Publié le 6 janvier, 2022 | par @avscci
0Critique – Ouistreham d’Emmanuel Carrère
Debout, les damnées de la mer !
Quand un écrivain journaliste s’attaque à l’œuvre d’une de ses consœurs, le résultat est nécessairement intriguant. Pour mener à bien Le Quai de Ouistreham, Florence Aubenas a repris le principe de certaines enquêtes en immersion clandestine dans un milieu fermé dont Tête de Turc de l’Allemand Günter Wallraff a lancé la vogue au milieu des années 1980, ouvrage dont elle revendique d’ailleurs l’influence. En l’occurrence, elle a décidé de se faire engager comme femme de ménage à bord d’un de ces ferries en partance pour la Grande-Bretagne que le personnel d’entretien n’a qu’un laps de temps limité pour nettoyer dans des conditions de travail particulièrement précaires. En décidant de porter ce récit vécu à l’écran, l’auteur de L’Adversaire s’est trouvé confronté à un problème majeur de casting. Il a donc opté pour une solution intermédiaire en confiant le rôle de l’enquêteuse incognito à une actrice de renom, en l’occurrence Juliette Binoche, afin de donner une évidente valeur ajoutée à son film sur le plan commercial. Difficile, en revanche, de distribuer des actrices professionnelles dans les rôles de ces « techniciennes de surface ». Le réalisateur a donc opté pour une solution intermédiaire en engageant certaines des véritables compagnes de labeur de Florence Aubenas pour tenir leurs propres rôles. Carrère traitant là d’un sujet qui lui tient à cœur et rejoint certaines de ses préoccupations d’écrivain, l’alchimie fonctionne à merveille. Y compris dans les scènes qui reposent sur une tension dramatique extérieure à la représentation proprement dite de la routine professionnelle de ces femmes corvéables à merci.
La puissance du récit de Florence Aubenas reposait sur son sens de l’observation et son empathie à l’égard de ses collègues de fortune à qui elle a réussi à mentir sans pour autant jamais les trahir. Ces qualités, Emmanuel Carrère se les approprie dans un esprit qui lui a inspiré naguère D’autres vies que la mienne (porté à l’écran par Philippe Lioret dans Toutes nos envies). Il filme le quotidien sans affèteries et montre la routine contraignante de ces travailleuses invisibilisées par la société au sein de laquelle elles perpétuent ce que la doctrine marxiste appelait le lumpenprolétariat, sans jamais pour autant se plaindre de leur condition ni a fortiori se révolter. L’effet est foudroyant et renvoie à une certaine tendance du cinéma post soixante-huitard par sa puissance sociologique et une dénonciation qui passe par le spectacle des ravages du travail, largement théorisés et analysés depuis.
Ouistreham expose des êtres humains soumis à une discipline humiliante qui les réduit au stade de machines et met en scène ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’ubérisation, phénomène encore balbutiant lorsque Florence Aubenas a publié son livre, en 2010. Ni plus ni moins qu’une dégradation spectaculaire des conditions de travail qui va à l’encontre de l’évolution naturelle de la civilisation occidentale, en reproduisant des schémas en usage à l’époque de l’esclavage. À travers ces femmes (il n’y a quasiment pas d’hommes parmi cette population, ce qui n’est jamais un signe de progrès), Ouistreham dépeint les ravages de l’horreur économique et l’émergence d’un nouveau prolétariat qui survit davantage qu’il ne vit, en cumulant à cet effet plusieurs tâches le plus souvent dégradantes et sous-payées. Sur le plan formel, Carrère joue la carte du naturalisme avec la complicité d’un opérateur passé maître dans cet art délicat : Patrick Blossier, associé naguère à des cinéastes tels qu’Agnès Varda, Costa-Gavras, Andrzej Zulawski ou la série Mafiosa. La caméra constamment fluide et mobile traque les regards et les gestes avec une rare grâce. Comme pour donner un supplément d’âme à ces humains robotisés.
Emmanuel Carrère partage indéniablement avec Florence Aubenas une profonde empathie pour ses protagonistes, mais ne verse pas plus que sa consœur dans le misérabilisme ou le pathos. Le mérite en revient aussi à Juliette Binoche qui s’efface derrière son personnage, tout en évitant de se laisser vampiriser par ses partenaires non professionnelles dont le jeu ne repose pas du tout sur les mêmes automatismes. Emmanuel Carrère rompt d’ailleurs délibérément cet équilibre acrobatique vers la fin du film, lorsque surgit un couple ami de la journaliste dont il a confié l’interprétation à deux acteurs professionnels : Louis-Do de Lencquesaing et Charline Bourgeois-Tacquet (la réalisatrice des Amours d’Anaïs). Saisissant effet de retour à la réalité qui agit comme un charme insidieux et renvoie la journaliste campée par Binoche à ses responsabilités, mais aussi à son mensonge. En faisant émerger ainsi de leur anonymat ces travailleuses dont la clientèle ignorait jusque-là l’existence, la mise en scène rompt ainsi brutalement le charme maléfique qui court en arrière-plan de ce film conscient de ses responsabilités vis-à-vis de ceux que L’Internationale qualifiait naguère justement de damnés de la terre.
Jean-Philippe Guerand
Réal. : Emmanuel Carrère. Scén. : Emmanuel Carrère et Hélène Devynck, d’après Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas. Phot. : Patrick Blossier. Mus. : Mathieu Lamboley. Prod. : Curiosa Films, Cinéfrance Studios, France 3 Cinéma et Mars Films. Dist. : Memento Distribution. Int. : Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Émily Madeleine, Patricia Prieur, Évelyne Porée, Didier Pupin, Louis-Do de Lencquesaing, Charline Bourgeois-Tacquet. Durée : 1h47. Sortie France : 12 janvier 2022.