Publié le 19 janvier, 2018 | par @avscci
0Numéro 649 – La Marche sur Rome de Dino Risi
Pour commander, cliquez ici
Dossier La Marche sur Rome de Dino Risi
Dino Risi et l’Histoire de l’Italie
Dino Risi est un observateur pénétrant des mœurs de ses contemporains. La première partie de son œuvre dresse un portrait rigoureux, sous les dehors d’un divertissement parfois affublé des termes réducteurs de comédie rose, de l’Italie des années 50. Il observe et décrit la transition entre la misère de l’après-guerre et une société qui aspire au bien être, celle du « boom économique ». La trilogie Pauvres mais beaux, Belles mais pauvres, Pauvres Millionnaires (1956-1958) offre la quintessence des humeurs d’une époque qui découvre les changements de la société italienne. Cette veine culmine avec Le Veuf (1959), exploration du cynisme d’un individu de la nouvelle société industrielle. Au début des années 60, Risi tourne ces véritables marqueurs d’une époque que sont Le Fanfaron (1962) et Les Monstres (1963).
Une vie difficile
Dans cette période d’une fécondité exceptionnelle, Risi éprouve aussi le besoin de regarder en arrière et de se pencher sur le passé proche de l’Italie, ce sera Une vie difficile en 1961 et La Marche sur Rome en 1962, films dont la réflexion sera prolongée quelques années plus tard par La Carrière d’une femme de chambre en 1975 et Le Fou de guerre en 1985.
Dans L’Avant-Scène Cinéma (n° 182, 15 février 1977), pour accompagner le découpage d’Une vie difficile, Guy Braucourt soulignait déjà dans le texte d’introduction les caractéristiques de la démarche de Risi : « Une vie difficile caractérise assez bien cette démarche d’un auteur : non seulement entre la réalité et sa représentation par le biais fictionnel, mais aussi et surtout entre un registre qui serait “réaliste” – celui d’un constat quotidien, d’un bilan en principe peu propice à réjouissance – et un autre qui effectuerait une sorte de distanciation, sinon de franche rupture, par rapport à ce quotidien grâce au rire. »
Toujours dans ce texte lumineux, Braucourt cernait les formes de l’approche du cinéaste à partir du « tronc nourricier » que constitue Une vie difficile : « D’un côté le regard sur l’Histoire se précise : La Marche sur Rome ou comment deux minables traversent le fascisme sans y rien comprendre. […] Ce regard on le retrouvera dans La Carrière d’une femme de chambre où l’irrésistible ascension d’une domestique vers les sommets des “dive” cinématographiques, ne fait que refléter le bouleversement d’un pays saisi par la débauche politique d’un régime : le fascisme, comme dans La Marche sur Rome, mais cette fois consciemment utilisé par une ambition individuelle. »
Une cavalcade italienne
Ainsi, avec Une vie difficile, Dino Risi aborde pour la première fois un récit non situé dans la contemporanéité du tournage. Le film appartient à ces œuvres qui embrassent une longue période de temps pour décrire l’évolution d’un pays, méthode déjà utilisée par Renato Castellani (Mio figlio professore, 1946) ou par Luigi Zampa (Les Années difficiles, 1948 ; L’Art de se débrouiller, 1955) et qu’Ettore Scola reprendra avec bonheur dans Nous nous sommes tant aimés en 1974. Risi s’est expliqué sur l’origine du projet : « Rodolfo Sonego et moi, nous cherchions une histoire pour Alberto Sordi. Il y avait déjà eu en Amérique un film qui s’intitulait Cavalcade et qui couvrait une période de dix ou vingt ans. Nous avons eu l’idée de faire une “cavalcade italienne” allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux premières années du boom économique. Le film était centré sur un problème qui n’est pas exclusivement italien : celui du compromis. »
Regard clinique
Plus loin, Risi montre le caractère profondément unitaire de son œuvre. Il agit toujours en observateur précis, presque clinique – si on se souvient que sa formation est celle d’un médecin. Pour lui, représenter le passé ou le présent ne conduit pas à des formes d’approche différentes : « À mon avis, Une vie difficile, Le Fanfaron, Rapt à l’italienne, Au nom du peuple italien sont des films politiques. Cinéma politique n’implique pas forcément que les protagonistes soient des ouvriers et des politiciens. On a fait tant de films ennuyeux en partant de ce principe. Est politique tout film qui représente et explore un secteur, un moment de la société. Il me semble que toute une période de l’histoire italienne est représentée à travers ces quatre films. »1
Dans ces films, Risi a toujours choisi d’incarner ses protagonistes dans des acteurs à la charge spectaculaire forte, comme pour mettre en relief la valeur emblématique de ses « héros ». Ainsi, image de l’Italien ordinaire confronté à des situations qui le dépassent (L’Art de se débrouiller et Il Vigile de Luigi Zampa, Profession Magliari de Francesco Rosi, La Grande Guerre de Mario Monicelli, La Grande Pagaille et Le Commissaire de Luigi Comencini, Mafioso d’Alberto Lattuada, Il maestro di Vigevano d’Elio Petri), Alberto Sordi est un des supports les plus solides de cette forme de représentation. Le comédien – conscient de la fonction qui est la sienne – déclare : « Une vie difficile englobe un peu tous les problèmes de l’Italie depuis la Résistance jusqu’au début des années 60. Le film pose la question du couple, la question de l’union entre deux personnes très différentes. L’intégrité idéologique de l’homme, son anticonformisme, se heurtent à la volonté de la femme qui voudrait que son mari soit un peu plus opportuniste afin de pouvoir acquérir une situation, notamment dans le domaine économique. L’homme est un pur, mais lorsqu’il perd tout, femme, enfants, lorsqu’il a les chaussures trouées, à un certain moment, pour reconquérir tout ce dont un homme a besoin, il devient conformiste, il accepte de se plier à certaines exigences. »2
Impossible dignité
Une vie difficile constitue une des réalisations les plus abouties dans l’utilisation du passé comme moyen de révéler les contradictions du présent. Réalisé par un cinéaste désireux d’utiliser les ressources de la comédie pour explorer l’évolution de la société italienne, le film met en scène un personnage de communiste plein d’illusions, un homme qui voit sombrer un à un tous les idéaux nés de la Résistance : sa volonté de changement se brise contre les compromis et les combines d’un après-guerre marqué, malgré la transformation du pays en République, par le triomphe des forces de la réaction. Silvio Magnozzi, dans la recherche d’une dignité impossible au sein d’un monde dominé par les affairistes, sera quitté par sa femme et son fils, méprisé par sa belle-famille, jeté en prison pour avoir cru que le « grand soir » révolutionnaire était arrivé et, toute honte acceptée, humilié par un riche industriel dont il est devenu le larbin. Son geste final – la gifle libératrice – n’est que l’expression d’un happy end de circonstance voulu pour adoucir l’amertume générale qui émane du film. Dans une première version du scénario – conforme au pessimisme de Risi –, Magnozzi ne réagissait pas et demeurait au service de l’industriel malgré l’affront subi.
Une vie difficile est un film bilan, un jugement sans appel prononcé contre une société malade dont le cinéaste se fait le censeur désenchanté en utilisant toutes les ressources de la satire. Avec le recul, le film apparaît d’une grande justesse en brassant les références à la politique, à l’économie, à la culture, au spectacle, à l’éducation, au journalisme. Il dresse de l’Italien un portrait cruel où l’égoïsme le dispute à l’irresponsabilité, où l’immaturité politique ambiante rejoint un hédonisme individuel qui veut ignorer les maux du pays. L’Italie du début des années 60 que décrit le film porte en germe les errements du futur, la corruption généralisée, le terrorisme comme réponse dévoyée à une société injuste, la mafia installée au cœur de l’État. Avec le recul et l’éclairage de la situation contemporaine de l’Italie, le personnage du « commendatore » Bracci, brasseur d’affaire dont le pouvoir s’étend à tous les domaines, prend un relief singulier, une inquiétante anticipation sur le pire qui était encore à venir et qui aurait le visage de Berlusconi.
Par la suite, Risi s’est à nouveau servi de l’Histoire et de la mise en scène du passé pour explorer les maux du présent. Tout de suite après Une vie difficile, il réalise La Marche sur Rome, occasion de décrire, en situant son récit dans les jours de la conquête du pouvoir par Mussolini, la médiocrité de l’individu, et en confiant à Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi la même valeur emblématique qu’Alberto Sordi dans le film précédent.
En 1975, La Carrière d’une femme de chambre (le titre italien Telefoni bianchi renvoie aux téléphones blancs, ces objets intemporels censés représenter le comble de l’élégance et de l’insouciance dans une Italie tombée aux mains du fascisme) creuse un peu plus le sillon d’une représentation dramatique de l’Italie. Si les trois quarts du film jouent de l’insouciance et de la superficialité, dans les séquences finales la vérité éclate : l’Italie est tombée entre les mains des escrocs et Ugo Tognazzi en est l’emblème : un trafiquant repoussant, figure du mal ramené à sa plus triste expression. Quant à Vittorio Gassman, histrion drogué vedette cinématographique d’un régime méprisable, il ne lui reste plus qu’à essayer de garder un peu de dignité face au peloton d’exécution.
Dernière incursion dans le passé, Le Fou de guerre en 1985 présente l’armée d’occupation italienne en Libye au début des années 40. Le film s’inspire du livre de l’écrivain Mario Tobino, Il deserto della Libia, lui-même médecin militaire, et qui évoque en filigrane la violence des troupes italiennes vis-à-vis des populations indigènes. Là encore, un histrion exprime les dérèglements du temps. Coluche, dont c’est le dernier film, y est un chirurgien militaire que la folie conduit à exercer son métier de façon sanglante. Son délire est l’expression d’une époque qui a perdu, dans un conflit où le pire est toujours à venir, toute référence morale. Pour l’anecdote figue parmi les protagonistes Beppe Grillo, le futur leader du mouvement Cinque Stelle.
Si le cinéma ne sait conjuguer que le présent, même si apparemment le récit se situe dans le passé, Risi se retrouve là où on ne l’attendait pas. Ses comédies ont une profondeur dont l’origine se situe précisément dans l’art de toucher avec légèreté aux sujets les plus graves. Avec le recul, si l’on cherchait des œuvres qui rendent compte d’un temps et d’un lieu, les films de Dino Risi seraient à regarder avec attention. L’Italie de la seconde moitié du XXème siècle y est tout entière. n
Jean A. Gili
1. Aldo Tassone, Le cinéma italien parle, Paris, Edilig, 1982.
2. Jean A. Gili, Le cinéma italien, tome 2, Paris, U.G.E., 1982.