Publié le 12 février, 2019 | par @avscci
0Si Beale Street pouvait parler de Barry Jenkins
Ne comptez pas sur Barry Jenkins pour marcher dans les pas de Spike Lee et dénoncer de manière fracassante la condition réservée au peuple noir, en ambitionnant d’en devenir le porte-parole médiatique. Là où son tapageur aîné pratique volontiers l’escalade dans le bruit et la fureur, parfois avec succès, comme dans le récent BlackKklansman, le réalisateur oscarisé de Moonlight préfère se mettre à la hauteur de ses personnages pour les regarder les yeux dans les yeux. L’humanité de son cinéma passe avant tout par celle dont sont empreints ses protagonistes. Aux spectateurs de compatir et de se révolter s’ils en éprouvent le besoin. Jenkins ne cherche jamais à orienter notre regard ou à manipuler nos sentiments. Il préfère nous exposer des situations. Il a trouvé en cela une source d’inspiration idéale chez l’écrivain James Baldwin, récemment célébré par le formidable documentaire de Raoul Peck I Am Not Your Negro (2016). Si Beale Street pouvait parler s’attache à un couple ordinaire qu’une accusation de viol lancée contre l’homme va contraindre à se battre pour préserver son amour.
Malgré la puissance de son sujet et la prégnance de son contexte, l’Amérique des années 60 en lutte pour les droits civiques, Barry Jenkins se garde bien de succomber aux chimères du film à thèse ou du brûlot militant. À la manière de Jeff Nichols dans Loving (2016), il relate d’abord une superbe romance dans un contexte tourmenté, en mettant en évidence les dégâts collatéraux que provoque cette histoire, quand le doute vient fissurer certaines certitudes et rompre l’unité de façade de leur entourage. Ce mal insidieux n’est pourtant pas pour le metteur en scène prétexte à un grand discours ou à une envolée lyrique. Ce n’est pas son style. Il préfère éloigner sa caméra de quelques pas pour mieux mesurer l’étendue des ravages engendrés par la rumeur. Si Beale Street pouvait parler est un constat d’une intégrité absolue qui refuse de s’apitoyer sur le sort de ses personnages principaux et de cet enfant auquel ils donnent naissance dans la division et le chaos, sans pour autant lui transmettre l’héritage de la haine.
Dans Moonlight, Barry Jenkins traitait d’une simple romance homosexuelle avec un tact infini, en privilégiant la puissance des sentiments unissant puis séparant ses protagonistes. Cette fois, c’est à la ségrégation ordinaire que le réalisateur applique ce parti pris. L’effet n’en est pas moins dévastateur. Son cinéma mise davantage sur la compassion que sur la dénonciation, mais il n’est jamais ni complaisant ni manichéen. Au spectateur d’assumer son libre-arbitre sans se laisser commander ses réactions. La mise en scène subtile ne se soumet pas au propos, aussi engagé soit-il. Au contraire, elle le transcende en le parant d’un niveau de lecture supplémentaire. Comme si le cinéaste avait besoin de recul pour mieux percevoir dans ses moindres détails la situation qu’il dépeint. Il sait toutefois s’en rapprocher lorsque ça lui semble nécessaire. Il témoigne alors d’une infinie douceur quand il s’agit de filmer les visages et les peaux, quitte à laisser sa caméra littéralement les caresser.
Barry Jenkins est un cinéaste de l’empathie qui n’éprouve jamais le besoin de pratiquer la moindre surenchère pour convaincre. Cela ne l’empêche pas pour autant d’adhérer totalement à son sujet. Sans doute a-t-il reconnu dans Si Beale Street pouvait parler ce même sentiment qui guidait James Baldwin en racontant cette histoire simple si emblématique de son époque. Qu’importe pour lui que le sculpteur Fonny soit coupable ou non du viol dont on l’accuse. Sa seule certitude, c’est que cet événement bouleverse l’existence de deux et bientôt trois êtres pris en otages. S’agit-il du fameux fatum cher à la tragédie grecque ? Il est évident que Jenkins observe ses personnages comme s’ils étaient victimes du destin, impuissants à (ré)agir par leurs propres moyens et à s’extraire d’une communauté qui continue à subir malgré elle le choc en retour de l’esclavagisme dans une Amérique recroquevillée sur elle-même qui nourrit une nostalgie malsaine de la ségrégation raciale dont le Ku Klux Klan incarne le sinistre spectre. Une sensation de malaise qui sous-tendait déjà Moonlight, à travers l’évocation d’une minorité dans la minorité : l’homosexualité au sein de la communauté afro-américaine. Comme une double peine.
Dans Si Beale Street pouvait parler, cette peine est aussi un chagrin : celui de ce jeune couple séparé par le destin qui se voit condamné à attendre un jugement illusoire pour pouvoir jouir de sa vie conjugale et plus encore construire une famille. L’aspect le plus déchirant de cette situation réside dans l’incertitude qui la gouverne. Il n’est jamais question pour Barry JENKINS de s’interroger sérieusement sur la culpabilité éventuelle de Fonny. Ce n’est pas son sujet. Ce qu’il déplore, davantage qu’il ne le dénonce, c’est l’impuissance de l’individu en butte à des institutions qui l’écrasent. L’éternel lutte du pot de terre et du pot de fer.
Jean-Philippe Guerand
If Beale Street Could Talk. Film américain de Barry Jenkins (2018), avec Kiki Layne, Stephan James, Regina King. 1h59.
Critique en partenariat avec l’ESRA.