Publié le 5 avril, 2019 | par @avscci
0Entretien – Benoit Jacquot pour Dernier Amour
Dans l’œuvre étoffée de Benoit Jacquot, les films historiques sont assez systématiquement gage de qualité. Dernier amour partage ainsi avec Les Adieux à la reine et Le Journal d’une femme de chambre (auxquels L’Avant-Scène Cinéma a consacré un numéro) de nous faire visiter l’Histoire sans que jamais nous n’ayons le sentiment d’être à l’école, nous permettant en revanche de mesurer ce qui nous différencie ou nous rapproche de nos aînés. Les arabesques que décrivent les relations amoureuses ne souffrent pas à cet égard des morsures du temps. Même si le personnage principal de ce Dernier Amour est Casanova, dont le nom est synonyme de séduction. Mais Jacquot a pris un malin plaisir à nous présenter cet homme à femmes à l’envers de son mythe, au moment où il essuie un échec cuisant auprès d’une gourgandine qui n’a pas même la pudeur d’être farouche avec ses autres prétendants. Mais c’est justement là que se situe toute la finesse du propos, Casanova découvrant visiblement sur le tard les tourments du désir contrarié, les subtilités du sentiment amoureux au-delà du plaisir physique, les délices d’une promesse, même quand elle ne débouche sur rien. Faut-il préciser que le Casanova de Jacquot bénéficie de l’empathie de son créateur (comme c’était déjà le cas de Sade dans le film éponyme), qu’il se situe aux antipodes de celui de Fellini, que le signataire de La Dolce Vita n’aimait pas et qu’il voyait de toute évidence comme un monstre de foire, une machine à coïtus non interruptus. C’est Vincent Lindon qui prête ses traits au personnage, lui apportant dans ses moments bougons comme dans ceux plus fébriles une humanité palpable, notamment dans ses moments de doute, voire de désespoir. Dernier Amour, comme son titre l’indique, est un film crépusculaire. Crépuscule d’une vie qui s’achève et conserve le goût rance de cet échec amoureux qui ne sera jamais compensé par tant de conquêtes trop faciles. Crépuscule d’un monde qui tourne à vide. La description des mondanités de ce siècle qui en France verra fleurir la Révolution est à cet égard remarquable. Jacquot ne cherche pas à mettre en valeur ses décors, il veille au contraire à leur redonner les couleurs d’un usage quotidien auxquelles on ne doit pas plus prêter attention que ne le faisaient ceux qui s’y mouvaient. Crépuscule servi par l’image que nous livre Christophe Beaucarne. En ce temps-là, la lumière était chiche et les fêtes de nos aînés ne brillaient pas toujours de mille feux. Mais Benoît Jacquot n’a pas voulu que son film ressemble à un tableau de Georges de La Tour ou que l’on disserte pendant des lustres sur les bougies du film, comme cela a été le cas jadis pour Barry Lyndon… Cela aurait été au détriment de notre capacité d’identification. Car pour le cinéaste, nous sommes visiblement tous des Casanova en puissance, et quelle que soit la façon dont on s’y prend, notre existence ne suffit pas à percer le mystère insondable du désir et des sentiments qui s’y attachent. Le réalisateur sait de quoi il parle, au fond ses films n’ont jamais exprimé autre chose. Avec plus ou moins de réussite, sans doute, mais avec une constance qui laisse songeur. Cet épisode véridique de la vie de Casanova a dit-on inspiré Pierre Louÿs pour écrire La Femme et le Pantin. L’occasion de montrer la duplicité de la gent féminine, sa propension à la manipulation (Laclos n’est évidemment pas plus tendre quand il dessine le portrait de Madame de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses). Comparé à ces œuvres somptueuses et empoisonnées, Dernier amour est presque comme un souffle d’air frais, qui passe et que l’on ne rattrape pas. Comme la vie.
La Fausse Suivante, Sade, La Vie de Marianne, Les Adieux à la reine. Et maintenant Dernier Amour. Visiblement le XVIIIe siècle est une période qui vous parle… Est-ce parce que le siècle de Marivaux, de Laclos et de Sade raconte des choses sur les relations amoureuses qui vous touchent particulièrement ?
Benoit Jacquot : Sans doute, mais rien n’est calculé. Pour tout dire, c’est l’occasion qui fait le larron. Mais il se trouve qu’il n’est jamais arrivé que j’aie un projet de film se déroulant au XVIIIe siècle qui ne se fasse pas. Je suis sans doute identifié à ce siècle parce que Les Adieux à la reine ou Sade ont en commun d’avoir touché un assez large public. C’étaient des productions importantes, ce qui n’est évidemment pas le cas de tous mes films à cadre contemporain. Mais quand je me lance dans un projet un peu lourd, avec des acteurs renommés et un budget important, dont l’action se passe au XVIIIe siècle, je constate que je suis suivi. Or comme mon premier souci est bel et bien de faire des films, je me rends à l’évidence que ce siècle-là me permet de tourner…
Quel est le rapport entre Casanova et Sade, qui ont vécu à peu près au même moment, qui ont connu tous deux la prison, qui ont tous deux écrit…
B. J. : Sade a passé presque toute sa vie en prison, alors que Casanova s’en est évadé dès que possible. L’un et l’autre ont connu l’opulence. Mais Sade a utilisé cette opulence pour procurer à autrui les prétextes qui l’ont mené en prison. Casanova a quant à lui connu des états de fortune incroyablement variés. Mais les deux hommes sont très différents. Casanova est pour moi d’abord un aventurier, ce que n’était pas Sade. Casanova se plaisait à s’engager dans une sorte d’inconnu perpétuel avec l’idée que seule la chance compte, et que même quand elle est chauve, il ne faut pas manquer de l’attraper par les cheveux.
Vous avez choisi de montrer le personnage à deux moments différents de sa vie. Au moment où il écrit, à la fin de sa vie, et au moment où il vit ce qu’il va ensuite relater, qu’il considère comme un échec. C’est un film crépusculaire…
B. J. : C’est assez paradoxal. Parce que l’image que l’on a de Casanova et qui constitue son mythe est plus joyeuse. Le nom propre est devenu commun : quand un type a du succès avec les femmes, on dit que c’est un casanova… C’est vrai que le film est assez sombre, mais pour tout dire ce n’est pas ce que j’avais en tête au départ. Je voulais faire un film sur Casanova, dont les mémoires ont de tous temps été l’un de mes livres de chevet. Sans forfanterie, je connais suffisamment le personnage pour dire qu’il est devenu l’un de mes amis intimes. Le livre est écrit dans une langue sublime, alors que le français n’était pas sa langue maternelle, et franchement on ne se lasse pas de le lire et le relire. Mon opinion est d’ailleurs largement partagée. Jadis Gallimard avait demandé à Raymond Queneau de sonder les principaux écrivains du moment sur les cent livres qui pourraient constituer une bibliothèque idéale. Presque tout le monde avait cité Histoire de ma vie, de Casanova. C’est un livre formidable, qui nous fait sentir à quel point le fait même d’être en vie constitue en soi un ressort puissant.
Pourtant vous le faites vivre à un moment où il n’a plus de ressort. Le second plan du film le montre descendant un grand escalier au ralenti…
B. J. : Les choses se font souvent au fil de la plume. Mon idée était au départ de choisir un épisode parisien de la vie de Casanova, dix ou quinze ans plus tôt pour décrire l’une de ces escroqueries dont il était coutumier. Ces escroqueries ne manquaient jamais d’élégance dans la mesure où certes il se préoccupait de s’enrichir en roulant quelqu’un, mais en essayant de faire le bonheur de celui ou plus souvent de celle qu’il roulait. C’était très important pour lui. Je pense à une marquise, Madame d’Urfé. Elle a rencontré Casanova alors qu’elle avait déjà un certain âge. Elle était obsédée par le temps qui passait. Et elle a naturellement confié à Casanova le soin de lui rendre son jeune âge, celui-ci lui ayant affirmé qu’il en avait le pouvoir. Il a très largement profité de la crédulité de la vieille dame, qui était fort riche, au grand dam de toute sa famille. Celle-ci a fait chasser l’aventurier de Paris. J’avais très envie de raconter cette histoire, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’affaire Bettencourt. Pour le film j’avais pensé à un acteur italien que j’aime beaucoup, qui avait l’âge du rôle, et Isabelle Huppert. Mais Vincent Lindon, qui est à la fois un ami cher et un acteur magnifique, a eu vent du projet, il est venu me voir pour me dire que le rôle de Casanova l’intéressait. De fait il a fait un braquage…
Et vous vous êtes laissé faire…
B. J. : Oui, parce que c’était assez dans les manières de Casanova. Vincent s’est pointé au cours d’une réunion de production pour nous informer que Casanova, c’était lui. On ne pouvait pas résister à un tel désir.
Il n’avait pas besoin d’avoir l’accent italien !
B. J. : Non. Il ne faut pas oublier qu’il a été banni de Venise et qu’il en garde quelque rancœur. Et quand le film se déroule il est en France depuis au moins quinze ans, il parle parfaitement le français. D’ailleurs, tout le monde à l’époque parlait le français, du moins à travers toute l’Europe.
Vincent Lindon ressemble-t-il à Casanova ?
B. J. : Physiquement pas vraiment. Casanova était costaud, il était grand, 1,87 mètre. Mais le portrait que le Prince de Ligne fait de lui, qui est le seul portrait que l’on connaisse, est assez ressemblant avec ce que dégage Vincent. Des humeurs, une espèce de brutalité, de la forfanterie, une grande susceptibilité, etc. Une fois Vincent dans la course, j’ai changé mon fusil d’épaule et j’ai pris un épisode plus tardif, qui comme vous le dites a une tonalité crépusculaire. C’est un épisode que je trouve magnifique, qui a donné lieu à toute une littérature, à commencer par La Femme et le Pantin, de Pierre Louÿs. Mais cela ne m’intéressait pas de refaire La Femme et le Pantin, je voulais plus prosaïquement montrer un homme à femmes au moment où il se prend un râteau caractérisé.
Avant d’en venir aux relations entre les hommes et les femmes, nous constatons qu’au XVIIIe siècle, en un temps où les transports n’étaient pas aisés, certains passaient leur temps à aller d’un pays à l’autre, d’une cour à l’autre…
B. J. : Il est certain que la très grande majorité des gens était fixée à demeure. Mais à côté de cela, il existait une petite minorité, souvent des esprits forts et des tempéraments de feu, qui changeait en permanence de lieu de villégiature, jusqu’en Amérique. Un petit milieu, dont la langue commune est le français, où tous se connaissent…
Le film nous laisse penser que beaucoup étaient des parasites de luxe…
B. J. : Peut-être. Mais ils savaient aussi se rendre utiles. Casanova a fait fortune à Paris en inventant, ou du moins en prétendant inventer la Loterie nationale. Qui a au passage énormément enrichi le royaume… Et lui-même. Ce qui fait qu’il est arrivé riche à Londres. Alors qu’il était arrivé à Paris sans un sou, puisqu’il sortait de prison. Mais cela fait partie de son mythe. Casanova possédait une incroyable dimension romanesque.
Avoir ce désir de romanesque suffit-il à avoir une vie qui sorte vraiment de l’ordinaire ?
B. J. : Mon avis est que tout le monde a les moyens d’avoir un destin qui sorte des sentiers battus. Mais tout le monde ne le désire pas. La plupart en ont peur. Et heureusement pour ceux qui se lancent. Si tout le monde partageait ce désir, la place serait chère.
On a longtemps différencié Casanova et Don Juan, le premier étant un jouisseur alors que le second n’aimait rien tant que de séduire, quitte à ne pas consommer.
B. J. : C’est un peu l’idée fellinienne des personnages. Pour moi Don Juan était plus qu’un séducteur, un chasseur. Mais Casanova n’était pas celui que montre Fellini. Quand on le lit, on voit bien qu’il a le désir de raconter sans détour ce qui lui est arrivé, et qui l’étonne lui-même. Casanova n’est pas un prédateur. Il fait partie de la moitié masculine de l’humanité, et ce qui le passionne c’est l’autre moitié de l’humanité. Il cherche donc à l’approcher par tous les moyens, le plus possible et à chaque occasion. Le moyen le plus vrai étant bien entendu celui de l’intimité érotique. Casanova n’a jamais cherché autre chose que la compagnie des femmes. Il a eu de très nombreuses aventures amoureuses, mais je pense qu’elles étaient avant tout amicales, affectueuses, complices. C’est ce que l’on perçoit de sa relation avec le personnage interprété par Valeria Golino. Mais avec la Charpillon, il rencontre une femme qui le met au pied du mur, qui annonce presque l’amour romantique et destructeur tel qu’il sera décrit par les romanciers du XIXe siècle. Quand Casanova se retrouve piégé, il est le premier surpris et le premier abattu.
On peut se demander si, ayant séduit toutes les femmes, il ne s’enflamme pas parce que justement elle le repousse…
B. J. : Bien sûr. D’autant plus que cette fille n’est pas une oie blanche. Elle appartient à ceux qui peuvent payer. Casanova a les moyens de payer, mais ce qu’il désire va au-delà. Mais la Charpillon aime sans doute Casanova, et si elle se refuse c’est pour lui laisser le temps d’exprimer ses sentiments. Pour lui, faire la cour est une expérience nouvelle, qui le met dans un état inédit. Elle joue avec lui, parce que c’est comme cela qu’elle fonctionne. Mais il ne faut pas oublier que sa mère, inoxydable maquerelle, n’est jamais loin. Quand elle intervient au moment où la fille allait enfin céder, Casanova préfère s’en aller… Mais à la décharge de la Charpillon, il faut bien comprendre que Casanova a été précédé par sa réputation et que ce n’est pas simple d’imaginer pouvoir compter pour lui alors qu’il a tant aimé… Au-delà de ces arabesques sentimentales, la relation de ces deux-là dit aussi des choses sur le temps qui passe, et qu’il est sans doute temps de se rendre compte qu’il se passe parfois quelque chose de très fort entre un homme et une femme.
L’aspect crépusculaire du film réside aussi dans le manque permanent de lumière, cette pénombre qui enveloppe les couloirs et les antichambres dans lesquels évoluent les personnages… On a le sentiment d’un monde qui retient son souffle dans l’attente de l’on ne sait quoi…
B. J. : Ne le prenez pas comme une boutade, je pense qu’il attend l’électricité. Parce que bien évidemment la vie n’est pas la même quand on est redevable de la lumière du jour ou de celles des bougies pour mener ses affaires à bien. Quant aux couloirs et aux antichambres dont vous parlez, c’est bien évidemment une part importante du film. Nous avons visité beaucoup de châteaux, aussi souvent que possible avec les comédiens, avant de nous arrêter aux choix qui ont été faits. Et je remercie une nouvelle fois ma chef-déco, Katia Wyszkop, qui me suit depuis des années et dont le travail est impeccable. Les décors ont souvent été choisis pour leurs qualités géographiques, leur relation à la lumière, même s’ils devaient être entièrement retravaillés.
Vous avez tourné en France ?
B. J. : En partie seulement. Les scènes qui se déroulent en Bohème ont été tournées en Bohème. Et les scènes londoniennes en Angleterre, du moins pour ce qui concerne les extérieurs. Les intérieurs sont plus volontiers français.
Si l’on dépasse le XVIIIe siècle et que l’on se penche sur votre œuvre, on est bien obligé de constater que les relations entre les hommes et les femmes en constituent l’épine dorsale… Vos films posent la question de ce qu’il y a derrière les apparences d’une relation amoureuse, du lien souvent énigmatique qui se noue entre deux êtres…
B. J. : Énigmatique est le mot. À commencer pour ceux qui vivent cette relation. C’est effectivement quelque chose qui m’intéresse au premier chef, et notamment au cinéma. Le dispositif consistant à mettre des films en scène avec des acteurs dans des lieux et dans des temps divers est dans les films des autres et dans les miens très propice à faire apparaître ce qui est pour moi la question principale, la séduction qui s’opère entre les hommes et les femmes. Les codes sont extrêmement complexes.
N’y-a-t-il pas de la jouissance dans cette complexité ?
B. J. : Bien évidemment. Sans cette jouissance, il n’y aurait pas de romans, pas de poèmes, pas de chansons, pas de films. La complexité de cette relation provoque un relief de joie, de désespoir, de bonheur et de malheur qui alimente l’imaginaire de façon incroyable.
Le film montre un Casanova vieillissant. Sans vouloir être brutal, vous-même n’avez plus vingt ans. Les questions qu’il se pose ne sont-elles pas aussi les vôtres ?
B. J. : De façon plus générale il est question de ce moment de la vie où l’on se demande si l’on va pourvoir continuer de vivre comme on l’a fait jusque-là avec plus ou moins de bonheur. À partir d’un certain âge on voit des amis mal en point ou même qui cassent leur pipe. Et même quand tout va bien, on se dit que cela pourrait tout à fait nous arriver. Mais je ne vois pas le vieillissement comme une décrépitude. Concernant Casanova, j’ai imaginé qu’il était arrivé au moment où il fallait bien qu’il pense à cela. Mais après l’épisode de la Charpillon, il lui est arrivé encore beaucoup d’histoires. Cet épisode est sans doute un moment-clé de sa vie. Mais je n’ai pas choisi de mettre le personnage en scène à la fin de sa vie par hasard. Parce que c’est souvent avec le recul du temps que l’on perçoit que tel ou tel épisode a marqué notre vie… On ne se rend pas très bien compte du bonheur, ou du malheur, au moment où il nous saisit. Le recul est nécessaire. C’est le sens de la dernière réplique. Sa visiteuse demande à Casanova s’il faut souffrir pour aimer. Il lui répond : « Pour aimer, peut-être pas, mais pour savoir qu’on a aimé, certainement. » Cette phrase ne sort pas des mémoires de Casanova, elle exprime ce que je pense intimement. n
Propos recueillis par Yves Alion
Réal. : Benoit Jacquot. Scén. : Chantal Thomas, Jérôme Beaujour et Benoit Jacquot d’après Giacomo Casanova.
Phot. : Christophe Beaucarne. Mus. : Bruno Coulais. Prod. : Les Films du Lendemain, JPG Films.
Int. : Vincent Lindon, Stacy Martin, Valeria Golino, Julia Roy, Nancy Tate, Anna Cotti, Christian Erickson.
Durée : 1h38. Sortie France: 20 mars 2019.