Il arrive que l’on joue mal, c’est un autre problème. Mais le fait de jouer en l’occurrence n’est pas condamnable en soi.

Jouer, c’est endosser le rôle que l’on nous a donné, ou que l’on s’est donné…

Bruno Dumont : La vie est un jeu. Il y a matière à avoir du plaisir, mais aussi de la peine ou de la tristesse. C’est la vie !

Il y a quelque chose de futile ou d’enfantin dans le désir de France de poser la question qui va embarrasser Macron…

Bruno Dumont : Je ne sais pas : la question n’est pas saugrenue. Mais c’est vrai que la question n’a pas d’importance au fond, ce qui importe c’est qu’elle soit remarquée comme celle qui a posé la bonne question, et que cela va buzzer.

Comment avez-vous filmé cette séquence ? On a le sentiment que Macron s’est prêté au jeu…

Bruno Dumont : Macron a joué. Il joue bien d’ailleurs.

Vous voulez rire !

Bruno Dumont : Mais non, pourquoi voudriez-vous que je rie ? Le président a accepté de jouer. La scène n’a pas été créée pour les besoins propres du film, mais nous avons été autorisés à poser la question. Et comme la question n’est pas très difficile, il n’a pas eu de difficulté à y répondre. Il n’avait pas de réticence sur le principe : après tout, il a bien invité des youtubeurs à l’Élysée… Il est coutumier du fait.

C’est vous qui l’avez approché ?

Bruno Dumont : Non, c’est la production. Je me suis contenté de dire quels étaient mes souhaits, et la production s’est lancée dans les travaux d’approche. Si nous avions essuyé un refus, nous aurions fait autrement.

La chaîne s’appelle I. Vous pensiez à iTélé, qui a depuis quelques années été rebaptisée CNews ?

Bruno Dumont : Pas particulièrement, d’autant que je ne pense pas que le grand public s’en souvienne. I était pour moi le nom le plus radical possible concernant une chaîne d’info.

Il me semble que vous transformez assez vite le ricanement initial pour le transformer en une grimace qui nous met mal à l’aise…

Bruno Dumont : J’aime effectivement beaucoup jouer avec ces nuances. Comme dans Ma loute ou P’tit Quinquin, j’invite le spectateur à rire, et je pousse les personnages jusqu’à que cela ne soit plus drôle du tout. Mais c’est le même curseur. J’y vois comme une définition de l’humain. On passe insensiblement du bien au scabreux. Nous sommes soumis à un mélangeur, et il ne saurait être question d’isoler le bien et le mal dans des lieux précis. Comme dirait Macron, c’est « en même temps ». Le bien et le mal sont mêlés. Victor Hugo l’a magnifiquement exprimé à travers le personnage de Jean Valjean lorsqu’il devient Monsieur Madeleine. Pour moi il y a quelque chose de Monsieur Madeleine chez France. À un moment on peut même penser qu’elle va devenir sainte, qu’elle va quitter le monde pour donner à manger aux pauvres… Mais les pauvres ne veulent pas d’elle. Péguy nous enseigne qu’il faut s’élever là où on est. Je ne crois pas à la promesse des lendemains qui chantent. La grâce et le bonheur se trouvent dans les micro-événements du présent, il faut les inventer. C’est de cela que parle le film… Elle aurait pu quitter le métier de journaliste pour rejoindre le rang des purs, mais elle reste dans le métier. Le pur est dans l’impur.

La façon dont vous montrez la mise en scène des images d’actualité est assez réjouissante…

Bruno Dumont : Elle est réaliste. Dès que je suis interviewé par une chaîne de télé, on me demande d’aller de tel à tel endroit pour donner un peu de mouvement à ce que je vais dire. C’est totalement artificiel. Alors je dis non. Quand on connaît un peu le fonctionnement des images, on repère très facilement ces moments de pure mise en scène. Quand on voit certains hommes politiques devant la caméra, on sait parfaitement qu’il leur a été demandé de se comporter de telle ou telle façon… Ce qui est très intéressant c’est que dans la représentation du réel que font les médias, sont présents tous les germes de la fiction. Mais il reste une ambiguïté. Quand vous allez au cinéma voir un film de fiction, vous savez qu’on vous raconte une histoire. Pas quand vous regardez un reportage à la télé, alors que ce que vous voyez est tronqué ou faux. La vérité est présente dans les images telles qu’elles sont enregistrées, mais après cela, interviennent le montage, le mixage, le commentaire… Le montage donne du sens. Si l’on filme Macron par exemple et que l’on montre par un plan de coupe un journaliste qui bâille, cela donne du sens.

Ce glissement du personnage entre la naïveté et le sordide, comment l’avez-vous travaillé avec Léa Seydoux ?

Bruno Dumont : Nous ne l’avons pas travaillé… Ce qu’elle exprime est dans la nature humaine. Le film est une fiction, et Léa se retrouve dans des situations qui génèrent ses différents états d’émotion. Quand elle est avec les migrants, l’incongruité de la situation suffit. Pour moi le terme le plus exact pour définir cette réalité repeinte aux couleurs des médias, c’est l’hyperréalisme. On prend un événement, on le surexpose, et cette surexposition a des répercutions et génère d’autres événements. Quand on nous parle pendant deux jours sans discontinuer du massacre d’une famille, cela n’est pas neutre. Bien sûr que l’événement est réel. Mais c’est une question de tact. Il y a des choses dont on ne parle pas, ou peu. Cette disproportion des choses crée un problème. Et le journaliste ne le perçoit pas. Il garde la main sur le cœur en jurant qu’il ne dit que la vérité.

Vos films ne se ressemblent pas, et pourtant France n’est pas loin de se terminer par le meurtre d’une petite fille, exactement comme débutait L’Humanité.

Bruno Dumont : Tout à fait. Mais les journalistes visitent tous les milieux. France se rend aussi facilement à l’Élysée que chez une femme dont le mari a violé une gamine. Celle-ci dit des choses très fortes d’ailleurs, et comme France est sensible, elle écoute. Elle est aliénée, et en même temps elle ne l’est pas… Ce qui me plaît assez. Comme Freddy dans La Vie de Jésus. Ce sont des personnages qui ont quelque chose de très sombre, mais qui sont quand même traversés par la lumière. Ce qui m’intéresse, c’est la lumière. Ou plus précisément le moment où la lumière traverse l’obscurité. Je suis touché par France quand elle s’éveille aux réalités du monde. J’ai de la tendresse pour elle.

C’est sans doute moins évident que nombre de vos autres films, mais à vous entendre, on se dit que les personnages sont en relation avec la religion, ou du moins la transcendance…

Bruno Dumont : Tout à fait, mais c’est une religion humaine. Les bondieuseries sont bien là, mais elles sont ramenées au plan humain. La quête de la grâce est fondamentale.

Le personnage central de votre premier film ne s’appelait pas Jésus par hasard…

Bruno Dumont : Exactement. Mais pour filmer la vie de Jésus, j’ai choisi un bonhomme. C’est ainsi que France est traversée par la turpitude et par la grâce.

Elle s’appelle France ! Vous nous parlez du pays par la même occasion…

Bruno Dumont : Cela aurait été dommage de s’en priver. Quand elle se retrouve dans une famille qui parle difficilement français et qu’on l’appelle Madame France, cela provoque un véritable choc. Un choc culturel pour le moins…

Un choc culturel que vous perpétuez dans le casting. Depuis vos premiers films vous choisissez des non-professionnels pour incarner des prolos et vous prenez des vedettes quand il s’agit de changer de classe…

Bruno Dumont : C’est évidement voulu. Question de virtuosité. Un non-professionnel reste dans sa gamme. Avec un acteur, on peut imaginer des variations plus larges. Mais de façon plus immédiate je voulais que l’on se rende bien compte que je parlais d’une élite. Mais je n’ai rien inventé. Quand l’on nous montrait à longueur de journées des Gilets Jaunes sur les plateaux télé, interrogés par des journalistes ayant pignon sur rue, le décalage était flagrant. Un décalage qui peut aller jusqu’à la haine de classe. Les journalistes sont détestés par ces gens-là. Mais les questions que je me pose sont plus larges. Je considère que les chaînes de télé ont répandu peu à peu un poison. Qu’elles aient eu toute liberté de le faire m’interpelle politiquement. Je ne pense pas particulièrement aux chaînes d’info, mais plutôt aux généralistes avec leur « télé-réalité ». Ces émissions ne sont pas seulement débiles, elles sont à mon avis dégueulasses. Le réel nous équilibre, parce qu’il permet des rencontres, des discussions, des confrontations. Le virtuel provoque l’inverse, il détruit…

On pourrait dire que le cinéma est aussi une usine à rêves, qui manipule les sentiments…

Bruno Dumont : Le cinéma a un devoir de purgation. L’art a de façon plus générale pour mission de fabriquer des citoyens. Quand tout est divertissant, il n’y a plus que de la légèreté. Mais pour exister la légèreté a besoin de gravité… Il est nécessaire de s’identifier à des personnages qui ont leurs côtés sombres pour pouvoir, après s’y être identifié, s’en purger. C’est le principe de la tragédie grecque. Nous allons précisément à l’opposé aujourd’hui avec le politiquement correct, où la conscience morale est comme un voile qui dissimule la réalité des choses. La liberté n’existe que dans le déséquilibre. Mais le déséquilibre par essence ne peut pas se gérer.

Le film est troublant en ce sens que l’on ne voit pas vraiment où vous vous situez…

Bruno Dumont : Nulle part, justement. Je laisse le spectateur trouver sa place. Je tiens à préserver la complexité des êtres. Je veille à ne pas les simplifier, comme le fait le monde numérique. Je vous livre France dans sa complexité crue, je vous la jette en pâture. Mais je n’ai jamais fait autre chose que d’héroïser des personnages qui d’ordinaire ne provoquent que peu d’empathie, mais il n’y a rien de révolutionnaire en la matière, c’est le B.A BA de la littérature et du théâtre. On ne parvient pas à la vertu par la vertu, mais par le mal…

Propos recueillis par Yves Alion

Réal. et scén. : Bruno Dumont. Phot. : David Chambille. Mus. : Christophe. Prod. : Jean Bréhat, Muriel Merlin, Rachid Bouchareb. Dist. : ARP Sélection. Int. : Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay, Emmanuel Arioli. Durée : 2h13. Sortie France : 25 août 2021.




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