Publié le 29 mai, 2021 | par @avscci
0Critique – Nomadland, de Chloé Zhao
Les choix d’une fuite en avant
Il y a bien entendu le rendez-vous avec l’histoire du cinéma. En obtenant l’Oscar de la Meilleure réalisatrice, en plus de celui du Meilleur film, le tout s’ajoutant à un Lion d’or, Chloé Zhao devient (seulement) la deuxième femme à obtenir la statuette. Elle obtient ainsi une entrée dans le cercle des auteurs célèbres et puissants, qui comptent, alors qu’elle s’apprête paradoxalement à travailler pour la plus puissante et formatée des machines à blockbusters, Marvel. Que donnera le film de super héros de Zhao ? Une question curieuse si l’on considère Nomadland, le type de cinéma dessiné par ce film, ainsi que par les précédents, et la place que la cinéaste chinoise a su se tailler dans le cinéma américain. Celle d’une observatrice aguerrie des mythes, coutumes et spécificités des États-Unis, prolongeant la tradition des regards immigrés parvenant à saisir, grâce à Hollywood, des particularités du pays que les vrais Américains ne voient peut-être même plus. La cinéaste se place ainsi dans une noble lignée, de Lubitsch à Lee en passant par Chaplin ou Hitchcock et Nomadland confirme ce statut en se présentant comme le long métrage de la crise américaine, de la dépression et de ses conséquences. Ce qui n’est pas faux, mais est également une forme de trompe-l’œil sur laquelle nous allons nous pencher.
Nouvelles religions et nouveaux gourous
Bien entendu, au premier abord, Nomadland est très exactement ce qu’il est : un récit de son temps, peinture d’une Amérique de l’après 2008, pas toujours vraiment remise d’une récession historique provoquée par son propre système. Le principe narratif du film, le road-movie, va dans ce sens. Car des Raisins de la colère à Easy Rider, ce type d’histoires a toujours été perçu comme une parfaite approche pour décrypter, en traversant physiquement et symboliquement, un pays ou ses changements. La référence au classique de Ford est bien entendue évidente, puisqu’il s’agit là aussi d’une femme, Fern, ayant tout perdu (mari, situation, maison), qui part sur les routes. Il y a néanmoins une différence majeure avec cette héroïne, incarnée par Frances McDormand, et le Tom Joad joué pour Ford par Henry Fonda. Là où Joad et les siens erraient en quête d’un nouveau foyer, d’une nouvelle voie, d’une seconde chance, le voyage de Fern a une destination bien plus ambiguë, voire inexistante. Certes, elle traverse également un paysage tout aussi dévasté que l’Amérique des années 1930 : villes désertes, petits boulots, solidarité dans la misère. Mais des différences majeures apparaissent vite, y compris dans les rencontres du hasard. Car Fern tombe vite, dans un de ces camps nomades qui parsèment son parcours, sur Bob Wells en personne, jouant son propre rôle. Loin du cliché du hobo, Wells est un auteur publié, mi gourou mi conseiller de vie, ayant prôné le minimalisme et l’errance comme mode de vie, comme solution aux dérives du monde moderne. La présence de Wells dans le film induit une notion essentielle qui sépare définitivement Fern de Joad et de ses prédécesseurs, celle du choix. En plaçant Wells dans sa distribution, Zhao souligne l’idée d’une vie, d’un vagabondage, qui ne correspondrait pas seulement à une réalité économique désastreuse, mais à une volonté personnelle et précise. Une idée qui permet d’ailleurs de comprendre la vision non critique, voire presque positive, de l’ogre Amazon et de ses dépôts qui donnent aux personnages des petits métiers entre deux retours sur la route. N’en déplaise aux critiques ayant vu en Zhao un nouveau Steinbeck, Nomadland n’est, dans les faits, guère traversé par une pulsion anticapitaliste. C’est d’une inspiration, et pas seulement d’une réaction, dont parle l’œuvre.
L’étouffement à ciel fermé ou ouvert
Ce surgissement du gourou/écrivain qu’est Wells est également une proposition formelle, rejoignant ce qui définit depuis déjà plusieurs années le cinéma de Zhao. L’autrice mélange à dessein acteurs (stars maintenant) avec des corps ou des lieux du réel. Le récit de Nomadland est à cet égard absolument parfait comme moteur. Fern va sur les routes et Zhao place le corps de la comédienne McDormand, porteuse de la fiction et de la part fabriquée du cinéma de la metteuse en scène, avec un paysage qui est celui de l’Amérique de 2020. Cet aspect a bien entendu poussé certains à voir une dimension politique dans le long métrage, à travers cette vision proche (mais pas entièrement du documentaire), livrant le portrait de ce pays nomade, de ceux qui ont choisi de vivre sur les routes loin du confort et des principes de « l’American way of Life ». À travers des grands espaces, des campements, ou des entrepôts Amazon, Zhao nous met donc en présence de ces gens, qui se retrouvent, contre toute attente, mêlés à un film hollywoodien. Leurs expériences, leurs corps (dont celui d’une fan extrême de Morrissey, par exemple), leurs voix et leurs histoires véridiques donnent à l’œuvre ce parfum si différent du reste de la production hollywoodienne. Mais derrière cette impression de radiographie d’une société, se cache autre chose. Zhao ne regarde en aucun le pays, elle regarde spécifiquement une tranche très précise, représentée par Wells, qui en est le chef de file et vient ainsi s’intégrer tout naturellement à la narration, en personnage entre la fiction et le réel, un pied dans chaque monde, vrai porte-parole et en même temps serviteur de la fiction portée par McDormand. Car Fern porte une histoire, qui n’est pas que l’errance, et c’est bien cette histoire qui percute frontalement les thèmes apparents de Nomadland, jusqu’à une sorte de retournement final. Fern a tout perdu, mais l’événement central de sa vie n’est pas tant le surgissement de la misère ou du nomadisme qu’un deuil impossible : la mort de son époux, survenu en même temps que la fermeture de l’usine, liant ce décès à la fin globale d’une partie de son existence. Il est en fait clair que, contrairement à Tom Joad, Fern n’est en aucun cas dans une quête, puisqu’elle est tout au contraire dans une fuite, symbolisée par le mode de vie prêché par Wells et ses adeptes.
L’histoire d’un choix, non d’une fuite
Les paysages, ou mêmes les options de mise en scène, témoignent clairement de cette échappée de Fern. Les lieux qu’elle traverse, qu’elle choisit pour rester une nuit ou quelques semaines, sont en effet presque toujours à ciel ouvert : des plaines où l’horizon se déploie à perte de vue, dans une forme d’infini proche d’une certaine conception de la liberté. En comparaison, les quelques maisons dans lesquelles Fern se repose existent en tant que lieux profondément clos, caractérisés par cette fermeture, ces espaces bouchés. Un seul endroit échappe à cette binarité du film : la forêt où Fern choisit de passer quelques jours, de sa baigner nue et de se dépouiller (dans tous les sens). Ici, les perspectives sont certes fermées par les arbres, mais l’impression est au contraire celle d’un espace de réconfort, de ressourcement, comme si l’héroïne pouvait ici enfin appartenir pleinement à un endroit, s’y sentir libre sans être enfermée, que ce soit par un toit ou des horizons vastes jusqu’au vertige. Ces instants de paix, de plénitude, contrastent avec le reste de Nomadland, et posent ainsi le probable sujet du film, celui de l’errance d’une femme qui ne parvient plus à se poser nulle part. Le récit ne fait pas de mystères de cette dimension de choix, puisqu’à au moins deux reprises la possibilité de s’installer dans une maison, et une vie plus traditionnelle en accompagnement, est offerte à Fern, puis rejetée. Le deuil de son mari, de leur existence, est évidemment au cœur de ses voyages, et délimite ainsi une dimension plus intimiste, personnelle, à une œuvre probablement moins politique ou engagée que ce que son apparence suggère. Contrairement à Tom Joad, Fern a le choix, et ne se bat pas contre le monde, contre ce qu’il est devenu, mais contre une tragédie bien intérieure, une souffrance qu’elle soigne avec ses moyens. Les discussions avec Bob Wells tournent autour de ce sujet même, et rappellent à quel point Nomadland est, au bout du compte, bien plus un portrait de femme que celui d’un pays.
Les derniers plans du film bouclent le destin de Fern de manière personnelle et collective. L’héroïne retrouve la maison où elle a vécu et travaillé avec son mari, y rentre, et ouvre une porte qui découvre, à l’arrière de la demeure, un immense espace à l’horizon claire, large. Cette soif d’ailleurs fut ainsi plus ou moins toujours là, toujours dans un coin de son esprit, de la vie qu’elle menait avec son époux. Nomadland n’est pas tant un film sur la récession post 2008 qu’un récit sur un mal plus profond, mais qui est tout aussi contemporain. Il y a chez Fern une volonté de s’échapper, de retrouver seule une harmonie que les autres, leurs codes, leurs existences, la société qu’ils ont bâtie, ne lui permettent pas d’atteindre. Une fin des illusions liée au monde tel qu’il s’est finalement révélé après la chute des idéologies au début des années 1990, regardée par la Chinoise expatriée Zhao, née en Chine mais ayant accompli carrière et études aux États-Unis. La dimension politique de l’œuvre de cette femme des deux mondes se situe peut-être justement au-delà des contradictions et tensions entre les deux grands modèles actuels, mais plutôt dans une profonde lassitude et une volonté de dépassement de ces encombrants modèles
Pierre-Simon Gutman
Film américain de Chloé Zhao (2020). Scn. : Chloé Zhao, d’après l’œuvre de Jessica Bruder. Phot. : Jose James Richards. Mus. : Ludovico Einaudi. Prod. : Highway Man Film. Dist.: Walt Disney Company. Int. : Frances McDormand, David Strathairn, Bob Wells, Linda May. Durée : 1h48. Sortie France : 9 juin 2021.