Publié le 15 juin, 2014 | par Rédaction
0Entretien avec Ken Loach et Paul Laverty à propos de Jimmy’s Hall
Entretien avec Ken Loach (réalisateur) et Paul Laverty (scénariste)
Il se murmure que Jimmy’s Hall pourrait être le dernier film réalisé par Ken Loach, ou du moins le dernier film lourd (en termes de production), le cinéaste ne s’interdisant pas de signer quelques documentaires, à l’instar de son récent Esprit de 45. C’est vrai que nous sommes habitués à la présence de cet éternel révolté, devenu sans qu’il l’ait cherché le cinéaste phare du cinéma anglais. Si l’annonce de cette retraite était avérée, ses films nous manqueraient. Cela étant dit, l’œuvre de Loach est assez monumentale, comme une fresque quasi-balzacienne de l’Angleterre de ces quarante dernières années. Plus quelques films à cadre historique (dont Jimmy’s Hall fait partie) qui vont évidemment dans la même direction. Celle d’une empathie viscérale pour le genre humain, qui se double en l’occurrence d’une invitation à la lutte. Contre tous les systèmes, toutes les injustices. Le monde étant ce qu’il est, le sujet est loin d’être épuisé. Loach ne peut pas prendre sa retraite : il en a largement pour mille ans avant d’avoir fait le tour de la question…
Comment menez-vous un travail d’écriture en commun ? Etes-vous en permanence dans la même pièce, ou vous livrez-vous à une sorte de ping-pong avec un texte qui s’améliore et se peaufine par touches successives ?
Paul Laverty : Nous avons pour commencer une conversation de fond, au cours de laquelle nous examinons tous les tenants et aboutissants du projet. Mais cela ne se passe pas systématiquement de la même façon à chaque fois. Pour ce qui est de Jimmy’s Hall nous sommes partis d’une conversation que j’ai eue il y a quelques années avec mon ami Donal Fox, au cours de laquelle il m’a parlé pour la première fois de Jimmy Gralton. Le personnage m’a fasciné. Je me suis dit que sa vie était assez riche pour être le point de départ d’un film. J’en ai parlé à Ken, qui s’est montré plutôt enthousiaste. Nous étions sur la même longueur d’onde : faire le portrait de Gralton permettait de parler de la société irlandaise et de ses contradictions.
Vous travaillez ensemble de façon très régulière depuis Carla’s Song, il y a dix-huit ans. Etes-vous toujours en accord sur le plan politique ?
Ken Loach : La question ne se pose pas vraiment de cette façon. Quand nous nous lançons dans un projet, l’histoire se construit progressivement. C’est Paul qui écrit, qui donne une épaisseur aux personnages, qui suggère des développements. Pour Jimmy’s Hall, il a fallu décider d’où partirait l’histoire. Nous en avons discuté, nous avons pris un certain nombre de décisions. Notamment celle de ne commencer à raconter l’histoire de Jimmy Gralton qu’après son retour des Etats-Unis. Paul a commencé à écrire les premières scènes, auxquelles j’ai apporté quelques corrections, et ainsi de suite. Mais pour répondre à la question, notre vision du monde est assez similaire. Je pense que nous n’aurions pas pu travailler ensemble sur une aussi longue période si ça n’avait pas été le cas.
Pourquoi, en effet, ne pas avoir montré la vie de Gralton aux Etats-Unis ? Cela aurait permis de mieux saisir cette nouvelle culture, son amour du jazz par exemple, qu’il allait entreprendre de faire partager à ses concitoyens…
K. L. : Cette option aurait été envisageable bien sûr, mais le budget du film aurait été alourdi dans des proportions non négligeables. Mais la première raison est que le point de vue aurait été déplacé. Nous voulions mettre l’accent sur les personnages et ne pas nous perdre dans une reconstitution qui aurait sans doute déplacé le centre d’intérêt du film. Jimmy’s Hall est un morceau de jazz, pas une symphonie pour grand orchestre.
Le vent se lève était davantage symphonique…
K. L. : En partie bien sûr, c’est un film de plus grande amplitude. Mais l’objectif était le même : nous attacher au destin des personnages, en laissant au spectateur le soin d’en tirer ses propres conclusions quant à ce que le film raconte sur la société irlandaise.
P. L. : L’action de Jimmy’s Hall se situe dix ans après celle du Vent se lève. Mais ce sont dix années qui ont compté pour l’Irlande. A la guerre d’indépendance s’est substitué sans que cela ne soit jamais reconnu une espèce de guerre civile, qui a causé bien des dégâts. Nous avons mis en scène un certain nombre de personnages qui expriment de façon claire les différents points de vue, qui exposent les enjeux politiques et sociaux. Mais la situation en Irlande a toujours été inextricable. C’est pourquoi nous avons choisi de montrer dans Le vent se lève deux frères dont les routes finissaient par diverger. Nous n’avons effectivement pas montré Gralton quand il était aux Etats-Unis, mais la façon dont il se comporte à son retour est imprégné de ce qu’il a vécu là-bas. Il a roulé sa bosse, rencontré des gens de différentes cultures, apprécié des musiques nouvelles. Pendant que les Irlandais avaient un peu tendance à se replier sur eux-mêmes.
(Le Vent se lève)
K. L. : Il ne faut pas oublier que Gralton est un syndicaliste. Son penchant pour le prosélytisme est naturel, d’autant qu’il croit sincèrement apporter quelque chose aux autres. C’est un militant, dans le meilleur sens du terme.
Vous le connaissiez avant de faire le film ?
K. L. : Non. C’est Paul qui m’en a parlé le premier. J’ai peu à peu fait connaissance avec cette figure historique. Mais les archives sont pleines de failles et il est des périodes de sa vie dont on sait assez peu de choses. Ce qui laisse d’autant plus de place à l’imaginaire et à la fiction. Mais il va de soi que le personnage m’a immédiatement séduit…
P. L. : Ce qui est attachant dans ce personnage, c’est que c’est un homme qui aime la vie, qui aime la fête, c’est un homme joyeux. Alors que souvent les militants sont tellement dédiés à leur cause qu’ils en oublient que la vie peut être également légère. Le dévouement à une cause ne doit pas empêcher de profiter de sa propre vie. Ce que nous avons déjà suggéré dans des films précédents, qu’ils se déroulent au Nicaragua ou à Los Angeles.
C’est passionnant de voir Jimmy’s Hall après Le vent se lève. Parce que pour l’Irlande comme pour beaucoup d’autres pays, nous assistons à une confiscation moralisatrice de la révolution… Les Irlandais ont obtenu leur indépendance, mais c’est pour ériger aussitôt d’autres barrières…
K. L. : C’est un classique du genre. Les partisans de l’indépendance n’étaient pas d’accord sur beaucoup de choses. Une fois les Anglais partis, il a fallu organiser l’Etat. Et les divergences ont été mises en lumière. Ce n’est pas parce que les Anglais n’étaient plus là que le fossé entre les riches et les pauvres allait se combler. Ceux qui souhaitaient des changements radicaux ont été mis à l’index, puis combattus.
P. L. : Le socialisme était clairement la dernière chose que souhaitait la majorité des Irlandais.
Il est troublant de voir que les mêmes questions se poseront pendant la guerre d’Espagne. Land and Freedom montre à la fois que la question de la répartition des terres est fondamentale et que les contradictions du camp progressistes sont profondes…
P. L. : Mais c’est pourtant ainsi que les choses se passent un peu partout. Même si c’est particulièrement patent concernant l’Irlande, les tentations conservatrices et même franchement réactionnaires étant très fortes.
Comment trouvez-vous l’équilibre entre la mise en lumière de personnages individuels dans lesquels le spectateur peut se reconnaître et la nécessité de montrer des élans collectifs ?
P. L. : C’est un équilibre auquel nous sommes attachés, mais qui s’établit de lui-même dans le sens où les personnages sont des émanations de leur éducation, de leur milieu, de leurs choix politiques, et qu’ils acquièrent leur identité propre tout en restant des représentants de leurs idéaux. Du moins pour ce qui est des personnages principaux.
K. L. : C’est vrai que c’est un équilibre à trouver. Si l’on donne trop de liberté à un personnage particulier, le risque est de perdre le contexte de tout ce qui lui arrive. Et si c’est le groupe qui est mis en avant, le film perd en subtilité, les dilemmes qui se posent à chacun, les choix parfois douloureux qu’il faut faire étant un peu étouffés. Il faut faire attention à ce que les personnages ne restent pas dans des bulles.
Pour qu’ils échappent à leur bulle, il vous faut trouver un autre équilibre : les personnages doivent être positifs, mais sans être taillés de le granit. Leur humanité est à ce prix. Vous avez sans doute beaucoup réfléchi à cela en faisant Route Irish et It’s a Free World, dont les héros n’épousent visiblement pas vos idées, tout en étant des victimes du système…
P. L. : Je suis très heureux que vous l’ayez remarqué. Nous ne sommes pas aveugles. Les tragédies du monde sont souvent complexes, elles résistent à des lectures simplistes. C’est vrai que nos films défendent des valeurs de liberté, de justice et d’émancipation. Mais ces valeurs ne se situent pas nécessairement en un lieu unique. Il est quand même plus enrichissant de créer des personnages avec leurs contradictions, leur cécité sur le monde qui les entoure, leurs faiblesses, à condition que cela n’érode pas leur humanité.
On abuse peut-être de la formule, mais il est tentant de revenir à Jean Renoir qui disait que chacun avait ses raisons… C’est évident en ce qui concerne le personnage du prêtre dans ce film…
K. L. : Bien sûr. Même si le prêtre avait été plus compréhensif, plus permissif, il n’aurait rien plus faire. Parce qu’il œuvre dans un contexte politique qu’il ne contrôle pas. Il est prisonnier de sa situation. Il est indispensable de le comprendre plutôt que de fustiger les uns pour applaudir les autres comme si nous étions au guignol.
Vous montrez d’ailleurs que le prêtre combat Jimmy tout en reconnaissant qu’il est un concurrent idéologique, qui se bat lui aussi pour le partage et l’amour…
K. L. : C’est effectivement l’ironie de la chose. L’Eglise a combattu le communisme avec la plus grande vigueur, alors que le communisme œuvrait, ou du moins prétendait le faire, pour rapprocher les hommes. Mais c’est toute la hiérarchie catholique qui a pris peur, en taxant les communistes d’ «antéchrists ». L’Eglise pouvait accepter qu’ils prônent l’amour du prochain, mais pas qu’ils nient le Christ.
P. L. : L’Eglise est enfermée dans une bulle idéologique, celle du dogme, qui ne peut évoluer que très lentement.
Vous avez plusieurs fois dirigé Peter Mullen, qui lorsqu’il est passé à la mise en scène a choisi dans The Magdalene Sisters de dénoncer le ces couvents-prisons où les jeunes filles « pas convenables » étaient enfermées…
K. L. : C’est un très beau film. Ces couvents étaient jusque dans les années 70 des lieux terribles. Les journaux ont révélé récemment qu’une fosse commune avait été découverte près d’un couvent avec des dizaines de cadavres d’enfants, qui n’avaient pas été baptisés car leur mère avait péché. C’est terrible…
P. L. : C’est toujours la même question. Il est facile de considérer ces religieuses comme des monstres. Mais c’est faire fi du contexte historique, social et idéologique. Ce qui n’empêche pas bien sûr de se battre de toutes ses forces pour mettre fin à certaines situations.
Ce qui est troublant, c’est de voir que les religieux de Jimmy’s Hall se battent contre la musique, qui libère les corps et les esprits. Ils sont en cela assez proches des extrémistes musulmans qui bannissent la musique des lieux sous leur coupe. Jimmy’s Hall est cousin d’un autre film de Cannes, Timbucktu…
K. L. : C’est en effet peut-être le plus grand péché de Jimmy Gralton que d’indiquer que la liberté est jouissive… La danse rapproche les corps… Aucun système totalitaire ne peut l’admettre. Staline n’était pas non plus un très grand mélomane…
Propos recueillis par Yves Alion
Jimmy’s Hall
Réal. : Ken Loach. Scn. : Paul Laverty. Dir. Ph. : Robbie Ryan. Mont. : Jonathan Morriss. Mus. : George Fenton. Cost. : Eimer Ni Mhaoldomhnaigh. Déc. : Fergus Clegg. Prod. : Rebecca O’Brien pour Sixteen Jimmy Ltd. Dist. : Le Pacte. Avec Barry Ward, Simone Kirby, Jim Norton, Aisling Franciosi, Aileen Henry, Francis Magee, Karl Geary. Durée : 1h 46. Sortie France : 2 juillet 2014.