Publié le 29 mai, 2021 | par @avscci
0Entretien Lucas Belvaux – Des hommes
Lucas Belvaux est un cinéaste que nous suivons avec attention depuis ses débuts et c’est peu dire que nous ne sommes jamais déçus. D’abord parce qu’il pose sur la société française un regard panoramique qui met en lumière toutes ses fêlures, sociales, politiques, intimes. Il appuie là où ça fait mal, renouant sous une forme différente avec une sorte de pathos dont le cinéma français fait depuis l’avènement du réalisme poétique d’avant-guerre l’un de ses points d’ancrage. Ensuite parce qu’il ne laisse jamais à l’arrière-plan les questions esthétiques, veillant avec une attention constante à la construction de son récit. L’exemple le plus frappant reste bien sûr sa trilogie, expérience unique consistant à lancer trois films en parallèle pour les laisser s’interpénétrer, les personnages pouvant circuler d’un film à l’autre sans pour autant porter le même poids narratif. Mais la construction de Des hommes, qui porte sur les traumatismes jamais guéris de la Guerre d’Algérie, sur les non-dits de toute une génération qui avait vingt ans au tournant des années 1960, ne relève pas non plus du tout venant. Les frottements entre ce qui est caché, ce qui est affiché ou craché à la figure et ce qui finit par se laisser suggérer, les passages entre passé et présent, l’usage de la voix off comme voix intérieur obsédante, tout dénote une nouvelle fois l’ambition d’un cinéaste qui ne dédaigne pas faire dans la dentelle, quelle que soit par ailleurs la brutalité des enjeux dévoilés. Certains films se laissent voir avec plaisir, que l’on oublie aussitôt le visionnage terminé. D’autres suscitent une attention particulière, qui ne nous laissent pas de répit et provoquent parfois même un certain malaise. Mais ils restent gravés dans notre imaginaire et ne finissent pas de nous enrichir. Des hommes est de ceux-là…
Beaucoup de cinéastes disent faire certains films en réaction avec celui qui précède. Peut-on dire que Des hommes ne ressemble que d’assez loin à Chez nous en ce sens qu’il puise ses racines dans le passé ? Ou au contraire qu’il en est comme la continuation dans le sens où les destins individuels sont les grains de sable qui ensemble font l’Histoire de tout un peuple ?
Lucas Belvaux : En réaction, certainement pas. J’ai plutôt l’impression de poursuivre une thématique. Le FN est né de l’Algérie Française et de la Collaboration, le personnage de Feu-de-Bois aurait pu être dans Chez nous.
Quelles sont les raisons qui vous ont fait choisir le livre de Laurent Mauvignier ? Est-ce le thème qui précède le traitement du récit ou l’inverse ?
L. B. : Le livre de Laurent m’avait bouleversé. C’était un changement de point de vue assez radical sur cette période, la Guerre d’Algérie et ceux qui l’ont faite. Les appelés, ceux que l’on n’a pas écoutés à leur retour, dont on n’a pas écouté les souffrances. Benjamin Stora dit de la Guerre d’Algérie qu’elle est le secret de famille de la France. C’est difficile d’être plus juste.
Quelles ont été les principales difficultés de l’adaptation ? Était-il acquis dès le départ que l’auteur ne serait pas coscénariste ? Et au final comment a-t-il réagi à la vision du film ?
L. B. : Laurent ne voulait pas travailler sur l’adaptation. Le livre était derrière lui, d’une part, et il considérait que le film m’appartenait en quelque sorte. Ce qui l’intéressait était ce que j’allais en faire. La difficulté ? Les difficultés, plutôt. Le fait que ce soit un très beau livre, d’abord, et savoir que forcément, il en manquera des bouts. Adapter un tel livre, c’est d’abord faire le deuil de ce qu’on laissera en route. Et de choix, ce qu’il faut garder, ou pas. Après, c’est une suite de questions formelles.
La forme du film était-elle une évidence dès le départ ? Les va-et-vient entre présent et passé, les voix off, les points de vue successifs… Le film participe-t-il à ces jeux de construction que vous chérissez et qui trouvent leur plus belle illustration dans la trilogie ?
L. B. : La forme s’est imposée assez vite, c’est celle du livre. Des allers-retours entre aujourd’hui (ou presque) et la jeunesse des personnages. La voix off était une évidence, c’était une façon, à la fois, de garder les soliloques de Feu-de-Bois ou de Rabut, mais aussi de les faire échanger avec celui qu’ils étaient cinquante ans plus tôt, ou de les faire échanger entre eux, comme par télépathie, comme si ces deux hommes, mais au-delà d’eux, tous les anciens combattants, avaient les mêmes souvenirs, la même histoire, les mêmes souffrances, les mêmes questions. Les mêmes nuits blanches. Des choses qu’ils ne peuvent partager qu’entre eux. Sans même avoir besoin de parler, parfois.
Le choix des acteurs semble encore plus sensible que d’ordinaire. Comment s’est fait celui des trois têtes d’affiche que le film met en lumière ?
L. B. : Distribuer un rôle, c’est toujours, avant tout, un ressenti, une intuition, une évidence. Quand ça se passe bien, l’interprète s’impose. Un comédien apporte toujours l’image que le spectateur a de lui et, pour ce type de personnage, il fallait des acteurs qui incarnent quelque chose des Français, une part de nous-mêmes, de notre histoire. Que ce soit de l’ordre de l’identification ou pas, d’ailleurs. À travers un personnage, on peut retrouver un proche, quelqu’un qu’on connaît ou qu’on a connu.
Jean-Pierre Darroussin et Catherine Frot ont une longue histoire professionnelle en commun, depuis le temps du Conservatoire. Cette complicité a-t-elle eu une incidence sur leur jeu ?
L. B. : Je pense, oui. Ils jouent deux cousins et cette relation familiale s’est évidemment nourrie de leur complicité. Mais c’est plutôt à eux de raconter ça, je pense.
C’est la première fois que vous travaillez avec Gérard Depardieu. Tout a été dit sur ce monstre sacré, à commencer par le mélange paradoxal entre une certaine brutalité et une fragilité réelle. N’est-ce pas cette ambiguïté-là qui vous a séduit ?
L. B. : Ça rejoint ce que je disais plus haut sur le bagage qu’un acteur apporte avec lui, ce qu’il est et n’a pas besoin de jouer et le regard porté sur lui. Ce qu’on projette. L’impression que j’ai eue c’est que tout ce qui se dit de lui est vrai, et rien ne l’est tout à fait non plus. C’est un autre paradoxe.
Comment s’est déroulé le tournage pour ce qui est de votre travail en commun ? Comment est-il entré dans le personnage ?
L. B. : Je n’ai pas eu l’impression de le diriger. Je me contentais de le mettre en scène, de lui donner un espace et de le filmer. Je n’avais rien à lui apprendre du personnage. Des types comme Feu-de-Bois, il en a connu plus que moi.
Le casting des jeunes qui incarnent les personnages principaux lors de leur jeunesse a-t-il été long ? Sur quel type de ressemblance entre les jeunes et les aînés (le physique, le phrasé, l’énergie) avez-vous porté votre attention ?
L. B. : Oui, ça a été un peu long. Il y avait pas mal de personnages. Il fallait donner une personnalité à chacun, évoquer des histoires différentes, des sociologies. Pour ceux qu’on voit à deux âges très différents, je n’ai pas cherché de ressemblance physique manifeste, plutôt à ce qu’ils dégagent quelque chose de commun, brutalité pour Feu-de-Bois (Gérard Depardieu / Yoann Zimmer), douceur et mélancolie pour Rabut (Jean-Pierre Darroussin / Édouard Sulpice). Ce sont à chaque fois des hommes très différents de ce qu’ils étaient avant de partir à la guerre. Le personnage de Feu-de-Bois, dans la période algérienne s’appelle Bernard. Ce n’est pas le même homme.
Où le village dans lequel se déroule l’action se situe-t-il ? Êtes-vous en terre inconnue dès que vous quittez les Hauts-de-France (ou la Belgique) ?
L. B. : Pas du tout. Je me sens assez vite chez moi partout.
A-t-il été nécessaire de construire des décors pour donner au village son cachet ?
L. B. : Non, nous avons tourné à Château-Chinon, dans le Morvan. C’est ce qu’on voit. Pour les extérieurs en tout cas.
Le tournage au Maroc était-il une évidence ? Avez-vous tenté de tourner en Algérie ou est-ce mission impossible ?
L. B. : Mission impossible.
La guerre d’Algérie n’a pas été autant montrée par le cinéma français que celle du Vietnam par les Américains, c’est entendu. Mais les films ne manquent pas. Quels sont ceux qui vous ont le plus touché ?
L. B. : Le Petit Soldat, de Godard, Les Parapluies de Cherbourg, de Demy, RAS, de Boisset et Avoir vingt ans dans les Aurès, de Vautier. Et puis, évidemment, Muriel ou le temps d’un retour, de Resnais et Le Boucher, de Chabrol, des films qui parlent du retour, de l’après, du traumatisme.
Soixante après les accords d’Évian, la guerre « sans nom » appartient-elle déjà à l’Histoire ou pèse-t-elle encore lourd dans l’inconscient collectif ?
L. B. : C’est le secret de famille de la France ! On n’en sort pas.
De façon plus large, accordez-vous vous-même une valeur fondamentale aux différentes étapes de votre vie personnelle et professionnelle, qui constituent (éventuellement) les fondations de ce que vous êtes aujourd’hui ?
L. B. : Sans plus, mais sans doute comme tout le monde. On est fait de ce qu’on a vécu.
L’articulation entre présent et passé, entre les différents points de vue, la nécessité d’une certaine opacité sur les comportements des uns et des autres étaient on s’en doute prévus dès l’écriture. Le tournage a-t-il néanmoins modifié certaines options de départ à la marge ?
L. B. : Pas vraiment. C’était un film très construit, très écrit, très nourri par le livre. Le tournage, la vie, les comédiens, l’incarnation, les décors, les lieux où l’on tourne, tout a enrichi ce qui était écrit, bien sûr. Mais rien n’a changé fondamentalement.
Les soliloques ont sans doute été enregistrés en studio. Quelles étaient les exigences de cet exercice assez peu commun ?
L. B. : Ils n’ont pas tous été enregistrés en studio. Certains, un bon nombre en fait, ont été enregistrés sur le plateau le matin du tournage, ou le soir à l’hôtel des comédiens. Ceux de Jean-Pierre, nous les avons enregistrés le jour des essais caméra dans la salle de projection du loueur de matériel. C’était censé nous servir de maquette pour le montage et puis, finalement, c’était bien techniquement et très bien dans le jeu, donc nous avons tout gardé, ou presque. En studio, nous n’avons fait ou refait que les textes que j’avais réécrits ou qui étaient techniquement moyens.
Comment prenez-vous les coups de boutoir du destin en temps de Covid qui ont ajouté à la temporalité délicate du film, en l’empêchant de sortir pendant des mois, à l’instar des secrets non digérés des personnages ?
L. B. : Ce qui m’inquiète, ce sont les conditions de sortie, juin, embouteillage de films… Mais c’est un film qu’on pourra voir ou revoir plus tard. Le sujet ne vieillira pas.
Propos recueillis par Yves Alion
Film franco-belge de Lucas Belvaux (2019). Scn. : Lucas Belvaux, d’après le roman éponyme de Laurent Mauvignier. Dir. ph. : Guillaume Deffontaines. Prod. : David Frenkel, Patrick Quinet pour Synecdoche. Dist. : Ad Vitam. Int. : Gérard Depardieu, Catherine Frot, Jean-Pierre Darroussin, Yoann Zimmer, Félix Kysyl, Edouard Sulmpice. Durée : 1h41. Sortie France :
Les entretiens avec Lucas Belvaux dans L’Avant-Scène Cinéma
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Le n°652 est entièrement consacré à Pas son genre.