Critiques de films

Publié le 13 mai, 2014 | par @avscci

Critique – Blue Jasmine de Woody Allen

Une femme sous influences

Comme Georges Brassens, Woody Allen a deux oncles : Tonton Groucho et Tonton Ingmar. Si la fantaisie du premier, à qui Prends l’oseille et tire-toi (mon Dieu, quel titre !) et Tout le monde dit I love you rendent explicitement hommage, irrigue l’ensemble de son oeuvre et alimente notamment son goût pour l’absurde, l’invention formelle et la sensibilité à fleur de peau du second sont comme un fil rouge qui jamais n’a cassé.

Dans les années 70, Woody Allen ne se privait pas d’adresser force clins d’oeil à son aîné scandinave, Guerre et Amour citant avec ostentation Le Septième Sceau alors qu’Intérieurs quittait les rivages de la comédie pour se muer en un film-hommage au maître suédois, sur le fond comme sur la forme. Depuis lors on a eu tendance à considérer que l’influence bergmanienne a fluctué chez Woody Allen selon la propension de ce dernier à se rapprocher de la comédie. Même si ce n’est pas si simple. Et qu’elle a pris toute son ampleur quand l’humeur des films alléniens est devenue plus sombre, à la fin de la période Mia Farrow (Une autre femme, Crimes et Délits, Maris et Femmes…). L’ombre tutélaire est aujourd’hui plus insidieuse, mais elle demeure. C’est particulièrement évident quand on voit le soin et la gourmandise avec lesquels le cinéaste signe ses portraits de femmes. Blue Jasmine est à cet égard l’un des plus beaux films du cinéaste. Qui malgré le rythme métronomique avec lequel il nous livre chaque année un nouveau film depuis plus de quarante ans, parvient encore à nous étonner, à nous charmer, à nous épater. De toute évidence son meilleur depuis Match point, il y a huit ans. Presque une décennie. Une décennie en forme de parenthèse européenne, notre homme ayant planté sa caméra à Londres, Barcelone, Paris et Rome. Un vrai travail de tour operator. Blue Jasmine marque donc un retour aux sources. Même si New York n’est pas le cadre unique de ses retrouvailles avec l’Amérique, San Francisco étant cette fois-ci privilégiée.

C’est la seconde fois que ce natif de Brooklyn nous fait visiter la métropole californienne, après Tombe les filles et tais-toi (mon dieu, quel titre !), dont il avait d’ailleurs délégué la mise en scène à Herbert Ross. Mais ce dépaysement géographique est au coeur du sujet. Puisque l’héroïne incarnée par Cate Blanchett est littéralement exilée chez sa san-franciscaine de soeur alors que s’effondre son univers de New-Yorkaise de la haute comme un château de cartes. Adieu l’Upper East Side et les lumières de Time Square, les environs de Mission et de Market street n’ont pas leur aura. Dans un premier temps, la déchéance sociale et humaine de notre Jasmine (elle est née Jeanette, mais a troqué ce prénom trop vulgaire pour un autre plus fleuri) ne nous émeut guère. Parce que la susdite a fait ce qu’il fallait pour se rendre odieuse. La scène d’ouverture du film est à cet égard un petit bijou. Dans l’avion qui la conduit à San Francisco, elle entreprend de raconter sa vie dans les plus intimes détails à sa voisine de siège, comme s’il s’agissait d’une vieille amie. Quand nous comprenons qu’il ne s’agit que d’une rencontre passagère, nous mesurons la capacité de cette femme à phagocyter les autres sans jamais rien offrir en retour. C’est ce qui se passe ensuite avec sa soeur, dont elle squatte le modeste appartement sans vergogne. Mais elle est tellement  à côté de la plaque qu’elle finit par nous émouvoir, au fur et à mesure que nous comprenons que ces airs de grande dame ne sont qu’une posture qui cache un désarroi complet. Jasmine a perdu absolument tous ses repères depuis sa séparation avec l’homme de sa vie, requin de la finance dont les affaires étaient pour le moins louches, depuis qu’elle doit en rabattre sur son train de vie, depuis qu’elle a perdu de sa superbe et qu’on la regarde avec moins de convoitise. À plusieurs reprises nous la voyons tenter de tricher, mais ses pauvres ruses font le plus souvent long feu. Jasmine est déchirée, en permanence sur le fil du rasoir, sur le point de trébucher, moralement et physiquement.

Elle n’est pas loin de ces héroïnes border line qui ont su nous tirer des larmes, telle Gena Rowlands dans Une femme sous influence, à qui il est difficile de ne pas penser tant l’ambivalence, voire la schizophrénie de Jasmine nous met mal à l’aise. Si Cate Blanchett trouve ici son meilleur rôle, les autres comédiens, moins connus (à l’exception d’Alec Baldwin), sont parfaitement justes pour illustrer les différents comportements, plus ou moins frustes, plus ou moins hypocrites, plus ou moins généreux de ceux qui entourent Jasmine. À commencer par sa petite soeur, Ginger, à bien des égards son exact opposé, dont les amours tumultueuses heurtent le bon goût, mais s’avèrent pourtant sincères. Woody Allen caricature sans doute ses personnages (les éléments comiques sont nombreux et nous rions de bon coeur), mais jamais au point de faire souffrir notre empathie. D’ordinaire, le cinéaste s’intéresse trop aux névroses de ses contemporains pour charger ses films d’éléments sociaux. Il préfère ne pas trop s’aventurer hors de son cercle habituel, où les artistes côtoient les publicitaires et les financiers. Quand il se déplace dans une ville d’Europe, c’est pour visite les quartiers les plus touristiques, pour ne pas dire les plus huppés. Blue Jasmine n’a pas par hasard pour cadre la côte Ouest, tant décriée en temps normal. Un peu comme si un bobo germanopratin décidait d’aller vivre à Bobigny.

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© Mars Distribution

Le film est donc une rareté en forme d’autocritique : c’est chez les humbles plutôt que chez les puissants, chez les ploucs plutôt que chez les lettrés que l’on trouve le plus volontiers des accents de vérité, quitte à ce qu’ils s’expriment de façon grossière. Nous avons tous quelque chose de Tennessee, mais en l’occurrence Woody rend publiquement hommage au dramaturge, Blue Jasmine empruntant plus d’un trait à Un tramway nommé désir, Jasmine étant une héritière de Blanche DuBois, interprétée par Vivien Leigh, dont les manières sophistiquées tranchaient d’avec le côté animal de Kowalsky (alias Brando). La narration n’est pas linéaire, ce qui ne nous étonne pas plus que cela compte tenu de la sophistication habituelle de l’écriture de Woody Allen. Blue Jasmine multiplie les flash backs avec délectation pour mieux souligner le fait que ce sont les pensées de l’héroïne qui tracent le fil conducteur. Même s’il nous est donné de constater que ce que nous voyons ne correspond pas nécessairement au souvenir enjolivé que Jasmine en avait. Et ce n’est que progressivement que nous comprenons les raisons du naufrage new-yorkais (dont il serait cruel de révéler ici les tenants et aboutissants). Autant dire que le film est d’une rare cohérence, qui pétille quant à sa construction (sans être aussi ostentatoire que dans Annie Hall, Zelig ou La Rose pourpre du Caire) et nous bouleverse quant à la description d’une humanité trop humaine, décrite avec une ironie jamais méprisante.

YVES ALION

Blue Jasmine. Film américain de Woody Allen (2013).
Scn. : Woody Allen. Dir. Ph.: Javier Aguirresarobe. Déc. : Santo Locasto. Mont. : Alisqa Lebselter.
Dist : Mars Distribution. Durée : 1h38.
Int. : Cate Blanchett (Jasmine), Sally Hawkins (Ginger), Alec Baldwin (Hal), Louis C.K. (Al), Bobby Cannavale (Chili), Andrew Dice Clay (Augie), Peter Sarsgaard (Dwight), Michael Stuhbarg (Flicker).
Sortie France : 25 septembre 2013.

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