Critiques de films

Publié le 15 janvier, 2015 | par @avscci

Critique Mr Turner de Mike Leigh

Le Mystère Turner

Mike Leigh aborde la fresque historique et biographique et consacre un film somptueux à Turner. La splendeur visuelle du film et la qualité de son interprétation renforcent l’originalité, voire la radicalité du propos du cinéaste. Loin de toute forme d’académisme, l’auteur de Naked ou de Secrets et Mensonges propose une magnifique œuvre ouverte qui tente de sonder les mystères de la création artistique – et ceux du cœur humain.

La biographie d’artistes est un des sujets privilégiés du cinéma historique, que cette histoire soit ancienne ou contemporaine. Les peintres sont d’autant plus privilégiés (avec les musiciens, pour la bande sonore) qu’ils permettent une recherche visuelle particulière. Force est toutefois de reconnaître que dans ce domaine les résultats sont rarement convaincants. Pour une ou deux réussites magistrales (Van Gogh vu par Minnelli ou Pialat, par exemple), la plupart des « films de peinture », sortis des documentaires, tombent généralement dans deux poncifs récurrents. Le premier, scénaristique, est de s’attacher à la figure de l’artiste maudit ou incompris (Van Gogh, encore lui, mais aussi Modigliani chez Jacques Becker, Lautrec plutôt que Seurat chez John Huston), ce qui permet de dérouler un script mélodramatique convenu. L’autre, esthétique, est de tenter de créer une équivalence visuelle au style de l’artiste biographié, ce qui produit dans le pire des cas une forme d’académisme stérile, quand ce n’est pas un contre-sens total.

Timothy Spall dans Turner

Dans son sobre intitulé, Mr. Turner semblait voué à certain de ces travers, surtout s’agissant d’un film britannique destiné à retracer la carrière du plus grand peintre national, Joseph Mallord William Turner (1775-1850), considéré aussi comme le précurseur de l’Impressionnisme. Le seul plan d’ouverture, absolument magistral, annonce que Mike Leigh part dans une tout autre direction que celle du film académique. Un paysage de Hollande, entièrement plat, lumière rasante, bref un véritable tableau, est soudain décadré par un magnifique mouvement de caméra arrière, pour suivre deux personnages en mouvement et qui finit par recadrer une étrange silhouette isolée, et qui semble jurer dans l’harmonie de l’ensemble : le peintre au travail. Par ce seul plan, Mike Leigh, également auteur du scénario annonce son principe d’ensemble. La figure de Turner semble à la fois détonner dans le paysage et s’y fondre, tandis que le mouvement de caméra signifie d’une manière on ne peut plus cinématographique qu’il ne s’agira pas ici de récréer des tableaux (le travelling est le contraire d’une vue fixe) mais de rechercher les sources lumineuses et les couleurs qui ont pu inspirer le peintre. En d’autres termes, il s’agit bien du point de vue du cinéaste sur celui du peintre.

Mr. Turner se concentre sur la dernière période de la vie du peintre, le « Late Turner » comme est intitulée la grande exposition tenue à Londres à l’automne 2014. Mais Mike Leigh renonce immédiatement aux procédés classiques de ce genre de biographie : ni commentaire, ni voix off explicative, et pas même le moindre « carton » ou intertitre aidant à situer le spectateur dans la géographie ou dans le temps. C’est à travers toute une série de séquences que ce dernier est invité à reconstituer le puzzle (car c’en est un) de la vie du peintre et surtout à appréhender une personnalité complexe et inattendue. Turner, sur un simple plan physique, ne correspond pas du tout à l’archétype de « l’artiste » dans l’imagerie classiquement romantique du terme. Laid, ventru, il ne s’exprime en grande partie que par des grognements. Timothy Spall, plus qu’impressionnant dans ce rôle qui lui a valu le prix d’interprétation à Cannes, compose un type gargouille géniale, une sorte de gros bourgeois dont rien dans l’apparence ne semble signifier le génie, sauf  d’extraordinaires subtilités dans le regard.

mike-leigh-sur le tournage de Mr Tuner

Au cinéma comme dans l’histoire de l’art, Turner est d’ailleurs un cas particulier. Doté d’une prodigieuse fécondité, il est au moment où le prend le récit dans une position paradoxale. Il est connu et relativement célèbre, membre de la Royal Academy. Il est loin de la figure de l’artiste rejeté par tous, et que Mike Leigh se fait un plaisir de faire apparaître en la personne d’Haydon, un peintre contemporain de Turner, qui refuse tout ce qu’il considère comme des compromissions avec son art. D’un autre côté, Turner est tout sauf un peintre officiel. Il est critiqué, parodié, moqué, et la reine Victoria détestait ses œuvres. La personnalité de Turner, que Leigh décrit d’une manière presque impressionniste, au fil d’une succession de séquences faiblement reliées entre elle par un fil narratif discontinu, est tout aussi contradictoire. Fils aimant mais qui utilise son père comme assistant, homme brutal, parfois odieux et lâche par moments, et d’un coup d’un seul sensible, amoureux, délicat. Un bourgeois ordinaire qui soudain peut se faire attacher en haut du mât d’un navire en pleine tempête. Tout au long de cette longue fresque, Mike Leigh semble tourner toujours autour d’une seule et même question : d’où vient le génie ? Plus largement et plus modestement aussi, comment naît le processus de création ? Mike Leigh tourne autour de Turner. Il regarde les toiles, il reproduit son travail. Il recrée les paysages qui ont déclenché chez lui les chocs esthétiques et, de cette manière, les transmets aussi au spectateur. Il fait défiler toute une galerie de personnages rencontrés par le peintre, ainsi que ses femmes. Mais dans le même temps, le cinéaste décrit par petites touches un monde qui se métamorphose à grande allure en ce milieu du XIXème siècle. Les machines à vapeur font leur apparition. Les ports, les campagnes sont transformées. La fumée devient un élément des paysages. Dans le même temps, Turner expérimente en tant que modèle une nouvelle technologie : la photographie – dont il saisit immédiatement la portée et les répercussions qu’elle aura sur l’art de la peinture, dégagée, en bien ou en mal, de la reproduction du réel et de l’art du portrait. Mike Leigh, bien sûr, évoque ainsi le fil qui conduira à son propre art : le cinématographe. Le regard du peintre, comme celui du cinéaste, est ainsi porté à la fois sur l’évolution des pratiques artistiques comme sur un changement de civilisation.

Au bout de deux heures et demie de projection, Leigh clôt son film, mais le « mystère Turner » reste entier. Malade depuis des années, le peintre meurt dans son lit en criant une seule profession de foi : « Le Soleil est Dieu ». La fin est belle, mais Leigh ne s’en contente pas, en rajoutant deux conclusions successives opposées : le destin deux femmes ayant aimé Turner, après son décès. L’une reste heureuse et épanouie par sa relation avec le génie, l’autre a été détruite aussi bien moralement que physiquement. Le génie n’est ni moral, ni juste. L’énigme de la beauté qui a submergé les toiles et l’écran reste intacte. 

LAURENT AKNIN

Réal. : Mike Leigh. Scn. : Mike Leigh. Dir. Phot. : Dick Pope. Mus. : Gary Yershon. Mont. Jon Gregory. Dist. France : Diaphana.
Avec Timothy Spall, Dorothy Atkinson, Marion Bailey, Paul Jesson.
Durée : 2h 29 – Sortie France : 3 décembre 2014. 




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