Publié le 7 janvier, 2022 | par @avscci
0Actu dvd & livre décembre 2021 – Alice au pays des merveilles du 7e Art
Même ceux qui ne considèrent pas le cinéma comme une priorité de leur vie, qui voient les films pour ce qu’ils sont sans chercher à en savoir plus sur leur signataire, ont entendu parler de Méliès et des frères Lumière, et ont forcément vu Chaplin et Keaton sur un écran. Or parmi ces pères fondateurs du Septième Art une femme s’est glissée, dont peu ont retenu le nom. Elle se nomme Alice Guy-Blaché (1873-1968).
D’abord secrétaire de Léon Gaumont, elle perçoit très rapidement les perspectives qu’offre le cinéma. Qui selon elle permet de raconter des histoires et non pas se contenter de reproduire le réel. Alice avait coutume de dire que le premier film de fiction de l’Histoire du cinéma était L’Arroseur arrosé, des Lumière. Mais que sa Fée aux choux le suivait immédiatement, faisant d’elle la première femme cinéaste. Méliès n’était sans doute pas très loin non plus… La vie d’Alice Guy a été incroyablement romanesque. Elle a vécu toutes les aventures, rencontré toutes les sommités du début du siècle (Gustave Eiffel, Chaplin, etc.), traversé les océans (ses parents vivaient au Chili quand elle était enfant, et elle est partie travailler aux États-Unis quand elle l’a pu). Elle a monté son propre studio, elle a écrit, réalisé, produit des centaines de films, en France et en Amérique. Tout en révolutionnant les habitudes du métier. Et les « bonnes mœurs ». Les antiracistes ne pourront que reconnaître son courage, elle qui a imposé un homme noir comme personnage principal de l’un de ses films, quitte à choquer le public et perdre de l’argent. Il n’est évidemment pas indifférent non plus qu’elle ait été une femme, veillant à être considérée à égalité avec ses camarades de la gent masculine. Quand Léo Gaumont, dont elle était (rappelons-le) la secrétaire lui a donné l’autorisation de commencer à tourner de petits films, c’était à la condition que cela n’impacte pas le suivi du courrier. Et la petite secrétaire est devenue une grande dame du cinéma…
Une grande dame dont les historiens du cinéma ont longtemps minimisé l’apport quand ils ne l’ont pas carrément ignorée. Se présentent aujourd’hui coup sur coup deux occasions de réparer (un peu) cette injustice. Un DVD et une bande dessinée.
Le DVD, Be natural offre de voir un film de long métrage, jadis projeté au Festival de Cannes (en 2018), mais inédit en salle. Soit un passionnant documentaire sur la cinéaste, revenant sur sa très romanesque existence, remontant comme dans une enquête policière le fil du temps pour retrouver ses archives. La réalisatrice, une Américaine, Pamela B. Green, a interrogé nombre de réalisateurs, hommes et femmes, d’historiens, de descendants, le commentaire (en anglais) étant assuré par la plus française des actrices américaines, Jodie Foster. Le titre du film ? Be Natural. (« Soyez naturel »). La devise de la cinéaste, qui ornait sur un grand panneau l’entrée de ses studios de la Solax pour mieux faire passer son désir que les comédiens jouent le moins possible, mais restent eux-mêmes. Parmi les moments les plus forts de ce documentaire, une interview de la dame, réalisé en 1964, quatre ans avant sa mort. Elle a alors 91 ans et conserve visiblement une vivacité et un humour qui font plaisir : « Léon Gaumont m’a dit que j’étais bien jeune, je lui ai répondu que ça passera ». En bonus nous sommes gratifiés d’une rencontre avec Véronique Le Bris, admiratrice de la cinéaste et créatrice du Prix Alice Guy (qui récompense chaque année un film réalisé par une femme), qui revient sur le parcours cabossé de la signataire de La Fée aux choux. Nous est également proposé un court métrage des plus sympathiques (La Jeune Femme et la caméra, d’Elisa Mahora), qui retrace en l’espace de dix minutes l’existence de la cinéaste transposée dans un cadre contemporain, mais qui ne manque pas de poésie.
La possession du DVD ne doit en aucune manière empêcher de doubler la mise en se jetant sur la BD. Qui est superbe. Le dessin de Catel Muller, en noir et blanc (texte de José-Louis Bocquet), est à l’aune de la naïveté et du merveilleux induits par le travail d’Alice Guy. Toute sa vie nous est révélée depuis sa prime enfance, où elle se montre d’emblée aussi mutine que curieuse de tout, jusqu’à ses derniers jours où, à l’instar de Georges Méliès, elle sombrera dans l’oubli. Entre-temps nous est détaillée sa conquête de l’Amérique où elle monte l’un des premiers studios de la côte Est, avant qu’Hollywood vienne prendre le relai. L’album nous fait mesurer la force vitale de ce tournant du siècle, alors que le progrès technique semble annoncer une nouvelle aube de l’humanité. Le temps des frères Lumière est aussi celui d’Eiffel. Les pages consacrées à sa chute sont sans doute moins nombreuses (il y a moins à dire). Mais nous nous attachons vraiment à la dame, héroïne du siècle passé dont on mesure tout à coup la place effective qu’elle devrait tenir dans les mémoires. À quand son entrée au Panthéon ?
La BD possède elle aussi des bonus. La chronologie des grandes dates de la vie d’Alice précède plusieurs fiches détaillées qui nous en disent davantage sur ceux que la dame a croisés, des mal connus (comme Georges Demenÿ, l’inventeur du phonoscope) et d’autres dont le nom est passé à la postérité (Louis Feuillade, qui a commencé sa carrière en étant son assistant). Plus une filmo et une biblio, ce qui est bien le moins…
Yves Alion
DVD Be natural Elephant
BD Alice Guy Casterman, 400 pages.