Publié le 14 mai, 2014 | par @avscci
Critique – All is lost de J.C. Chandor
De la catastrophe
Avec son premier film, Margin Call, J.C. Chandor s’était instantanément imposé comme la nouvelle révélation du cinéma américain indépendant. La question était alors de savoir si ce réalisateur presque sorti de nulle part, et qui avait réalisé dès son premier essai un film impressionnant d’intelligence et de maîtrise, allait pouvoir confirmer avec sa deuxième oeuvre. All is lost est une confirmation : ce film impose véritablement Chandor parmi les nouveaux grands talents du cinéma mondial.
PAR LAURENT AKNIN
Le film repose en grande partie sur un pari technique et cinématographique de grande ampleur : tenir sur la longueur avec un seul personnage, au milieu de l’océan, et quasiment sans aucun dialogue. Disons tout de suite que le défi est remporté haut la main, mais que le film ne se résume pas à ce qui ne pourrait être qu’un simple et stérile exercice de style. J.C. Chandor commence progressivement à prendre le statut de véritable « auteur », même si ce terme paraît aujourd’hui tomber un peu en désuétude. Notre homme semble fasciné par le thème de la catastrophe, dans son sens premier et authentiquement tragique, catastrophe qu’il ne filme que dans un espace réduit, à hauteur humaine. C’est dire qu’avec lui, le désastre se situe à l’opposé des films catastrophe traditionnels issus des usines à blockbusters. Pour Chandor, la catastrophe se situe à un niveau supérieur, comme dans la culture classique où elle est le dernier élément d’une tragédie poétique.
Margin Call traitait du déclenchement d’une des plus énormes crises économiques et financières de l’Histoire, vue en une seule nuit dans les bureaux d’une grande place financière. On assistait, méthodiquement, à l’enchaînement des réunions, des diagnostics et de prises de décisions qui allaient conduire inexorablement au désastre amorcé bien en amont. All is lost est encore plus simple, si l’on peut dire, puisqu’il s’agit de la description méthodique d’un naufrage, au sens propre et non plus (seulement) métaphorique. Les deux films se répondent en miroir. Dans le premier, une petite cellule déclenchait et assistait à la catastrophe qui va prendre une dimension planétaire. Dans celui-ci, c’est la planète qui semble se déchaîner sur un seul homme.
© Daniel Daza
Chandor se révèle définitivement comme un maître en matière de scénario et de découpage cinématographique. All is lost semble par moments être issu d’un condensé pédagogique de toutes les méthodes d’écriture dramatique pour pièce cinématographique, tant l’enchaînement et le déroulé des événements semblent obéir à une progression à la fois logique, mathématique et inexorable. C’est ainsi que le Marin (ou « l’Homme », tel qu’il est désigné au générique), sans aucune scène d’exposition, passe progressivement d’un bateau avarié à un bateau détruit, puis à un radeau, pour finir seul dans l’eau, avant la magnifique conclusion du film. Cette expertise dans la construction dramatique se double d’une précision sans faille dans le découpage, les éléments du décor, le montage, qui fait que chaque situation est compréhensible et émouvante sans le recours, ni d’un commentaire, ni d’une quelconque voix off (à l’exception des quelques phrases qui ouvrent le film et qui correspondent en fait, on le comprendra, à la dernière lettre que l’Homme mettra dans une bouteille… et d’un seul mot lâché par lui, mot qui rend soudain authentique et crédible cette dramaturgie silencieuse). Cette précision inclut même des appréciations psychologiques. Les premières scènes sont à ce titre magistrales.
© Daniel Daza
À la suite d’un bruit, l’homme se réveille dans sa cabine, elle-même chargée d’histoire. Il se lève et découvre qu’un container a défoncé sa coque. Il ne panique pas. Il analyse la situation. Il tente de repousser le container sans y parvenir. Puis il voit une accroche possible sur le container. Il y fixe une bouée flottante, ce qui permet au passage de constater sa compétence en manière de noeuds marins, et arrive à s’en détacher. En quelques plans, le réalisateur parvient ainsi à décrire une situation, à planter un décor et à faire comprendre son personnage. L’art de Chandor réside ainsi en une savante combinaison de trois éléments : une écriture scénaristique d’une rigueur extrême ; une mise en scène sans ostentation ni effet de style par trop visible, qui ne cherche que l’efficacité et semble venir de l’école la plus classique du cinéma hollywoodien (celle des Hawks, Wise, Siegel et autres) ; et enfin l’appui sur des comédiens (un seul ici en l’occurrence) de première catégorie, chargés d’apporter l’humanité, la chair, et l’émotion à ce qui sans eux ne pourrait rester qu’un exercice scolaire et désincarné. À ce titre, on ne peut que rester admiratif devant la performance en apparence modeste de Robert Redford (dont c’est au passage la première apparition au cinéma depuis… 2005 !), qui incarne, le mot n’est pour une fois pas trop fort, cet homme seul sans l’aide d’une seule ligne de texte, sauf un juron bien senti. Grâce à lui et au talent de Chandor, All is lost devient une tragédie humaine et grande fable épique, qui prend progressivement des proportions cosmiques.
© Daniel Daza
Les plans de très grand ensemble, parfois filmés du fond de l’océan, montrant l’homme seul dans l’immensité qui l’entoure de toute part, induisent bien sûr une dimension qui dépasse la seule tragédie individuelle. On ne peut s’empêcher alors de rapprocher All is lost de Gravity, et de s’étonner de concomitance entre la sortie de ces deux films, issus d’une forme de cinéma « indépendant » américain (même si ils sont pris en charge, l’un par Warner, l’autre par Universal). Ils présentent en effet tous deux un être humain perdu et isolé dans une immensité hostile, et cherchant sa survie par tous les rares moyens qu’il a à sa disposition. On pourra à loisir interpréter ce thème comme un symptôme intéressant en matière d’expression d’une psychologie collective. Mais sur un plan purement cinématographique, on pourra dire aussi que si le film de Cuarón se distingue par sa technologie renversante, celui de Chandor est tout simplement à la fois plus fort et plus radical. Chandor parvient en effet à se priver de tous les « trucs » narratifs destinés généralement à expliquer ou à faire avancer le récit : pas de voix off donc, mais pas non plus de « messages radio à l’aveugle », de rêves, ou de contact avec l’au-delà. On ne sait rien non plus de l’Homme, si ce n’est ce que le cadre de sa cabine, puis ce que ses actions, réactions et décisions laissent comprendre ou entrevoir (comme lors de cette magnifique scène ou, sans raison objective, il prend le temps de se raser). Chandor évite du coup tous les pièges du mélodrame et, en conséquence, parvient à atteindre une dimension à la fois humaine et cosmique, en un mot : universelle. ■
LAURENT AKNIN
Film américain de J.C. Chandor. Scn.: J.C. Chandor. Dir. Ph.: Frank G. Demarco. Déc.: John P. Goldsmith. Mont.: Pete Beaudreau. Mus.: Alex Ebert.
Dist.: Universal. Durée : 1h 46.
Int. : Robert Redford.
Sortie France : 11 décembre 2013.