Critiques de films

Publié le 19 octobre, 2015 | par @avscci

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Critique Belles familles de Jean-Paul Rappeneau

Portrait de groupe avec dame

Douze ans après Bon voyage, Jean-Paul Rappeneau signe une comédie de mœurs trépidante et réunit un aéropage de choix autour de Marine Vacth, véritable centre de gravité d’un film choral qui s’inscrit dans la plus pure tradition française, telle que l’illustrèrent Marivaux, Balzac ou Jean Renoir. Avec, en prime, un plaisir communicatif qui passe à la fois par une écriture virevoltante, une interprétation hors pair et une mise en scène qui a le bon goût de ne jamais se montrer ostentatoire.

Étonnant destin que celui de Jean-Paul Rappeneau, trop rare réalisateur dont l’œuvre en tant que telle s’étale sur cinq décennies mais ne comprend en tout et pour tout que huit longs métrages, certes considérés pour la plupart comme des classiques. Belles Familles marque son retour à la contemporanéité, après trois films d’époque, Cyrano de Bergerac (1990), Le Hussard sur le toit (1995) et Bon Voyage (2003). Le cinéaste y renoue avec la fantaisie qui faisait le charme de Tout feu, tout flamme (1982) et révèle en Marine Vacth une comédienne éblouissante, deux ans après son rôle significatif dans Jeune & Jolie, de François Ozon. Pour avoir lui-même dirigé Catherine Deneuve dans La Vie de château (1966) et Le Sauvage (1975), Rappeneau a su reconnaître derrière la beauté impressionnante de cette comédienne lumineuse de vingt-quatre ans qui débuta comme mannequin une héritière en ligne directe de Françoise Dorléac, celle qui fut, dans la seule année 1964, la partenaire fraîche et fantasque de Jean-Paul Belmondo dans L’Homme de Rio et la femme fragile de La Peau douce de François Truffaut. Ce sont précisément ces deux facettes antinomiques qu’exploite le metteur en scène à travers le personnage complexe qu’elle incarne dans Belles Familles. En choisissant cette actrice à l’orée de sa carrière, il est évident qu’il s’est donné les moyens de ses ambitions de démiurge et filme les diverses expressions de son visage à la façon dont un écrivain se régale de jeter des mots sur une feuille blanche.

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Chargé par sa mère d’aller démêler une ténébreuse affaire immobilière qui concerne la demeure provinciale dans laquelle il a grandi, un homme se retrouve confronté à son passé à travers sa rencontre avec une jeune femme qui n’est autre que la propre fille de la maîtresse de son père. En digne héritier de la tradition française, Rappeneau tisse habilement les fils de cette intrigue chorale jusqu’à un finale époustouflant où tout se dénoue, comme dans un roman de Balzac ou dans une pièce de Marivaux. Voici un metteur en scène qui croit depuis toujours aux vertus cardinales du cinéma : le scénario et l’interprétation. Belles Familles répond à la définition du film choral, si souvent galvaudé par des scénaristes trop paresseux pour développer les ramifications d’une histoire solidement charpentée, en orchestrant les chassés-croisés d’un grand nombre de personnages, interprétés pour la plupart ici par des acteurs de renom. En l’occurrence, le cœur de l’intrigue se concentre sur deux d’entre eux qu’incarnent Mathieu Amalric, dont le réalisateur exploite subtilement l’égarement lunaire et la maladresse étudiée, et Marine Vacth, à qui il offre une gamme d’émotions et de sensations dont rêverait toute actrice désireuse de donner le plus vaste aperçu de ses possibilités. Autour d’eux, Rappeneau s’est en outre offert le luxe de réunir une distribution qui s’impose par son évidence, de Nicole Garcia en mère fantasque à André Dussollier en maire fantaisiste, en passant par ces acteurs de composition que sont Karin Viard et Gilles Lellouche (déjà réunis avec Marine Vacth dans Ma part du gâteau de Cédric Klapisch) dont il exploite l’image, tout en les bousculant et en les poussant dans leurs ultimes retranchements. C’est particulièrement flagrant pour ce dernier à qui il a demandé de « ranger ses flingues » (comme il le dit lui-même) au profit d’une épaisseur psychologique accentuée. Car si ce film parvient à un juste équilibre, il le doit avant tout à son casting qui réunit des interprètes venus d’horizons assez différents, de la comédie commerciale au cinéma d’auteur pur et dur.

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Jean-Paul Rappeneau tourne peu, mais il émane toujours de ses films une évidente nécessité et un plaisir communicatif, comme ceux qui président à la pratique de certaines professions, généralement artisanales ou artistiques. Chez lui, la mise en scène ne répond à aucun désir particulier d’audace ou de modernité, mais vise avant tout à l’élégance et à l’efficacité. La caméra est toujours au service des acteurs, sans chercher à se faire remarquer ou à leur voler la vedette. Si virtuosité il y a dans ce dispositif, et elle est flagrante, elle réside dans sa fluidité. Adepte d’un classicisme (à ne surtout pas confondre avec l’académisme) qui résiste mieux au temps que tous les morceaux de bravoure, Rappeneau sait toutefois s’adapter en fonction des situations, comme le démontre le dénouement de son film savamment préparé. Comme au théâtre ou à l’opéra, le metteur en scène orchestre une séquence de concert au cours de laquelle tous ses personnages se retrouvent. Il adapte alors sa mise en scène à cette situation, en jouant notamment sur la musique, sur les visages et sur les regards. Dès lors, ce film qui a abondamment exploité les moindres ressources du langage jusqu’à présent se résout par des non-dits lourds de sens et des silences évocateurs qui crèvent l’écran comme autant d’évidences. C’est tout l’art de Rappeneau que de laisser alors s’exprimer le metteur en scène expérimenté qu’il est, en se mettant au service de l’auteur (lui-même) qui a troussé cette histoire avec la complicité de son fils Julien et du réalisateur Philippe Le Guay.

Chez Rappeneau, rien n’est gratuit, mais tout ou presque est brillant. Belles familles témoigne à la fois de la haute idée qu’il se fait de son métier et de son profond respect du public. À travers une intrigue qui ne cesse de nous interpeller en surfant sur des thèmes universels, cette chronique d’une famille recomposée à l’heure de la mondialisation (le personnage campé par Amalric vit d’ailleurs en Corée du Sud) s’impose comme le microcosme de la société française d’aujourd’hui, à travers ses luttes intestines, ses querelles de clocher, sa fracture sociale et le fossé séculaire pavé de préjugés qui continue à séparer Paris de la province, les rats des villes et les rats des champs. Sans prétendre à aucun moment dresser un état des lieux à usage sociologique d’un « vieux pays » déchiré entre un passé qu’il rejette et un avenir qui l’effraie, Rappeneau pointe du doigt tout ce qui contribue à façonner notre identité et s’inscrit dans la lignée des écrivains et des cinéastes qu’il affectionne. Sans amertume ni cynisme. En montreur de marionnettes qui prend un plaisir communicatif à tirer les ficelles du destin et à nous embarquer dans cette galerie de personnages, tous pour le moins perturbés, mais également attachants. Comme un miroir stendhalien qu’on promènerait le long d’un chemin dont certains reflets nous troublent et d’autres nous éblouissent… n

Jean-Philippe Guerand

Réal. : Jean-Paul Rappeneau. Scn. : Jean-Paul Rappeneau, Philippe Le Guay, Julien Rappeneau. Dir. Phot. : Thierry Arbogast. Mus. : Martin Rappeneau. Mont. : Véronique Lange. Déc. : Arnaud de Moléron. Cost. : Camille Janbon.
Int. : Mathieu Amalric, Marine Vacth, Gilles Lellouche, Nicole Garcia, Karin Viard, Guillaume de Tonquédec, André Dussollier.
Prod. : Michèle et Laurent Pétin pour ARP. Dist. : ARP Sélection.
Durée : 1h53. Sortie France : 14 octobre 2015.




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