Critiques de films Affiche Foxcatcher de Bennett Miller

Publié le 13 février, 2015 | par @avscci

Critique Foxcatcher de Bennett Miller

L’oncle d’Amérique

Foxcatcher a tout du conte : des personnages plus grands que nature, une intrigue improbable, une morale édifiante. Quand Mark Schultz, sportif de haut niveau (sur le déclin) pénètre dans le château de Du Pont, milliardaire étrange mais à la fortune infinie, l’impression est celle de Rebecca chez Daphné du Maurier (et Hitchcock) quand elle rejoint son mari. Ou de Belle au moment où elle va faire la connaissance de la Bête chez Cocteau. Ou encore de ces voyageurs imprudents qui viennent frapper en pleine nuit à la porte du comte Dracula. Car l’imposante demeure de Du Pont est comme un château hanté dont nous ne découvrons les secrets que peu à peu. Le paradoxe, c’est que Foxcatcher est un film réaliste (qui plus est basé sur une histoire vraie), qui se situe sinon dans une Amérique contemporaine, du moins dans celle qu’elle était il y a peu (et rien n’encourage à penser que les choses ont changé depuis). Et si Du Pont n’est pas Dracula, il n’en est pas moins l’un de ces aristocrates (et capitaines d’industrie) bizarroïdes que l’Amérique produit de temps à autres, dont Howard Hughes reste le maître étalon.

Ornithologue, explorateur, écrivain, philatéliste, philanthrope (on dirait un inventaire à la Prévert), notre homme se veut omniscient, une sorte de Pic de la Mirandole à l’heure de la téléréalité. Il est également soumis à une étrange fascination pour le sport. Mais par n’importe lequel : la lutte, avec ce qu’elle implique de contact corporel. Et de domination. Ce n’est pas un hasard : derrière le mécène sommeille (d’un œil) un grand frustré, un voyeur, un psychopathe… Rien n’indique que ses desseins soient de nature sexuelle quand il décide de prendre Mark Schultz sous son aile. Mais l’ambiguïté est grande, et rien n’indique le contraire non plus. Du Pont est un maître absolu, il a le pouvoir de modeler spirituellement et physiquement ceux qui sont sous sa coupe. Quand Schultz débarque un beau jour les cheveux peroxydés, on s’attend à ce que des enjeux sexuels se mettent en branle. À ceci près que Du Pont est sans doute plus voyeur qu’il n’est acteur (lorsqu’il fera mine d’intervenir lui-même dans l’entraînement des athlètes, cela mènera à une grotesque pantalonnade), en attendant que la mise en scène de ses fantasmes débouche sur le drame. Dès lors Dracula se mue en Norman Bates, le tenancier du motel de Psychose. Le rapprochement est d’autant plus tentant que Du Pont est également très dépendant d’une mère qu’il vénère autant qu’il la déteste…

Steve Carell dans Foxcatcher de Bennett Miller

Mais le milliardaire est un homme complexe : il est également fasciné par les armes et par le pouvoir qu’elles permettent d’exercer (comme si celui de l’argent ne suffisait pas). Les armes de poing, mais aussi les chars. Car il n’y a aucune limite à sa mégalomanie. Ni à sa puissance : les militaires, tout comme les policiers sont à ses ordres. Ce qui est une façon de fixer les limites d’une démocratie qui décidemment peine à redresser la tête devant les puissances d’argent. Si Du Pont peut tout se payer, y compris des médailles olympiques et les champions qui vont avec, c’est que l’Amérique est devenue une caricature d’elle-même. Et c’est bien de cela que traite Foxcatcher, qui dans sa dimension faustienne observe la dégénérescence des élites pour mieux signifier la mort des idéaux des pères fondateurs. Ce n’est sans doute pas (tout à fait) un hasard si le domaine du milliardaire se trouve à quelques encablures à peine d’un lieu chargé d’histoire, où Washington se réfugia avant de triompher définitivement du colon anglais.

Le titre du film (qui est aussi celui de l’équipe que Du Pont met en place) est une référence à la chasse à courre. Le symbole est parfait pour ce qui est de cette traque exercée par une caste arrogante. Et Schultz est un renard idéal. Dont la conduite est dictée au jour le jour par celui qui s’est emparé de son corps et de son âme. Le renard a beau s’ébrouer en pleine nature, il ne vaut guère mieux que ces rats de laboratoire auxquels Resnais compare les hommes pris au piège de Mon oncle d’Amérique. Le rapprochement est tentant : Du Pont n’est-il pas comme cet oncle (américain) fantasmé qui va nous sortir d’une passe difficile ?

Une mention spéciale pour les comédiens, tous incroyables. Channing Tatum dans la peau du champion, mine basse et muscles saillants. Steve Carrell dans celle du milliardaire. Riche idée du metteur en scène que d’avoir choisi un acteur habitué aux comédies pour interpréter le rôle. Car il y a effectivement quelque chose qui relève de la farce dans son comportement. Mais une farce qui peut déraper à tout moment, et c’est tout le génie de Carrell (comment le Prix d’interprétation cannois a-t-il pu lui échapper ?) que de se maintenir en permanence sur la ligne de crête, instillant le malaise au-delà du grotesque. C’est d’ailleurs l’une des forces des films de Bennett Miller que de doter ses personnages d’un corps qui leur est propre. On se souvient de la prestation de Philip Seymour Hoffman dans Capote, qui pour l’occasion avait perdu quelque vingt kilos…

Steve Carell et Channing Tatum dans Foxcatcher de Bennett Miller

Alors que nous n’avions pas encore vu Foxcatcher et que le cinéaste ne comptait que deux longs métrages de fiction à son actif, Miller figurait dans notre numéro 603 (mai 2013) parmi les vingt cinéastes américains les plus remarquables du nouveau siècle. Foxcatcher confirme son talent. Et son ancrage dans une veine réaliste où il peut camper en moraliste faussement détaché. Sa vision de l’Amérique est en tout cas cohérente, qui met en avant les rapports de force, la gangrène de l’argent, la prolifération des tordus et des paumés (qui ne sont pas nécessairement les mêmes). Foxcatcher et Capote ont en commun de présenter d’étranges tandems soudés par la fascination du mal. Même si Capote est évidemment un intello pur jus, ce que Schultz n’est pas. Entre ces deux films, Miller a réalisé Le Stratège, passé assez inaperçu en France, malgré la présence de Brad Pitt. Il faut dire que l’attrait du base-ball et donc des films qui en traitent est assez faible de ce côté-ci de l’Atlantique. Miller prouve en tout cas que le milieu du sport est adéquat pour illustrer le cynisme de ceux qui possèdent l’argent et le pouvoir.

Le sujet de Foxcatcher est baroque, la mise en scène est sage. Et c’est fort bien ainsi, il aurait été redondant de tourner à l’épate, le spectateur aurait pu se sentir pris en otage par un filmage « moderne » avec des mouvements de caméra frénétiques et un montage ultraserré. Le film fait partie au contraire de ceux qui ne surlignent jamais les intentions du metteur en scène et qui savent s’effacer derrière leur sujet. Ce qui n’empêche pas Miller d’être l’un des témoins les plus lucides du désordre du monde…

YVES ALION

Réal. : Bennett Miller. Scn. : E. Max Frye, Dan Futteman. Dir. Ph. : Greg Fraser. Déc. : Jeff Gonchor. Cost. : Kasia Walicka-Maimone. Mont. : Stuart Levy, Conor O’Neill, Jay Cassidy. Mus. : Rob Simonsen.
Prod. : Megan Ellison, Bennett Miller, Jon Kilik, Anthony Bregman pour Annapurna Pictures, Likely Story. Dist. : Mars Films.
Avec Steve Carrell, Channing Tatum, Mark Ruffalo, Vanessa Redgrave, Sienna Miller, Anthony Michael Hall. Durée : 2h14. Sortie France : 21 janvier 2015. 




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