Publié le 16 septembre, 2020 | par @avscci
0Actu Livres – Kathryn Bigelow. Passage de frontières, de Jérôme d’Estais
Les éditions Rouge Profond n’en finissent pas de nous surprendre. Cette maison publiant des livres de cinéma accumule les livres d’entretiens denses (Raymond Bellour. Dans la compagnie des œuvres d’Alice Leroy et Gabriel Bortzmeyer, Au jardin des délices. Entretiens avec Paul Verhoeven, de Nathan Réra…) les essais pertinents (Torture Porn. L’Horreur post-moderne, de Pascal Françaix, Tueurs en série, de Thierry Jandrok…), les études originales et stimulantes (Vingt-six secondes, l’Amérique éclaboussée, de Jean-Baptiste Thoret, Les Chambres noires de David Fincher, de Nathan Réra…) et les histoires des formes les plus novatrices (la trilogie sur Hollywood, de Pierre Berthomieu). Ce n’est qu’une énumération subjective qui ne rend pas assez hommage à des collections regorgeant de joyaux. Bien qu’ayant un thème différent, ces livres ont tous en commun une maquette élégante, où le texte s’articule souvent avec les images, et des élaborations intellectuelles très régulièrement brillantes. Si la maison avait une ligne, elle serait un refus de verticalité (trouver matière à penser dans des sujets culturellement incorrects) et un désir de mettre en lumière des auteurs devant être davantage reconnus (Sono Sion, Joe Dante, Emmanuel Mouret…).
Avec cette étude de Jérôme d’Estais, c’est au tour de Kathryn Bigelow. Cela ne surprend pas : elle est une excellente cinéaste dont la valeur n’est pas assez saluée. Cette artiste déclarant « l’idée des objets trouvés de Duchamp […] correspond en un sens à ce qu’est faire du cinéma. Vous prenez des éléments qui existent déjà et vous créez des associations, un contexte dans lequel vous placez ces éléments préexistants. »1 en fait un objet d’étude tout désigné pour Rouge profond, qui publie donc la première étude française sur la réalisatrice. Le livre s’organise autour de quatre chapitres. Le premier, Constitutions, démontre en quoi ce cinéma fait fi des catégories et se plaît à les transgresser. Le deuxième, Passages,se concentre plus spécifiquement sur les personnages et leur besoin vital de mouvement. Le troisième, Compositions, analyse l’œuvre de façon plus strictement formelle, notamment à travers le motif du feu et de l’eau. Enfin, le dernier, Représentations, revient sur la réception contrastée de l’œuvre et répond aux critiques dont l’artiste a été l’objet, très souvent à mauvais titre.
Pour mieux mettre en valeur les qualités de l’ouvrage, faisons part de quelques désaccords. À la page 85, d’Estais affirme : « Comme Samuel Fuller, [Kathryn Bigelow] maintient ainsi le sens de l’orientation géographique et temporelle quand James Cameron valorise, pour sa part, le choc et la confusion, faisant en sorte que les plans, très courts, ne soient pas divisés en champs-contrechamps. » Cette phrase est discutable. La comparaison avec l’auteur de Titanic est inévitable et pertinente du fait des affinités sentimentales et esthétiques des deux artistes. Cependant, James Cameron garde toujours un sens de la lisibilité et de la topographie dans ses scènes d’action : la fluidité de la poursuite dans le canal de contrôle des inondations dans Terminator 2 le prouve. De la même manière, à la page 126, l’auteur qualifie Bigelow comme étant « un Paul Greengrass enfin devenu cinéaste. » Ce propos est injuste. Le style du réalisateur anglais est proche de celui de Bigelow, certes. Mais il s’en démarque par un montage encore plus heurté, privilégiant le stimulus, ce qui n’exclut pas la lisibilité. Cela se vérifie dans ses deux premiers épisodes de Jason Bourne – avant que son esthétique ne sature avec Green Zone. À la page 128, l’auteur démontre en quoi les contre-emplois que Bigelow donne à certains comédiens témoignent de son refus des catégories. Sont évoqués Jamie Lee Curtis (Blue Steel), Keanu Reeves (Point Break), Ralph Fiennes (Strange Days) ou encore Jessica Chastain (Zero Dark Thirty). Peut-être aurait-il fallu ajouter Will Poulter dans la liste. Dans Détroit, la réalisatrice transforme cet acteur au visage poupin habitué aux films familiaux en ordure impitoyable. C’est un exemple révélateur d’un nouveau passage de frontière.
Ces désaccords minimes ne cherchent en rien à déprécier les qualités de ce livre. Après lecture, Bret Easton Ellis paraît d’autant plus pressé et injuste à l’encontre du metteur en scène de Zero Dark Thirty2. Pour pouvoir pleinement en profiter, il faut connaître toute l’œuvre de Bigelow. Car l’auteur ne privilégie pas les succès par rapport aux films moins connus, et cite les noms de personnages sans toujours préciser quels acteurs les incarnent. Tout commence par une introduction où le parcours de la réalisatrice est résumé. L’on apprend qu’elle est sensible à la sémiotique, éprise de Fassbinder et liée d’amitié avec Julian Schnabel. Tous les projets avortés (parmi lesquels un film sur Jeanne d’Arc que lui a volé Luc Besson) et les réalisations de Bigelow y sont également synthétisées. Puis, vient l’essai à proprement dit. Très vite, Jérôme d’Estais s’impose comme un intellectuel de qualité au fil d’une écriture compacte, mettant le corpus au contact de Roland Barthes, René Girard, Hanna Arendt ainsi que de Gaston Bachelard, Guy Debord, Jean Baudrillard et encore bien d’autres choses3. Ces rapprochements, jamais trop grands pour l’artiste, sont judicieux et productifs. Au milieu de cette densité de références, d’Estais trace plusieurs axes de lecture pertinents : le héros bigelowien en quête d’authenticité, les éléments entrant en conflit, l’occultation d’événements au cœur de situations géopolitiques complexes, l’attrait pour l’abstraction, le goût pour les expériences limites… Autant de développements conceptuels qui ne manqueront pas d’enrichir la lecture que l’on peut faire de cette filmographie transversale. Se dessine le contour d’une réalisatrice plus insaisissable qu’elle n’y paraît, ayant déjà construit une œuvre originale et personnelle avant sa reconnaissance contrariée à partir de Démineurs. Peut-être que sa meilleure synthèse se trouve parmi les premières phrases du livre : « Elle fait exploser les genres cinématographiques dits “masculins” pour les redéfinir, à travers des héroïnes et des héros d’un genre inédit, se cherchant et se constituant, au sein d’une famille nouvelle, à la marge d’un territoire-miroir qu’il leur faudra traverser, en expérimentant la dépendance, la violence et la transgression, avant de pouvoir connaître la transcendance, par le mouvement et le dépassement de leur mission. » Ou comment résumer à la perfection la singularité de cette cinéaste majeure.
Cette nouvelle réussite rend d’autant plus fébrile notre attente des prochains projets de Rouge Profond :
entre autres, un beau livre sur Mad Max, une étude sur James Cameron et une autre sur Robert Zemeckis.
Tancrède Delvolvé
Kathryn Bigelow. Passage de frontières, de Jérôme d’Estais. Rouge Profond ; coll. : Raccords ; 200 pages.
1. The Cinema of Kathryn Bigelow: Hollywood transgressor,propos recueillis par Gavin Smith, éd. Deborah Jermin et Sean Richmond, London : Wallflower Press, 2003, p. 28.
2. « […] tout m’avait paru, dans l’effort de la précédente équipe, non pas mauvais exactement, mais très moyen, simpliste, très ordinaire visuellement : un film de guerre qui manquait de folie. » peut-on lire à la page 213 de White (éd. Robert Laffont, Coll. Pavillons, 2019.).
3. L’absence dans la bibliographie des analyses sur Point Break dans le numéro 11-12 d’Admiranda/restricted, consacré au cinéma d’action contemporain, est cependant étonnante.