Publié le 20 mai, 2014 | par @avscci
Critique La cour de Babel de Julie Bertucelli
Cour d’éducation civique
En pleine confusion mentale, Julie Bertuccelli a passé une année scolaire dans une classe de primo-arrivants. Vingt-quatre élèves et autant de nationalités confrontés à un défi crucial : s’intégrer dans un pays qui deviendra le leur.
PAR JEAN-PHILIPPE GUERAND
Certains réalisateurs passent du documentaire à la fiction : ce sont les plus nombreux. D’autres, plus rares, accomplissent le trajet inverse. Julie Bertuccelli revient quant à elle à ses premières amours avec La Cour de Babel, son troisième long-métrage après Depuis qu’Otar est parti (2003) et L’Arbre (2010). Le temps d’une année scolaire, la réalisatrice s’est installée au fond d’une classe de primo-arrivants où les enfants fraîchement accueillis sur le sol français se familiarisent avec la langue de Molière et les diverses matières enseignées, avec l’objectif de se fondre ensuite parmi la foule anonyme de leurs camarades. Ce sujet lui a été inspiré par sa rencontre avec Brigitte Cervoni, professeur de français qui enseigne dans une classe d’accueil du collège de la Grange aux Belles, dans le Xème arrondissement de Paris.
Ce qui intéresse Julie Bertuccelli à travers cette communauté de prime abord hétérogène qui va se souder par l’usage d’une seule et même langue, c’est de sonder le fonctionnement ordinaire de l’intégration dont l’école laïque et obligatoire chère à Jules Ferry constitue le premier maillon. La classe qu’elle a choisie comprend vingt-quatre élèves… et autant de nationalités différentes. Quand l’année débute, ceux-ci ont tendance à se scruter en chiens de faïence. Puis des groupes se forment qui ont tendance à épouser la géographie du monde. Mais en fin d’année, ils ne forment plus qu’un seul groupe, de leur avenir immédiat et à l’opportunité d’intégrer une classe conforme à leur âge et surtout à leur niveau scolaire. Derrière son beau titre qui résume avec justesse son propos humaniste, à une époque où l’organisation même du système éducatif est vivement contestée, La Cour de Babel apparaît comme le chaînon manquant entre la classe unique filmée par Nicolas Philibert dans Être et avoir (2002) et le lycée de banlieue qui sert de cadre à Entre les murs de Laurent Cantet (2008), voire celui dépeint par Régis Sauder dans son documentaire Nous, princesses de Clèves (2011).
© Pyramidefilms
On imagine qu’avant d’arriver en France, poussés le plus souvent là par des extrémités sociales, politiques et économiques qui les dépassent, ces élèves ont été, pour certains d’entre eux, les vaillants petits aventuriers courageux dépeints par Pascal Plisson dans Sur le chemin de l’école (2013), prêts à relever tous les défis pour accéder à l’éducation. Julie Bertuccelli a le mérite de montrer ce qui sépare, avant d’insister sur ce qui rapproche ces déracinés originaires de tous les horizons. Au passage, elle pointe du doigt le fait que les immigrés sont tous de conditions différentes. Loin des hordes barbares décrites par certains xénophobes indifférents à toute la misère du monde, chacun possède sa propre histoire, de nature à l’enfermer dans sa tour d’ivoire. En effet, rien ne ressemble plus à un enfant qu’un autre enfant. Certes, ceux-là se disputent comme tous les gamins, poussent des fous rires pour un oui pour un non, se mettent en colère contre l’injustice d’une mauvaise note, mais c’est le lot de la plupart des adolescents au moment de déchirer le cocon douloureux sépare l’enfance de l’âge adulte. Aussi loin de la bien-pensance lénifiante que du constat d’une prétendue impuissance à assimiler, La Cour de Babel souligne à quel point l’intégration dans une culture passe autant par l’apprentissage de la langue que par les racines. Et quand, à la fin du film, Julie Bertuccelli intervient pour questionner les enfants sur les motivations qui les poussent à vouloir devenir des Français comme les autres, leurs raisons sont plus pures et plus innocentes qu’on ne pourrait le croire, car tous se voient un avenir durable sur cette terre d’accueil perçue souvent de l’étranger comme un pays de cocagne.
© Pyramidefilms
Filmé par la réalisatrice dans le but d’être plus proche de son sujet et vu à travers deux regards, le sien mais aussi celui de l’enseignante, ce documentaire composé de morceaux choisis filmés à raison d’un minimum de deux visites par jour, pendant l’intégralité d’une année scolaire et sans jamais sortir du champ clos du collège, évite la tentation de la manipulation, en s’appuyant sur les séquences sans jamais les détourner par le montage. Les seules coquetteries de mise en scène que s’autorise la réalisatrice résident dans son parti pris de filmer les visages en gros plans pour faire partager au spectateur une certaine intimité avec ces élèves turbulents chez qui la parole n’est pas encore un tabou et qui ont le mérite de dire ce qu’ils pensent, même si ça peut paraître parfois injuste ou excessif. Ces moments volés à la réalité font de La Cour de Babel une ode à l’insouciance incarnée par ces filles et ces garçons qui croient sincèrement en un monde meilleur, aux antipodes du No Future ambiant. ■
JEAN-PHILIPPE GUERAND
Film documentaire français de Julie Bertuccelli.
Dir. Ph. : Julie Bertuccelli. Mont. : Josiane Zardoya. Mus. : Olivier Daviaud. Ing. Son : Stephan Bauer, Benjamin Bober, Graciela Barrault, Greg Le Maître, Frédéric Dabo. Prod. : Les Films du Poisson /Sampek Productions.
Dist. : Pyramide Distribution Durée : 1h29. Sortie France : 12 mars 2014.